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Zaher Chah, roi lointain

Publié le 17/01/2022

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13 novembre 2001 QUE la monarchie était belle sous la république ! Vingt- huit ans après avoir été renversé par son propre cousin, Zaher Chah apparaît à beaucoup d'Afghans comme l'ultime recours. Ses quarante ans de règne sont évoqués comme un âge d'or mythique par ceux qui s'en souviennent encore, dans ce pays où l'espérance de vie avoisine les quarante ans, autant que par ceux qui ne l'ont pas connu, mais qui rêvent d'une époque décrite comme image d'Epinal. La réalité est moins rose, mais la cascade de putschs, guerres étrangères et civiles qui ont suivi sa chute - accueillie avec euphorie à Kaboul - ont relativisé les choses. Au point que l'on veut faire de ce vieillard de quatre- vingt-sept ans, exilé à Rome, un porte-drapeau temporaire de la reconstruction de cet Etat déchiré et convoité. Pourtant, à la différence de l'empire perse voisin, la monarchie afghane n'est ni ancienne ni prestigieuse. Si quelques potentats de jadis se sont fait connaître comme mécènes, ils ont tous gouverné d'une poigne de fer ce pays écartelé entre ethnies rivales. Au tournant du siècle dernier, le Pachtoune Abder Rahman avait unifié l'Afghanistan sous le joug de ses tribus du Sud, convertissant de force les Kaffirs, écrasant les Hazaras chiites et lançant ses Pachtounes nomades à la conquête des terres des Tadjiks et Ouzbeks sédentaires. Ce grignotage incessant s'est poursuivi tout au long du règne de Zaher Chah. De même a-t-on oublié l'instabilité des sept premières décennies du XXe siècle qui ont vu deux rois assassinés - dont le père de Zaher Chah, Nader - et deux autres contraints à l'exil. Mais que l'Afghanistan était beau avec ses richesses inviolées, ses montagnes impérieuses, l'allure sauvage de ses tribus indomptées, sa drogue qui attirait les hippies sur le chemin de Katmandou ! Et que ces Afghans occidentalisés, cultivés, modernes, étaient sympathiques et charmeurs, mais si éloignés des peuplades qu'ils gouvernaient ! Recevant Zaher Chah en 1965, de Gaulle fit l'éloge d'un « peuple fier, courageux et amical ». Pompidou se trouvait en visite à Kaboul quand éclata mai 1968. Pachtoune, Zaher Chah parlait persan. Souverain féodal de peuples pratiquant un des islams les plus rétrogrades, il avait fait ses études au lycée Janson-de-Sailly à Paris, détestait les fastes royaux, se montrait rarement et semblait manifester peu d'appétit pour le pouvoir. Qui prêtait alors attention à ces mollahs rageurs envers tout signe de modernité ou à ces paysans misérables ? Même dans Le Monde du début des années 1970, on ne trouve pas trace de cette famine qui dévasta le pays et acheva de déstabiliser la monarchie. Pays picaresque, enchanteur et cruel des années 1950, qui ravit Joseph Kessel. Dans Les Cavaliers, il raconte le Bouzkachi royal organisé chaque année à Kaboul, confrontation virile de centaures barbus autour de la dépouille d'un mouton, et décrit l'arrivée du souverain : « Une file de voitures s'arrêta. La foule acclama. Et Zaher Chah, escorté de sa suite, pénétra sous la tente royale. Grand, mince, rasé, vêtu à l'européenne avec, sur la tête, une koula de l'astrakan le plus précieux, il alla lentement jusqu'à la balustrade. » Kessel avait été reçu somptueusement par des aristocrates aux atours dignes des Mille et Une Nuits : « Les turbans monumentaux, noués avec une fausse négligence qui tenait de l'art le plus délicat, achevaient de faire de ces hommes les personnages d'un tableau et les figures d'un conte » ( Le Jeu du roi). Mais leurs serviteurs étaient traités comme des esclaves et les paysans comme des serfs. Comme tant de pays du tiers-monde, l'Afghanistan était coupé en deux : d'une part Kaboul, modernisée et ouverte aux influences extérieures, de l'autre, une campagne qui n'avait guère changé depuis des siècles et qui commençait aux portes de la capitale. Pour l'avoir oublié, le roi Amanoullah (1919-1929), qui avait dévoilé sa reine, interdit la barbe et les cheveux longs, proscrit le costume traditionnel dans les rues de Kaboul, à l'imitation d'Atatürk, mais ne s'était jamais préoccupé des campagnes arriérées, fut chassé de son trône par un vulgaire brigand tadjik, Batcha Sakao, « le fils du porteur d'eau », lui-même assassiné peu après. Nader Chah subira le même sort en 1933. C'est un jeune homme timide de dix-neuf ans qui lui succéda. Tradition oblige, ses oncles gouvernèrent vingt ans en son nom. Son cousin Mohamed Daoud les remplaça de 1953 à 1963 avant que Zaher Chah, dans une manifestation d'autorité qu'on ne lui imaginait pas, ne le congédie pour se saisir enfin des rênes de l'Etat. Daoud prit sa revanche en 1973, et proclama la République. Les officiers pro-soviétiques qui l'avaient soutenu l'assassineront cinq ans plus tard. Ce fut le début de l'invasion de l'armée Rouge et de vingt-trois années de violences ininterrompues. Des violences passées Zaher Chah tira la leçon que, s'il fallait réformer l'Afghanistan, mieux valait ne pas faire trop de zèle. Après avoir un temps flirté avec l'Allemagne nazie et aryenne, Kaboul se rangea dans le camp de ses puissants voisins soviétique et britannique. Les Etats-Unis remplacèrent le Royaume-Uni après l'indépendance de l'empire des Indes, équilibrant des relations parfois délicates avec l'URSS. L'Afghanistan sera ainsi un des précurseurs du non-alignement, jouant habilement des rivalités entre l'Est et l'Ouest pour obtenir une assistance sans commune mesure avec ses perspectives commerciales mais proportionnée à son importance stratégique. Comme l'écrivait Gilbert Etienne en 1973 : « Peu de pays sous-développés ont bénéficié d'appuis financiers et techniques aussi massifs. » Les Afghans avaient trouvé un nom pour ce profitable jeu de bascule, « bi-tarafi », littéralement « sans côtés » (Louis Dupree, Afghanistan, Princeton University Press, 1978). Béton soviétique contre bitume américain, dans une fructueuse émulation, l'Afghanistan se couvrit de routes, d'aéroports aux pistes capables de recevoir des avions gros-porteurs qu'il ne possédait pas, projets évidemment plus stratégiques qu'économiques ; les voies descendant du Nord serviront aux chars soviétiques en 1979. Daoud, surnommé le prince rouge, privilégiait ses liens avec Moscou ; les Etats-Unis répliquèrent avec une stratégie du « dollar pour dollar ». Mais, à l'image de ces fleuves afghans qui vont se perdre dans les sables du désert, une bonne partie de cette assistance massive se dilua dans la corruption, la bureaucratie et les projets de prestige. D'autant que son but ultime était moins de développer le pays que de servir l'intérêt de ses bailleurs de fonds. COMME le progrès économique, la démocratie se faisait attendre. Zaher Chah n'autorisa jamais les partis politiques. La première expérience parlementaire (1949-1952) s'acheva par des arrestations massives. Des opposants qui avaient cru aux promesses du palais croupirent en prison. La seconde, qu'il engagea lui-même en 1964, réussit mieux ; les premiers ministres présentaient des textes, les députés les contestaient ou les votaient. Mais les commandes restaient aux mains de quelques dizaines de grandes familles et le pouvoir monopolisé par les Pachtounes : ils étaient dix sur les douze membres de son premier gouvernement, dont quatre issus de sa tribu, les Durrani. Les 90 % de ruraux, analphabètes, étaient représentés par des nobles et des propriétaires locaux, tandis que Kaboul avait élu quelques députés de gauche, qui deviendront les chefs du régime communiste. Le roi sombrait dans l'inertie, une prudence maladive qui le poussait à faire traîner sans fin des projets qu'il avait lui-même acceptés. Loin de calmer les oppositions, cette prudence ne fit qu'enflammer la colère des mollahs, précurseurs des chefs moudjahidins les plus islamistes et des talibans, sans apaiser les frustrations de la gauche urbaine, militaires et fonctionnaires sous-payés, étudiants sans emploi, futurs adversaires dans des combats sans pitié. On peut comprendre que non-pachtounes, islamistes ou ex- communistes aient pu être hostiles à une médiation du roi dans lequel certains voyaient même un « complot impérialiste ». ZAHER CHAH passait une partie de son temps à l'étranger, prenait les eaux en Italie. Ses sujets ne le voyaient pas et n'avaient parfois jamais entendu parler de lui. Michael Barry, qui a connu la « belle époque », et écrit dans la collection Petite Planète un superbe Afghanistan, avant de mettre son expérience au service d'organisations non- gouvernementales, raconte que, pour la paysannerie, « il n'aura jamais été autre chose qu'un portrait sur les billets de banque, reproduisant les traits du roi tels qu'ils étaient devenus vers 1952, le front chauve, le regard courroucé, la courte moustache militaire, le buste sanglé dans un uniforme ». Ses fils semblaient préférer la vie mondaine à l'occidentale à l'apprentissage du pouvoir. La grande famine de 1971-1972 fit au moins 100 000 morts et montra Zaher Chah sous son plus mauvais jour. Il ne se préoccupa guère du sort de ses sujets, comme jamais il ne s'est rendu depuis lors dans les camps où végètent des millions de réfugiés chassés par la guerre et la faim. Il fallut des protestations étrangères pour qu'il « autorise » la distribution d'urgence de 500 000 tonnes de blé d'aide internationale. Mais ce fut par le biais d'un programme corvée contre nourriture - rarement honoré -, car les arbabs (seigneurs) et les fonctionnaires avaient tout accaparé. « Peace corps » dans la province de Kalao-i-Nao, au nord-est d'Herat, Michael Barry a raconté ce qu'il avait vu : « Comme les autres, les paysans de Djawand se précipitèrent à l'entrepôt pour acheter du blé à n'importe quel prix. Les tonnes de grain s'entassaient sous un gourbi misérable au-dessus des falaises de la Fissure, sur la piste de Kalao-i-Nao, d'où pouvaient venir, l'été, les camions. Pour y accéder, une grimpée éreintante dans la neige molle. Et c'était dans le fief de l'arbab Agha-Djou, le maître des Canaux, dit « le Fou ». L'intendant royal, gros homme glabre enturbanné avec une oreille ébréchée comme à coups de ciseaux, refusait sèchement, à haute voix glapissante, de vendre du blé à moins de dix fois le prix officiel, sous l'oeil atone du Fou. Les paysans n'avaient que le choix d'acheter du blé chez certains arbabs à huit fois le prix officiel seulement, s'ils le désiraient ; sans quoi, gémissait le fonctionnaire, ils pouvaient aller se faire sodomiser ! » Passivité, désintérêt pour ces êtres lointains, méconnaissance du pays réel dissimulé par des courtisans serviles, toujours est-il que Zaher Chah préféra se réfugier dans une station thermale italienne. Ses yeux étaient malades ! C'est d'Italie qu'il apprendra sa destitution. Depuis, il a tenté de rallier ses compatriotes en faveur d'une alternative « unitaire » au pouvoir communiste, dont il rejettera les offres. Plus tard, après un faux pas qui l'avait amené à faire des avances aux talibans victorieux, il a pris ses distances face à un mollah Omar qui affirmait, contre toute réalité, que la monarchie était anti-islamique et menaçait de le pendre s'il rentrait au pays. Reconnaîtrait-il cet Afghanistan, qu'il a quitté il y a près de trente ans, si jamais les événements devaient lui permettre d'y retourner ?

« à son importance stratégique.

Comme l'écrivait Gilbert Etienne en 1973 : « Peu de pays sous-développés ont bénéficié d'appuisfinanciers et techniques aussi massifs.

» Les Afghans avaient trouvé un nom pour ce profitable jeu de bascule, « bi-tarafi »,littéralement « sans côtés » (Louis Dupree, Afghanistan, Princeton University Press, 1978). Béton soviétique contre bitume américain, dans une fructueuse émulation, l'Afghanistan se couvrit de routes, d'aéroports auxpistes capables de recevoir des avions gros-porteurs qu'il ne possédait pas, projets évidemment plus stratégiquesqu'économiques ; les voies descendant du Nord serviront aux chars soviétiques en 1979.

Daoud, surnommé le prince rouge,privilégiait ses liens avec Moscou ; les Etats-Unis répliquèrent avec une stratégie du « dollar pour dollar ».

Mais, à l'image de cesfleuves afghans qui vont se perdre dans les sables du désert, une bonne partie de cette assistance massive se dilua dans lacorruption, la bureaucratie et les projets de prestige.

D'autant que son but ultime était moins de développer le pays que de servirl'intérêt de ses bailleurs de fonds. COMME le progrès économique, la démocratie se faisait attendre.

Zaher Chah n'autorisa jamais les partis politiques.

Lapremière expérience parlementaire (1949-1952) s'acheva par des arrestations massives.

Des opposants qui avaient cru auxpromesses du palais croupirent en prison.

La seconde, qu'il engagea lui-même en 1964, réussit mieux ; les premiers ministresprésentaient des textes, les députés les contestaient ou les votaient.

Mais les commandes restaient aux mains de quelques dizainesde grandes familles et le pouvoir monopolisé par les Pachtounes : ils étaient dix sur les douze membres de son premiergouvernement, dont quatre issus de sa tribu, les Durrani.

Les 90 % de ruraux, analphabètes, étaient représentés par des nobles etdes propriétaires locaux, tandis que Kaboul avait élu quelques députés de gauche, qui deviendront les chefs du régimecommuniste. Le roi sombrait dans l'inertie, une prudence maladive qui le poussait à faire traîner sans fin des projets qu'il avait lui-mêmeacceptés.

Loin de calmer les oppositions, cette prudence ne fit qu'enflammer la colère des mollahs, précurseurs des chefsmoudjahidins les plus islamistes et des talibans, sans apaiser les frustrations de la gauche urbaine, militaires et fonctionnaires sous-payés, étudiants sans emploi, futurs adversaires dans des combats sans pitié.

On peut comprendre que non-pachtounes,islamistes ou ex- communistes aient pu être hostiles à une médiation du roi dans lequel certains voyaient même un « complotimpérialiste ». ZAHER CHAH passait une partie de son temps à l'étranger, prenait les eaux en Italie.

Ses sujets ne le voyaient pas et n'avaientparfois jamais entendu parler de lui.

Michael Barry, qui a connu la « belle époque », et écrit dans la collection Petite Planète unsuperbe Afghanistan, avant de mettre son expérience au service d'organisations non- gouvernementales, raconte que, pour lapaysannerie, « il n'aura jamais été autre chose qu'un portrait sur les billets de banque, reproduisant les traits du roi tels qu'ilsétaient devenus vers 1952, le front chauve, le regard courroucé, la courte moustache militaire, le buste sanglé dans un uniforme ».Ses fils semblaient préférer la vie mondaine à l'occidentale à l'apprentissage du pouvoir. La grande famine de 1971-1972 fit au moins 100 000 morts et montra Zaher Chah sous son plus mauvais jour.

Il ne sepréoccupa guère du sort de ses sujets, comme jamais il ne s'est rendu depuis lors dans les camps où végètent des millions deréfugiés chassés par la guerre et la faim.

Il fallut des protestations étrangères pour qu'il « autorise » la distribution d'urgence de500 000 tonnes de blé d'aide internationale.

Mais ce fut par le biais d'un programme corvée contre nourriture - rarement honoré-, car les arbabs (seigneurs) et les fonctionnaires avaient tout accaparé. « Peace corps » dans la province de Kalao-i-Nao, au nord-est d'Herat, Michael Barry a raconté ce qu'il avait vu : « Commeles autres, les paysans de Djawand se précipitèrent à l'entrepôt pour acheter du blé à n'importe quel prix.

Les tonnes de grains'entassaient sous un gourbi misérable au-dessus des falaises de la Fissure, sur la piste de Kalao-i-Nao, d'où pouvaient venir,l'été, les camions.

Pour y accéder, une grimpée éreintante dans la neige molle.

Et c'était dans le fief de l'arbab Agha-Djou, lemaître des Canaux, dit « le Fou ».

L'intendant royal, gros homme glabre enturbanné avec une oreille ébréchée comme à coups deciseaux, refusait sèchement, à haute voix glapissante, de vendre du blé à moins de dix fois le prix officiel, sous l'oeil atone du Fou.Les paysans n'avaient que le choix d'acheter du blé chez certains arbabs à huit fois le prix officiel seulement, s'ils le désiraient ;sans quoi, gémissait le fonctionnaire, ils pouvaient aller se faire sodomiser ! » Passivité, désintérêt pour ces êtres lointains,méconnaissance du pays réel dissimulé par des courtisans serviles, toujours est-il que Zaher Chah préféra se réfugier dans unestation thermale italienne.

Ses yeux étaient malades ! C'est d'Italie qu'il apprendra sa destitution.

Depuis, il a tenté de rallier sescompatriotes en faveur d'une alternative « unitaire » au pouvoir communiste, dont il rejettera les offres.

Plus tard, après un fauxpas qui l'avait amené à faire des avances aux talibans victorieux, il a pris ses distances face à un mollah Omar qui affirmait, contretoute réalité, que la monarchie était anti-islamique et menaçait de le pendre s'il rentrait au pays.

Reconnaîtrait-il cet Afghanistan,qu'il a quitté il y a près de trente ans, si jamais les événements devaient lui permettre d'y retourner ? PATRICE DE BEER. »

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