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TEXTES DE REFERENCE: La notion de responsabilité

Publié le 25/07/2010

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"Lorsque nous agissons nous-mêmes, par exemple, ou que nous jugeons les actes des autres, nous n'imputons à nous-mêmes ou aux autres les actes accomplis que dans la mesure où celui qui agit est bien conscient de la manière dont il agit et des circonstances dans lesquelles l'acte s'est accompli. Si les circonstances ne sont pas celles dont l'individu avait conscience et si l'objectivité comporte d'autres déterminations que celles qu'il prévoyait, l'homme moderne n'accepte pas l'entière responsabilité de ce qu'il a fait, il désavoue une partie de ce qu'il a réalisé, parce que, du fait de l'ignorance où il était des circonstances ou du fait de leur fausse appréciation, cette partie de son activité n'a pas été comme il la voulait, et il ne s'impute que ce qu'il savait et que ce qu'il a accompli intentionnellement en se basant sur ce savoir. Mais pour le caractère héroïque, cette distinction n'existe pas, il se réalise tout entier, avec toute son individualité, dans l'ensemble de son oeuvre. Oedipe, par exemple, se rendant auprès de l'oracle rencontre un homme qu'il tue au cours d'une rixe. À l'époque où il a été accompli, cet acte n'était pas un crime, l'homme ayant lui-même usé de violence à l'égard d'Oedipe. Mais cet homme était son père. Oedipe épouse une reine ; or, cette épouse était sa mère et il se trouve ainsi avoir contracté un mariage incestueux sans le savoir. Et, cependant, il accepte toute la responsabilité de son forfait, se châtie lui-même comme parricide et comme coupable d'inceste [1], bien qu'ayant tué son père et partagé la couche de sa mère sans le savoir ni le vouloir. Ferme, total et entier, le caractère héroïque se refuse à diviser la faute, il ne veut rien savoir d'une opposition possible entre l'intention subjective et l'acte objectif, alors que dans l'activité moderne, aux complications et ramifications infinies, chacun cherche à se décharger sur les autres, à se soustraire autant que possible aux responsabilités d'une faute commise. Sous ce rapport, notre manière de voir est plus morale, étant donné que ce qui caractérise avant tout la conduite morale, ce sont la connaissance subjective des circonstances, l'idée que nous avons du bien et l'intention de la réaliser dans nos actes". Hegel, Esthétique (1835), L'idée du beau, chapitre III, Champs Flammarion, Paris, 1979, pp. 247-248.

[1] Il se crève les yeux. "Nous n'accusons pas la nature d'immoralité quand elle nous envoie un orage et nous trempe : pourquoi disons-nous donc immoral l'homme qui fait quelque mal ? Parce que nous supposons ici une volonté libre aux décrets arbitraires, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur. En outre, ce n'est même pas en toutes circonstances que nous appelons immorale une action intentionnellement nuisible ; on tue par exemple une mouche délibérément, mais sans le moindre scrupule, pour la pure et simple raison que son bourdonnement nous déplaît, on punit et fait intentionnellement souffrir le criminel afin de se protéger, soi et la société. Dans le premier cas, c'est l'individu qui, pour se conserver ou même pour s'éviter un déplaisir, cause intentionnellement un mal ; dans le second, c'est l'État. Toute morale admet les actes intentionnellement nuisibles en cas de légitime défense, c'est-à-dire quand il s'agit de conservation ! Mais ces deux points de vue suffisent à expliquer toutes les mauvaises actions exercées par des hommes sur les hommes : on veut son plaisir, on veut s'éviter le déplaisir; en quelque sens que ce soit, il s'agit toujours de sa propre conservation. Socrate et Platon ont raison : quoi que l'homme fasse, il fait toujours le bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon (utile) suivant son degré d'intelligence, son niveau actuel de raison". Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, art. 102. "Les hommes dont c'est le métier de juger et de punir cherchent dans chaque cas à constater si un malfaiteur est en somme responsable de son méfait, s'il était en son pouvoir d'employer sa raison, s'il a agi pour certains motifs et non pas inconsciemment ou sous la contrainte. Si on le punit, c'est pour avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes, qu'il a donc dû connaître. Quand cette connaissance fait défaut, l'homme, suivant l'opinion régnante, n'est ni libre ni responsable ; à moins que son ignorance, par exemple son ignoriantia legis, ne soit la conséquence d'une négligence délibérée de son information ; auquel cas il a donc préféré les mauvaises raisons aux bonnes dès l'instant où il a refusé d'apprendre ce qu'il devait, et il lui faut maintenant expier les conséquences de son mauvais choix. Si, au contraire, il n'a pas vu les bonnes raisons, par stupidité ou imbécillité, on a coutume de ne pas punir : il n'a pas eu, comme on dit, le choix, il a agit en bête." Nietzsche, Le voyageur et son ombre, 1878, art. 23, pp. 190-191. "Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant, lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux : l'acte du criminel. Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : « il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité « - Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, - n'est-ce pas contraire à toute équité ?" Nietzsche, Le voyageur et son ombre, 1878, art. 24, p. 191. "La liberté signifie le contraire de la contrainte : l'homme est libre lorsqu'il agit sans être contraint et il est contraint ou non libre lorsqu'il est empêché par des moyens extérieurs d'agir dans le sens de ses désirs naturels. Il est donc non libre lorsqu'il est enfermé ou enchaîné, ou lorsqu'on exige de lui, sous la menace d'un pistolet, une action qu'il n'aurait pas accomplie sans une telle mise en demeure. Cela est parfaitement clair et l'on conviendra que c'est exactement ainsi que la non-liberté est définie dans la vie quotidienne, par exemple par la justice, et que l'homme est considéré comme entièrement libre et responsable, lorsqu'aucune contrainte extérieure de ce genre ne s'exerce sur lui. Il y a des cas intermédiaires, lorsque, par exemple, quelqu'un agit sous l'influence de l'alcool ou de la drogue. On déclare alors cette personne plus ou moins non libre et on lui concède une responsabilité (Zurechnungsfähigkeit) atténuée, en considérant à juste titre l'action de la drogue comme « extérieure «, bien qu'elle se trouve dans son corps ; elle empêche, en effet, la volonté de celui qui agit de suivre son cours conformément à la nature de son caractère. S'il a pris les drogues de son plein gré, nous le rendons alors pleinement responsable de cette action et reportons une partie de la responsabilité sur les conséquences, d'où il résulte alors pour ainsi dire un jugement d'ensemble intermédiaire. Nous ne considérons pas non plus les malades mentaux comme libres en ce qui concerne les actes par lesquels se manifeste précisément leur maladie, parce que nous la tenons pour un facteur perturbant qui entrave le fonctionnement normal des dispositions humaines naturelles. Ce n'est pas eux, mais leur maladie que nous rendons responsable." Moritz Schlick, Questions d'éthique (1930), VII, 4, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, pp. 130-131. "On ne peut parler de motifs que dans un contexte causal. On voit donc à quel point la notion de responsabilité repose sur celle de causalité, c'est-à-dire de conformité à des lois (Gesetzmässigkeit) de nos actes volontaires. En effet, dès que nous nous représentons l'acte volontaire comme dépourvu de toute cause (ce qui est en toute rigueur l'hypothèse indéterministe), l'acte volontaire se produit absolument au hasard, car le hasard est identique à l'absence de loi et ne peut être que le contraire de la causalité. Pourrions-nous alors rendre responsable l'auteur d'un acte ? Certainement pas. Imaginons qu'un homme, qui a toujours été calme, paisible et irréprochable se jette soudain sur son voisin de tramway et se mette à le rouer de coups. Arrêté et interrogé sur les motifs de son comportement, supposons qu'il déclare en toute sincérité : « Il n'y a aucun motif à mon comportement. J'ai beau chercher, je n'en trouve pas. Ma volonté était sans cause, je l'ai voulu, et il n'y a absolument rien d'autre à dire. « On hocherait la tête et on finirait par le déclarer fou, parce que l'on croirait à une cause et que, après les avoir toutes exclues, il ne resterait plus que l'hypothèse de la maladie mentale ; et il est certain que personne ne le tiendrait pour responsable de son acte. Si nos actes volontaires étaient sans cause, cela n'aurait aucun sens d'essayer d'agir sur autrui, et on voit immédiatement que nous cesserions de lui demander de rendre des comptes et que nous nous contenterions de hausser les épaules devant son comportement. On peut aisément constater dans la pratique que nous tenons quelqu'un pour d'autant plus responsable que nous pouvons découvrir plus de motifs à son action. Si un agresseur était brouillé avec sa victime, s'il avait déjà manifesté par ailleurs des dispositions violentes, si une circonstance particulière l'avait mis en colère, nous lui infligerons alors une peine sévère. En revanche, moins on peut trouver de raisons à son délit, moins nous l'imputerons à son auteur, et plus nous rendrons responsables de son acte un « malheureux hasard «, un dérangement passager ou quelque chose de ce genre. Comme nous ne trouvons pas les raisons de son acte dans son caractère, nous ne chercherons donc pas à agir sur ce dernier pour l'améliorer : c'est cela et rien d'autre que signifie le fait que nous le déchargions de la responsabilité de son acte. [...] Dès que l'on a pris conscience que ce qui arrive sans cause est identique à ce qui arrive au hasard et qu'un vouloir non déterminé supprimerait par conséquent toute responsabilité, on cesse d'incliner en faveur de l'indéterminisme. Personne ne peut prouver le déterminisme, mais il est certain que nous présupposons son existence dans tout notre comportement pratique et que nous ne pouvons, notamment, appliquer le concept de responsabilité aux actions humaines que pour autant que le principe de causalité vaut pour les phénomènes volontaires". Moritz Schlick, Questions d'éthique (1930), VII, 7, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, pp. 135-136. "Responsabilité. Une faute est ce qui est enfin puni. La conséquence mauvaise est la marque de la faute. L'homme qui manque du pied pèche contre son rythme, choit et se blesse. Si on ôte toute conséquence mauvaise pour l'auteur, pas de faute. Ramener la conséquence mauvaise sur l'auteur comme par un miroir, et la lui donner pour but, en faire un effet qu'il a prévu et voulu, c'est là la fiction qui se nomme responsabilité. Cet homme a voulu se faire trancher la tête et c'est pourquoi on a pu la lui trancher. Il a pris le détour d'un crime. Mais s'il eût ignoré absolument que la conséquence pût s'ensuivre, il n'eût pu être puni. Ou bien l'idée de responsabilité s'écroule, et la répression (temporelle ou non) devient violence et arbitraire - ou mesure scientifique et inhumaine. Ainsi faut-il définir la responsabilité : une fiction par laquelle un homme est supposé avoir voulu toutes les conséquences reconnaissables de tout acte qu'il a accompli ; cette supposition étant valable pendant trente ans au plus à partir de son acte. * Ce qu'il y a de criminel dans le criminel, de sale et de sombre, - est la non-conscience qui accompagne le crime. Car si la conscience de cet acte était au plus haut degré, le sentiment de son étrangeté et de son objectivité dominerait, et le criminel pourrait dire : "Ce n'est pas moi - ce sont mes mains, c'est mon cerveau, - c'est un rêve étonnamment travaillé, surveillé. - Mais je demeure innocent." Mais cette conscience incomplète, par laquelle le criminel se sent et se confesse à soi auteur et cause première du crime, l'empêche donc de se trouver irresponsable. Ainsi la responsabilité qu'il se trouve implique une certaine irresponsabilité, - une conscience de soi qui n'est pas au plus haut degré". Paul Valéry, Moralités, in Tel quel, 1941, Folio Essais, pp. 105-106. "Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni dernière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait". Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1946, Folio essais, pp. 39-40.

 

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