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TEXTES DE REFERENCE: La construction de l'individualité

Publié le 25/07/2010

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"La conscience individuelle est généralement modelée aujourd'hui de telle sorte que chacun se sent obligé de penser : « Je suis ici, tout seul ; tous les autres sont à l'extérieur, à l'extérieur de moi, et chacun d'eux poursuit comme moi son chemin tout seul, avec une intériorité qui n'appartient qu'à lui, qui est son véritable soi, son moi à l'état pur et il porte extérieurement un costume fait de ses relations avec les autres. « C'est ainsi que l'individu ressent les choses. Cette attitude à l'égard de soi-même et à l'égard des autres paraît naturelle et évidente à ceux qui l'adoptent. Or elle n'est ni l'un ni l'autre. Elle exprime une empreinte historique très particulière de l'individu par un tissu de relations, une forme de coexistence avec les autres de structure très spécifique. Ce qui parle en l'occurrence, c'est la conscience de soi d'être que la constitution de leur société a forcés à un très haut degré de réserve, de contrôle des réactions affectives, d'inhibitions ou de transformations de l'instinct, et qui sont habitués à reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l'intimité, à l'abri des regards du « monde extérieur «, voire dans les caves du domicile intérieur, dans le subconscient ou dans l'inconscient. En un mot, cette conscience de soi correspond à une structure de l'intériorité qui s'instaure dans des phases bien déterminées du processus de la civilisation. Elle se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l'individu, insurmontés mais contenus." Norbert Elias, La société des individus, 1939, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 65. "Au sein des groupes antérieurs, plus étroits et plus fermés, le contrôle du comportement individuel est assuré par la présence permanente des autres, c'est encore la coexistence constante avec les autres, la conscience d'une appartenance commune indestructible à vie et, en même temps, la peur des autres qui jouent encore le rôle le plus important. Au départ l'individu n'a pas la possibilité d'être seul, il n'en éprouve pas non plus le besoin ni n'en a la capacité. L'individu n'a guère la possibilité, ni le désir ou la capacité de prendre des décisions pour lui tout seul ou de se livrer à quelque considération sans référence constante au groupe. Cela ne veut pas dire que les membres de ces groupes vivent en harmonie les uns avec les autres. C'est bien souvent tout le contraire. Mais cela signifie seulement - pour employer une formule drastique - que l'on pense et que l'on agit avant tout dans la « perspective du "nous" «. La structure de la personnalité individuelle est essentiellement marquée par la perpétuelle coexistence avec les autres et par la détermination perpétuelle de son comportement en fonction des autres. Dans les organisations plus récentes des sociétés étatiques des pays hautement industrialisés, fortement peuplés et fortement urbanisés, les adultes ont non seulement une possibilité, mais aussi une capacité et trop souvent même un besoin bien plus grands d'être seuls - ou d'être à deux. La nécessité de faire pour soi-même le choix entre de nombreuses possibilités devient très tôt une habitude, un besoin, voire un idéal. Outre le contrôle du comportement par les autres intervient de plus en plus dans tous les domaines de l'existence un contrôle par soi-même. Et comme bien souvent, les attributs de la structure de la personnalité qui bénéficient d'une appréciation positive dans l'échelle des valeurs de ces sociétés sont structurellement liés à d'autres, sur lesquelles pèse un jugement négatifs La fierté qu'éprouve l'être fortement individualisé de son indépendance, de sa liberté, de sa capacité à agir sous sa propre responsabilité et de décider pour lui-même, d'un côté, et de l'autre la plus grande séparation entre les êtres, leur tendance à se percevoir comme des individus dont l' « intériorité « serait inaccessible aux autres, à qui elle resterait cachée, comme un « moi dans sa coquille « pour qui les autres hommes apparaîtraient comme extérieurs et étrangers voire comme des geôliers, et toute la gamme de sentiments liés à cette perception de soi-même, par exemple le sentiment de ne pas pouvoir vivre sa propre vie, le sentiment de l'isolement fondamental ou les sentiments de solitude - les deux ne sont que différents aspects d'un même schéma fondamental de la formation de la personnalité. Mais comme l'on porte sur ces deux côtés des jugements opposés, comme le climat affectif auquel ils sont liés est différent, on a tendance à y voir des phénomènes indépendants existant séparément et sans liens." Norbert Elias, Conscience de soi et image de l'homme, Années 1940-1950, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 177-178. "Il est apparemment particulièrement difficile aujourd'hui de se rendre compte que même les propriétés spécifiquement humaines que l'on désigne par des termes comme « individualité « ne sont pas données par nature, mais se sont développées, à partir de la matière première biologique, au cours d'un processus d'évolution sociale - un processus d' « individualisation « qui dans le grand fleuve de l'évolution de l'humanité est indissociable d'autres processus, comme par exemple celui de la différenciation croissante des fonctions sociales et de la domination croissante des forces de la nature. Certes, même dans les sociétés les plus primitives et encore très animales de la préhistoire, il y avait sans doute déjà des différences de comportement, de dispositions et d'expérience entre les individus. Mais plus les hommes sont nombreux à devoir obéir dans leur action aux forces naturelles indomptées de leur propre corps, moins ils diffèrent les uns des autres dans leur comportement. Et, au contraire, plus ces forces sont soumises à un contrôle multiple et omniprésent dans la vie collective - d'abord du fait de l'amour que l'on porte aux autres ou de la peur que l'on a d'eux, puis en même temps par soi-même -, plus elles sont contenues, détournées et transformées, plus les différences s'accentuent entre les individus dans leur comportement leurs sensations, leurs pensées, leurs objectifs, sans oublier le modelage de leurs physionomies, plus ils « s'individualisent «. Au cours de ce processus, non seulement les individus se différencient effectivement les uns des autres dans leur configuration, mais l'individu prend en même temps une conscience plus aiguë de cette différence. Et à partir d'un certain degré d'évolution sociale, on accorde aussi une certaine valeur à cette différenciation de l'individu par rapport aux autres. Plus la société se diversifie avec l'individualisation croissante de ses membres, plus cette différence d'un être par rapport aux autres occupe une place élevée dans l'échelle de valeurs des sociétés en question. Le fait de se différencier d'une manière ou d'une autre, de se distinguer des autres - bref, d'être différent - devient dans ces sociétés un véritable idéal personnel de l'enfant qui grandit et de l'adulte. Qu'il en soit conscient ou non, l'individu est placé dans une perpétuelle lutte de rivalité, tantôt secrète, tantôt déclarée, entre les individus; et il est de la plus haute importance pour son amour propre et sa fierté qu'il soit en mesure de se dire : « Voilà la qualité, la richesse, la performance ou le talent par lequel je me différencie des êtres qui m'entourent et me distingue d'eux. « Le fait que l'individu cherche en tant que tel son sens et son accomplissement dans quelque chose qu'il est, ou quelque chose qu'il fait, à lui tout seul n'est qu'un autre aspect de cette forme d'individualité et de la situation humaine qu'elle traduit. Cet idéal du moi de l'individu humain consistant à se détacher des autres, à exister par soi-même et à rechercher la satisfaction de ses aspirations personnelles par ses propres qualités, ses propres aptitudes, ses propres richesses et ses propres performances est certes un élément constitutif fondamental de sa personnalité. C'est quelque chose sans quoi il perdrait à ses propres yeux son identité de personne individuelle. Mais ce n'est pas tout simplement un élément de sa nature. C'est quelque chose qui s'est développé en lui par un apprentissage social. De même que d'autres aspects du contrôle de soi ou de la « conscience «, cette différenciation individuelle n'apparaît de façon aussi marquée et aussi répandue au sein d'une société que très progressivement dans le cours de l'histoire, en corrélation avec des modifications structurelles de la vie sociale tout à fait spécifiques." Norbert Elias, Conscience de soi et image de l'homme, Années 1940-1950, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 191-192. "Le terme « individu « lui-même a aujourd'hui essentiellement pour fonction d'exprimer que toute personne humaine, dans toutes les parties du monde, est ou doit être un être autonome qui commande sa propre vie, et en même temps que toute personne humaine est à certains égards différente de toutes les autres, ou peut-être, là encore, qu'elle devrait l'être. Réalité factuelle et postulat se confondent aisément dans l'emploi de ce mot. La structure des sociétés évoluées de notre temps a pour trait caractéristique d'accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur « identité du je «, qu'à ce qu'ils ont en commun, leur « identité du nous «. La première, l' « identité du je «, prime sur l' « identité du nous «. […] Mais ce type d'équilibre entre le nous et le moi, cette très nette inflexion au profit de l'identité du moi est tout sauf évidente. Aux stades antérieurs de la société, l'identité du nous n'a que trop souvent primé sur l'identité du moi. Dans les sociétés évoluées de notre temps, il est tellement considéré comme allant de soi que l'utilisation de la notion d' « individu « exprime le primat de l'identité du je qu'on en vient à croire que la pondération serait la même à tous les stades de développement et que des notions équivalentes auraient existé de tout temps et existeraient encore dans toutes les langues. Or ce n'est pas le cas. […] L'État républicain romain de l'Antiquité est une illustration classique du stade d'évolution où l'appartenance à la famille, au clan ou à l'État, autrement dit l'identité du nous, pèse en chaque individu bien plus lourd qu'aujourd'hui dans le rapport entre identité du je et identité du nous. Aussi l'identité du nous était-elle totalement indissociable de l'image que l'on se faisait de l'individu au sein des couches sociales exerçant une influence marquante sur le langage. L'idée d'un individu hors de tout groupe, d'un être, homme ou femme tel qu'il se présenterait dépourvu de toute référence au nous, de l'individu en tant que personne isolée à qui on accorde une telle valeur que toutes les références à une entité collective, que ce soit le clan, la tribu ou l'État, semblent comparativement moins importantes, était encore tout à fait inimaginable dans la pratique sociale du monde antique. Les langues de l'Antiquité n'avaient donc pas d'équivalent de la notion d' « individu «." Norbert Elias, Les transformations de l'équilibre "nous-je", 1987, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 208-209. "[…] la notion d'identité humaine s'inscrit dans un processus. On peut ne pas s'en rendre compte. On pourrait avoir l'impression au premier abord que les propositions du je et du nous revêtent un caractère statique. Je suis toujours la même personne, pourrait-on se dire. Mais ce n'est pas vrai. Hubert Huberti n'est pas à cinquante ans la même personne qu'à dix ans. Lorsque, parlant de lui-même, il dit « je «, à cinquante ans, cela ne se rapporte pas à la même personne que celle qu'il était à dix ans. D'un autre côté, la personne de cinquante ans est en l'occurrence avec celle de dix ans dans un rapport très précis et très particulier. Un individu n'a pas à cinquante ans la même structure de la personnalité qu'à dix ans, et pourtant il est la même personne. En effet, l'individu de cinquante ans est par un processus d'évolution le produit direct de celui d'un an, de deux ans et par conséquent aussi de dix ans. La continuité du processus d'évolution est la condition de l'identité constante de la personne de dix ans et de cinquante ans." Norbert Elias, Les transformations de l'équilibre "nous-je", 1987, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 241-242.

 

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