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Slobodan Milosevic devant la justice internationale

Publié le 17/01/2022

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28 juin 2001 UN CONCERT de déclarations enthousiastes a salué jeudi 28 juin l'arrivée de Milosevic à La Haye comme un moment « historique ». Il va être suivi sans nul doute des commentaires incrédules de ceux pour qui il n'est rien de nouveau sous le soleil, en tout cas pas la justice universelle. Ils dénonceront le rôle des Américains dans l'affaire et l'impunité dont jouissent tranquillement tant d'autres tyrans dans le monde. Cet argument du « deux poids, deux mesures », que l'on a entendu pendant toute la durée des guerres dans l'ex-Yougoslavie, est toutefois bien faible. Si l'événement est important - c'est la première fois qu'un ancien chef d'Etat comparaît devant un tribunal de l'ONU - c'est précisément parce qu'il devrait constituer un précédent. C'est une sorte de baptême pour une justice internationale nouvellement née, qui fait ses premiers pas dans l'ex- Yougoslavie, et dont il serait vain d'attendre à ce stade qu'elle s'impose partout sans trébucher, en toute indépendance des pouvoirs politiques. Ne boudons pas notre plaisir : pour que le tribunal international d'Arusha sur le Rwanda (TPIR) sorte un jour de ses errements, n'était-il pas souhaitable que celui de La Haye parvienne à ses fins ? Et pour les victimes oubliées de tant de contrées plus exotiques que l'ex-Yougoslavie, n'est-il pas préférable que justice soit rendue aux victimes croates, bosniaques et kosovares ? Si Milosevic et les autres principaux responsables des crimes commis dans les Balkans avaient définitivement échappé au TPI, c'en était fait pour longtemps du mouvement contre l'impunité qu'a déclenché la création de ce tribunal et qui, en quelques années, a déjà marqué bien des points. Tout avait pourtant assez mal commencé. Lorsque le Conseil de sécurité de l'ONU décida, en février 1993, de créer le TPI, personne ou presque n'y croyait. Les opinions publiques occidentales le prirent pour ce qu'il était: une diversion qui leur était destinée, pour tenter de calmer leur indignation devant l'incapacité des grandes puissances à faire cesser les exactions contre les populations civiles de Bosnie, dont les media leur apportaient chaque jour les témoignages. Les auteurs de la résolution, adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité (Chine et Russie comprises), n'y croyaient manifestement pas non plus si l'on en juge par ce qui suivit. Ni la Chine, qui ne cesse de dénoncer toute atteinte à la souveraineté des Etats, ni la Russie qui, il y a deux jours encore, souhaitait la disparition du TPI et conseillait publiquement à Belgrade de le boycotter, n'avaient visiblement à l'époque imaginé que cette instance, dotée sur le papier d'un pouvoir d'ingérence maximum, devienne jamais réalité. La France et les Etats-Unis s'étaient disputé la paternité du projet mais firent preuve pendant longtemps de la même mauvaise volonté pour coopérer avec le TPI, lui fournir des documents et des témoignages. Le Tribunal ne cessa de réclamer l'arrestation des inculpés par les forces de l'OTAN en Bosnie, dont celle de Karadzic (lire page 4) que les Américains jusqu'à ce jour n'ont toujours pas voulu tenter. Quant à Milosevic, il était considéré par les Occidentaux comme l'interlocuteur obligé pour imposer un accord de paix en Bosnie, qui fut conclu à Dayton en novembre 1995. Jusqu'à ce que l'OTAN lui déclare la guerre au Kosovo, au printemps 1999, personne ne pouvait même imaginer qu'un acte d'accusation serait jamais émis contre lui par le TPI. Les Occidentaux allaient ensuite offrir au Tribunal, à propos du Kosovo, la collaboration qu'ils lui avaient si longtemps refusée à propos de la Bosnie. Ceux qui doutent de l'indépendance du TPI n'ont donc pas tort : ce tribunal dépend des puissances occidentales pour son financement, pour la documentation de ses enquêtes, pour l'arrestation directe des inculpés en Bosnie et pour les pressions qui doivent être exercées sur la Croatie et la Serbie, afin qu'elles livrent leurs inculpés. La façon caricaturale dont le premier ministre serbe Zoran Djindjic a obtempéré à deux reprises aux desiderata des Etats-Unis va à coup sûr renforcer M. Kostunica dans sa détestation de ce Tribunal, qu'il tient pour le simple jouet des Américains. La politique menée par Washington à propos de Milosevic illustre parfaitement la duplicité des Etats- Unis envers la justice internationale : quand ils ont le sentiment qu'elle peut les servir, ils la promeuvent ; quand ils craignent qu'elle ne leur échappe ou les menace, ils la sabotent, comme ils tentent de le faire actuellement avec la future Cour pénale internationale. A ces considérations, M. Kostunica ajoute le fait, pour lui rédhibitoire, que le procureur du TPI a refusé d'ouvrir une enquête sur certains des bombardements de l'OTAN en Serbie, qu'il n'a peut-être pas tort de tenir pour des violations des conventions de Genève, autrement dit des crimes de guerre. Mais peut-on honnêtement s'en tenir à ces constats ? C'est par trop ignorer l'histoire interne du TPI : la révolte des juges contre des procureurs trop sensibles aux pouvoirs politiques, leur progressive affirmation, même si sur la question des bombardements de l'OTAN ils n'ont pas eu gain de cause. Le TPI, par ailleurs, n'est pas ethniquement sélectif dans sa politique de poursuites : des enquêtes sur les crimes dont des Serbes ont été victimes en Croatie ont abouti à des inculpations ; celles qui concernent les Serbes du Kosovo avanceraient plus vite si le TPI pouvait compter sur une quelconque coopération de la Serbie. Réduire le TPI à une marionnette des Américains, c'est par trop méconnaître ce que ce tribunal a dores et déjà réalisé. D'abord la condamnation de quelques grands orchestrateurs de l'ignominie, moins connus que Milosevic, comme avant-hier celle de Krstic à la perpétuité. Ensuite, la documentation des crimes commis, pas seulement par des Serbes. Qui, quelle pseudo-mission parlementaire, quel rapport de l'ONU, pourrait par exemple rassembler sur ce qui s'est passé à Srebrenica en juillet 1995 ce que le TPI a publiquement produit comme témoignages, comme éléments d'enquête, comme images filmées sur le vif pendant l'accomplissement du crime, et comme documents des services de renseignements occidentaux ? Qui pourrait recueillir par exemple les aveux d'un Drazen Erdemovic, jeune repenti racontant longuement en tremblant comment il en était venu un jour à abattre soixante-dix hommes qui avaient les mains liées dans le dos, pendant qu'une excavatrice, à côté, leur creusait une fosse dans un champ ? Le TPI, plus que « le tribunal des Américains », est devenu avant tout le tribunal des victimes : celui de femmes et d'hommes brisés qui, malgré la rudesse des procédures d'interrogatoire en vigueur à La Haye, malgré la précarité des protections qu'on leur offre, et en dehors de toute perspective de « réparations », ont la force de venir témoigner de ce qu'ils ont subi. Réduire le TPI à une marionnette, c'est enfin méconnaître ce qu'il a engendré, contre toute prévision de ceux qui l'avaient mis sur pieds : un mouvement sans frontières contre l'impunité - un mouvement d'opinion, d'ONG, n'en déplaise à certains - qui allait rapidement acquérir la vigueur suffisante pour obliger les gouvernements à transformer l'essai et à jeter les bases d'une future Cour pénale internationale (CPI) qui ne sera plus limitée à tel ou tel conflit, à telle ou telle partie du monde (Le traité sur la CPI a été voté par cent-vingt Etats en juillet 1996 ; il pourrait dans quelques mois réunir les soixante ratifications nécessaires à la constitution de la Cour). Un mouvement contre l'impunité qui a déjà produit aussi quelques heureuses surprises, dont la plus spectaculaire fut l'arrestation de Pinochet à Londres, en octobre 1998, et les évolutions qu'elle entraîna au Chili. Il ne faut pas rêver : la real-politik, les rapports de forces, ne cèderont pas demain devant l'avènement de la Cour pénale internationale. La première puissance mondiale, alliée en l'occurrence avec les pires « Etats-voyous » de la terre, la récuse ; une bonne partie des autres ne l'accepte que dans l'hypocrisie. Les tentatives de manipulation, les sabotages, les mauvais coups n'auront de cesse contre elle. Mais la graine est semée. Le procès de Milosevic sera pour la CPI une référence majeure : le précédent qui prouve que la contrainte peut s'exercer, au nom de la communauté internationale, contre les plus hauts responsables de crimes qui, par leur gravité, la concernent tout entière et pulvérisent toute notion de « souveraineté nationale ». On aurait préféré, évidemment, que Milosevic fût envoyé au TPI de plein gré par une Serbie démocratique, consciente des crimes qui furent perpétrés en son nom. Ce n'est pas le cas. Si cela l'était, la Serbie serait en état de le juger elle-même. Aujourd'hui elle ne l'est pas ; la découverte des charniers de Belgrade n'y suffit pas, il lui reste beaucoup à apprendre du procès de Milosevic à La Haye.
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« Réduire le TPI à une marionnette des Américains, c'est par trop méconnaître ce que ce tribunal a dores et déjà réalisé.

D'abordla condamnation de quelques grands orchestrateurs de l'ignominie, moins connus que Milosevic, comme avant-hier celle de Krsticà la perpétuité.

Ensuite, la documentation des crimes commis, pas seulement par des Serbes.

Qui, quelle pseudo-missionparlementaire, quel rapport de l'ONU, pourrait par exemple rassembler sur ce qui s'est passé à Srebrenica en juillet 1995 ce quele TPI a publiquement produit comme témoignages, comme éléments d'enquête, comme images filmées sur le vif pendantl'accomplissement du crime, et comme documents des services de renseignements occidentaux ? Qui pourrait recueillir parexemple les aveux d'un Drazen Erdemovic, jeune repenti racontant longuement en tremblant comment il en était venu un jour àabattre soixante-dix hommes qui avaient les mains liées dans le dos, pendant qu'une excavatrice, à côté, leur creusait une fossedans un champ ? Le TPI, plus que « le tribunal des Américains », est devenu avant tout le tribunal des victimes : celui de femmes et d'hommesbrisés qui, malgré la rudesse des procédures d'interrogatoire en vigueur à La Haye, malgré la précarité des protections qu'on leuroffre, et en dehors de toute perspective de « réparations », ont la force de venir témoigner de ce qu'ils ont subi. Réduire le TPI à une marionnette, c'est enfin méconnaître ce qu'il a engendré, contre toute prévision de ceux qui l'avaient missur pieds : un mouvement sans frontières contre l'impunité - un mouvement d'opinion, d'ONG, n'en déplaise à certains - qui allaitrapidement acquérir la vigueur suffisante pour obliger les gouvernements à transformer l'essai et à jeter les bases d'une futureCour pénale internationale (CPI) qui ne sera plus limitée à tel ou tel conflit, à telle ou telle partie du monde (Le traité sur la CPI aété voté par cent-vingt Etats en juillet 1996 ; il pourrait dans quelques mois réunir les soixante ratifications nécessaires à laconstitution de la Cour).

Un mouvement contre l'impunité qui a déjà produit aussi quelques heureuses surprises, dont la plusspectaculaire fut l'arrestation de Pinochet à Londres, en octobre 1998, et les évolutions qu'elle entraîna au Chili. Il ne faut pas rêver : la real-politik, les rapports de forces, ne cèderont pas demain devant l'avènement de la Cour pénaleinternationale.

La première puissance mondiale, alliée en l'occurrence avec les pires « Etats-voyous » de la terre, la récuse ; unebonne partie des autres ne l'accepte que dans l'hypocrisie.

Les tentatives de manipulation, les sabotages, les mauvais coupsn'auront de cesse contre elle.

Mais la graine est semée.

Le procès de Milosevic sera pour la CPI une référence majeure : leprécédent qui prouve que la contrainte peut s'exercer, au nom de la communauté internationale, contre les plus hautsresponsables de crimes qui, par leur gravité, la concernent tout entière et pulvérisent toute notion de « souveraineté nationale ». On aurait préféré, évidemment, que Milosevic fût envoyé au TPI de plein gré par une Serbie démocratique, consciente descrimes qui furent perpétrés en son nom.

Ce n'est pas le cas.

Si cela l'était, la Serbie serait en état de le juger elle-même.Aujourd'hui elle ne l'est pas ; la découverte des charniers de Belgrade n'y suffit pas, il lui reste beaucoup à apprendre du procèsde Milosevic à La Haye. CLAIRE TREAN Le Monde du 30 juin 2001 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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