« Disciple soumis «, comme il se présente lui-même, à la philosophie des solitaires de Port-Royal, Charles Augustin Sainte-Beuve a consacré vingt ans de sa vie (1840-1859) à la rédaction d’une histoire du jansénisme. Ce mouvement de réforme religieux, qui se répand en France depuis 1640, trouve rapidement son centre spirituel à l’abbaye de Port-Royal, dirigée par la famille Arnauld. Les jansénistes, défenseurs de la prédestination, et donc opposants des jésuites, sont condamnés par Rome en 1653. Profitant de la querelle des libertés gallicanes, sujet de dispute entre papauté et royauté, le mouvement parvient à subsister malgré la sanction du pape. Néanmoins, en 1709, de nouvelles querelles conduisent à de nouvelles persécutions : Louis XIV donne l’ordre de détruire Port-Royal et de disperser ses religieuses.
Le jansénisme selon Sainte-Beuve
La destruction des petites écoles, consommée en mars 1660, n’était que le signal : la persécution recommençait, et elle n’allait plus cesser durant les huit années qui suivirent. La formule de la profession de foi, ou, comme on disait, le formulaire qui avait été délibéré et dressé dans la dernière assemblée générale du clergé de 1657, et qui était depuis comme tombé en désuétude, fut repris et remis en vigueur par l’assemblée de 1660-1661. Cette dernière, qui se tenait d’abord à Pontoise, avait été transférée à Paris. Le lundi 13 décembre (1660) au matin, le jeune roi manda aux présidents, ou, comme nous dirions, au bureau de l’assemblée, de le venir trouver au Louvre chez le cardinal Mazarin, où il s’était rendu de bonne heure ; car il désirait que leur rapport pût être fait à l’assemblée dans la matinée même. « Il les attendit jusqu’à dix heures, dit un narrateur bien informé, ces présidents ne s’étant pas pressés de venir plus tôt, parce qu’ils ne croyaient pas qu’on voulût faire tant de diligence. Étant entrés dans la chambre, ils y trouvèrent plusieurs ministres d’État, qui, s’étant tous retirés, les laissèrent seuls avec le roi et le cardinal Mazarin, qui était au lit. Sa majesté leur parla avec assez de civilité, mais néanmoins d’un air qui témoignait quelque fierté affectée ; il leur dit que si M. le cardinal n’eût point été indisposé, il ne leur aurait pas donné la peine de venir, mais qu’il l’aurait prié de se transporter à l’assemblée pour leur faire savoir son intention, qui était d’exterminer entièrement le jansénisme et de mettre fin à cette affaire ; que trois raisons l’y obligeaient : la première, sa conscience ; la seconde, son honneur ; et la troisième, le bien de son État… ; qu’il les priait donc d’aviser aux moyens les plus propres pour vider entièrement cette affaire, et qu’il leur promettait de les aider pour l’exécution de ce qu’ils auraient résolu… « le cardinal prit ensuite la parole ; il dit que Dieu avait inspiré au roi cette résolution, et s’étendit sur tout ce qui s’était passé dans cette affaire, depuis le commencement, insistant plus au long sur les points que le roi avait touchés. Il parla près de cinq quarts d’heure, et le roi l’interrompit plus d’une fois pour témoigner l’affection avec laquelle il appuyait ses paroles. Après que le cardinal eut achevé, M. De Rouen (le président) répondit au roi que cette résolution n’était pas seulement celle d’un roi très-chrétien, mais d’un roi saint ; que le clergé répondrait aux intentions de sa majesté, et qu’il espérait que chacun se mettrait en peine de faire, de son côté, ce qui était de son devoir pour les suivre. Cet archevêque de Rouen était M. De Harlai De Champvalon, le futur archevêque de Paris, et l’homme qui servit le plus efficacement Louis XIV, pendant la plus grande partie de son règne, dans le gouvernement du clergé et dans sa politique ecclésiastique. Bossuet donnait les théories et les doctrines : M. De Harlai avait la connaissance pratique des hommes et du maniement des assemblées. Un historien janséniste, Dom Clémencet, citant quelques-unes des paroles de Louis XIV, adressées aux évêques, ajoute : « c’est ainsi qu’on faisait parler ce grand prince, dont on avait surpris la religion. « On n’avait pas surpris la religion de Louis XIV : elle s’était formée telle en lui dès l’enfance, et il parlait en cela selon son jugement et selon son cœur. « Ce jour-là même, 13 décembre, dit le narrateur janséniste déjà cité, M. le prince (le Grand Condé) étant venu rendre visite au cardinal Mazarin, son éminence lui fit récit de tout ce qui s’était passé le matin ; comment le roi avait parlé de lui-même aux présidents de l’assemblée, et sans avoir été inspiré ni de lui ni de la reine ; de sorte qu’il pouvait dire que sa majesté avait fait paraître sa capacité dans une occasion où les choses qu’il avait à dire, étant d’une matière purement ecclésiastique, semblaient le porter à se faire entendre par quelqu’un de ses ministres. « Quelle fut précisément la cause de cette recrudescence d’animosité, toute dirigée contre Port-Royal ? Une lettre du cardinal de Retz, archevêque de Paris, toujours en titre et toujours errant, courut alors et mécontenta la cour : le cardinal de Retz, qui, au fond, ne demandait pas mieux que de se démettre de son archevêché, marchandait pourtant afin d’avoir des conditions meilleures. Cette lettre qui courut en son nom, et qui maintenait son droit, fut attribuée pour la rédaction aux jansénistes et à M. Arnauld en particulier. Arnauld le niant, il faut l’en croire ; elle n’est point de lui ; mais il paraît bien, d’après les mémoires de Joly, qu’elle sortait en effet de plumes jansénistes. Au reste, peu importeront désormais ces accusations de détail. On accusera, l’année d’après, Arnauld d’être l’auteur des écrits en beau style qui se publieront pour la défense de M. Fouquet ; on l’avait bien accusé autrefois d’entretenir une correspondance avec Cromwell. Il n’aura pas de peine à se justifier chaque fois de chacune de ces imputations mensongères qui se succèdent, mais l’habitude du soupçon restera toujours. À dire le vrai, ce n’est pas tel ou tel acte qu’on veut atteindre et incriminer, c’est la tendance janséniste elle-même qu’on veut anéantir, et les faits particuliers ne seront plus que l’occasion ou le prétexte. Pour répondre aux intentions formellement exprimées du roi et du cardinal Mazarin, les résolutions de l’assemblée de 1661 furent donc aussi rigoureuses qu’il se pouvait, et telles qu’on les jugea le plus propres à éteindre entièrement la secte, « à exterminer absolument et bannir bien loin de la France les dogmes de Jansénius. « On décida que le formulaire devrait être signé non-seulement de tous les ecclésiastiques, mais des religieux et religieuses, et même des principaux de collège, régents et maîtres d’école. Quinze jours après ces décisions prises, le cardinal Mazarin mourut (9 mars 1661) : les jansénistes, s’ils crurent y gagner quelque chose, se trompèrent ; ils furent désormais poussés plus vivement, et n’eurent plus çà et là que des trêves. Louis XIV régnait. Bien loin, en effet, d’avoir besoin d’être inspiré ou excité par d’autres dans cette recherche qu’il faisait du jansénisme, Louis XIV, je l’ai dit, n’eut qu’à suivre ses propres impressions conçues de bonne heure et ses instincts de roi : « je m’appliquai, écrit-il en ses mémoires et instructions dressés pour son fils, à détruire le jansénisme, et à dissiper les communautés où se formait cet esprit de nouveauté, bien intentionnées peut-être, mais qui ignoraient ou voulaient ignorer les dangereuses suites qu’il pourrait avoir. « C’était le roi très-chrétien, c’était aussi purement et simplement le roi ayant le goût du pouvoir absolu, et de l’entière unité dans les choses de son royaume, qui pensait de la sorte. Il s’était accoutumé à voir dans le jansénisme une de ces productions suspectes, qui grandissent et se développent pendant les régences et sous les frondes, et qu’un bon régime abolit. Politiquement il n’en faisait pas grande différence d’avec le protestantisme : extirper l’un comme l’autre entrait dans son plan d’une monarchie bien ordonnée. On peut dire qu’à part un très-court intervalle de temps qui suivit la signature de la paix de l’Église, les jansénistes eurent toujours Louis XIV déclaré contre eux. À un seul moment, vers cette époque de 1669 où la plénitude de l’ambition et des plaisirs se rencontrait en lui, où il agitait de vastes projets de conquête, passait des La Vallière aux Montespan, et laissait jouer le tartufe, à ce moment qu’on peut dire le moins jésuitique, et même le moins ecclésiastique de son règne, ils parurent obtenir répit et grâce dans son esprit, mais ce ne fut qu’alors. La prévention, combinée à la pensée d’État, le reprit vite et alla croissant. La paix, dite de l’Église, c’est-à-dire la trêve accordée au parti, était rompue dans l’esprit de Louis XIV, bien avant la rupture de 1679. Passé cette heure, les jansénistes, et en particulier Port-Royal, ne traînèrent encore et n’échappèrent qu’à la faveur des divisions si longues entre le pape et le roi dans l’affaire de la régale et des libertés gallicanes ; mais, dès que Rome et Versailles tombèrent d’accord, ils furent écrasés. La signature du formulaire n’était si évidemment qu’un prétexte et un moyen, qu’avant même de la réclamer des religieuses de Port-Royal, on sévit provisoirement contre le monastère. En avril 1661, le lieutenant civil Daubray apporta l’ordre du roi de faire sortir, tant du couvent de Paris, que de celui des champs, les pensionnaires, les postulantes et les novices, avec défense d’en recevoir à l’avenir. Il y a de la sortie de ces jeunes filles de grands récits pathétiques, écrits par les religieuses mêmes, et reproduits par les historiens ; on a la liste de leurs noms, on a presque le dénombrement de leurs sanglots. Il est des douleurs domestiques qu’on ne devrait pas ainsi étaler dans le détail, sous peine de provoquer le sourire des moqueurs, ou même l’impatience des mâles esprits.
Source : Sainte-Beuve (Charles Augustin), Histoire de Port-Royal, reproduction de l'édition de 1860, Paris, INALF, 1961.
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