Révolte contre la guerre Jean GUÉHENNO
Publié le 24/03/2020
Extrait du document
Révolte contre la guerre
Jean GUÉHENNO
1890 - 1978
Journal d'un homme de 40 ans (1934)
Guéhenno, lui-même blessé lors de la Première Guerre mondiale, a eu beaucoup d’amis massacrés. Il s’interroge ici sur le sens de ce sacrifice.
Encore si cette mort avait eu un sens, une valeur efficace. Mais tout est clair à présent, et il faut oser dire la seule chose qu’on n’ose jamais dire, parce quelle fait crier d’horreur les mères, les épouses, les enfants, les amis. Il faut oser ce qui paraît blasphème, et je manquerai même du respect qu’on attend pour tant de vieilles peines qui se sont consolées, comme elles ont pu, avec de vieux mensonges et de vieilles chansons. Je dirai donc que cette innombrable mort fut inutile. Je dirai donc que j’ai conscience que mes amis sont morts pour rien. Pour rien. Pour moins que rien, si ces millions de corps pourrissants empoisonnent l’Europe, si chaque tombe est un autel où s’entretiennent la rancune et la haine, si depuis vingt ans nous cédons à je ne sais quel prestige du sang et de la mort. Tout cela, où s’est dépensé tant de cœur, n’a été qu’une bêtise inutile et démesurée. Peut-être avons-nous été courageux. Mais sûrement nous avons été bêtes. Nous n’avons qu’ajouté à la misère du monde. Si tout cela n’avait pas été, le monde n’en irait que mieux. Qui niera l’évidence? J’attends qu’on nous montre, en cette belle année 1933, ce que quelqu’un a gagné à la guerre. De tout ce quelle a achevé de bouleverser, il n’est rien qui n’eût pu être mis en ordre par les réflexions et les discussions d’hommes seulement un peu plus intelligents, plus attentifs, plus présents. Il nous faut avoir le courage de ces vérités, si nous voulons enfin mériter la paix.
Douze millions de morts pour rien. Qu’on ne dénonce pas ces cris comme les cris d’un partisan! J’en ai assez de la partisanerie, si j’eus jamais pour elle quelque penchant. J’écris ces choses sans passion avec une infinie tristesse. Il n’est pas bien drôle de s’avouer qu’on a vécu, souffert, lutté pour rien, qu’il eût mieux valu ne pas être. Aux limites du désespoir, je me répète quelquefois comme une consolation dernière la parole de saint Augustin: «Le monde est ébranlé. Le vieil homme est comme secoué. La chair est sous le pressoir afin que l’esprit
«
L:HOMME ENGAGÉ
30 en découle et resplendisse.» Mais ne suis-je pas encore dupe des mots
sublimes? J'ai vu la chair saignante
et mutilée et je crains que· l'esprit
ne soit
mort avec elle.
Peut-être les hommes n'oseront-ils plus passer ce
fleuve de sang qui coule des Vosges à la mer, de Verdun à Ypres? Des
mots, des mots encore! La terre a
bu le sang, les os deviennent cendre,
35 le grand cimetière des nations est tout envahi par les herbes.
Tout sera
prêt bientôt pour une nouvelle moisson.
Je
ne puis me faire à l'idée de ce gaspillage.
Tout est-il donc perdu?
Toute notre vie? Toute notre jeunesse? Toutes nos amitiés, toutes nos
amours?
Non, rien de tout cela n'est mort.
Je le ferais revivre, si j'étais
40 un meilleur magicien, si je savais mieux aimer.
La
mort c'est l'inhumain.
Jeunes morts fraternels, je veux penser à
vous vivants.
Si vous saviez quelle joie j'y trouve.
Vous êtes morts, parce
qu'on vous a trompés.
Mais votre foi n'est pas morte.
Votre foi, tout ce
qui vous faisait vivre.
La seule idée de votre vie nous rend le mouve-
45 ment de l'amour.
D'ordinaire, on ne fait pas attention qu'on est vivant
ou que ceux qu'on aime sont vivants; on pense à mille autres choses
qui
n'ont pas d'importance.
Je pense à vous, et voici que je regarde avec
d'autres yeux
les jeunes hommes d'aujourd'hui qui vivent autour de
moi.
Ah!
comme ils vous ressemblent! Votre foi brille dans leurs yeux.
5o Je ne supporterai pas qu'on les trompe.
Il nous faut remonter de ces
gouffres
où votre mort nous a d'abord conduits.
Tant que nous vivons,
soyons vivants! et faisons de la vie
bon usage.
C'est de nous qu'il
dépend peut-être qu'enfin votre mort soit utile.
Journal d'un homme de 40 am, Éd.
Bernard Grasset.
~P) qui s'adressent les reproches de Jean Guéhenno? Qui cherche-t-il à convaincre?
• Reformulez
en trois ou quatre lignes son message.
l • ~elevez, dans les deux derniers paragraphes, deux réseaux lexicaux antithétiques.
En quoi illustrent-ils l'argumentation? 1 > Groupement de textes: voir 75 -82 -87.
144.
»
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