Rainer Maria Rilke - SONNETS À ORPHÉE
Publié le 16/03/2010
Extrait du document
Un dieu a ce pouvoir. Mais un homme, dis- moi, comment le suivrait-il par cette étroite lyre ? Discorde est son esprit. Pas de temple dressé pour Apollon à la croix des chemins du coeur. Le chant de ton enseignement n'est pas désir, ni la quête d'un bien qu'on puisse atteindre enfin. Le chant est existence. Et le dieu l'a facile. Mais nous, quand sommes-nous ? À quel moment fait-il Servir la terre et les étoiles à notre être ? Ce n'est rien de cela, jeune homme, quand tu aimes, Et même si la voix force ta bouche. Apprends À oublier que tu chantas. Cela se passe. Chanter en vérité se fait d'un autre souffle. Rien d'autre qu'un souffle. Une brise en Dieu. Un vent. [...] Toi pourtant, le divin, toi, jusqu'au bout retentissant encore sous l'essaim furieux de ces Ménades dédaignées, tu as couvert leurs cris par l'harmonie, ô toi, le beau ; et ton chant créateur a pris essor des destructrices. Pour te détruire tête et lyre, aucune n'était là, et leur ronde s'y enrageait ; tous les cailloux pointus qu'elles jetaient sur toi en te visant le coeur, sur toi n'étaient plus que douceur, et faits pour écouter. À leur ivresse vengeresse, pour finir, tu succombas, mais ton chant cependant resta dans les lions, dans les rochers, les arbres, les oiseaux ; d'où tu chantes toujours encore. Ô toi, le dieu perdu ! O toi, trace infinie ! Sans la haine, à la fin, qui te déchiqueta et dispersa tes membres, nous ne serions pas à présent les entendeurs et une bouche de la nature.
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