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QUI PEUT-ON CONSIDERER COMME LE(S) DESTINATAIRE(S) DES « PENSEES »?

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Introduction :

 

La mort de Pascal en 1662 laissa l’œuvre des « Pensées « dans un état d’inachèvement qui pose aujourd’hui encore problème à plusieurs niveaux : celui de l’ordre des fragments, de la division (ou non) de ceux-ci en plusieurs ouvrages, de la nature des écrits (avons-nous affaire à un fragment destiné à être publié, ou à une réflexion notée par Pascal pour lui-même ?). Dès lors, on peut se demander à qui Pascal destinait ses écrits, et sous quelle forme il voulait les publier. On sait cependant que la volonté de l’auteur était de composer une Apologie du Christianisme, la visée apologétique et argumentative de l’œuvre ne peut donc pas nous échapper, prouvant que l’œuvre de Pascal se destine à être lue. La question est de savoir par qui. [Problématique] Nous savons que nous avons en notre possession un écrit destiné à la publication. Les « Pensées « nous ont été transmises « telles qu’elles étaient « (p.52, préface de l’édition de Port Royal) à la mort de leur rédacteur. Le texte n’étant pas achevé, peut-on considérer qu’il a un autre destinataire que son auteur lui-même ? Si l’on s’intéresse au but que disait poursuivre Pascal, ne peut-on pas se demander si les destinataires ne sont pas plutôt multiples ? Quels moyens l’auteur utilise-t-il pour toucher son lecteur ?

 

   I – Un problème complexe : Y a-t-il un destinataire au texte ?

 

   a) Les « Papiers d’un mort « (expression de Michel Le Guern)

 

      La forme elliptique des « Pensées « peut parfois surprendre, voire même s’avérer déconcertante. Ainsi, en lisant le fragment 42 « Vanité. La cause et les effets de l’amour. Cléopâtre «, il nous semble avoir affaire à quelques notes rapides, jetées sur le papier dans l’attente d’être plus amplement développées. Le fragment 392 reprend la même idée, nous aidant ainsi à comprendre ces quelques bribes apparemment dénuées de sens « Le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé «. A charge donc pour les destinataires de se livrer à un travail de regroupement, de déchiffrement au sein même d’une œuvre qui ne leur était pas destinée en l’état. Cela entraînera, certes, l’insatisfaction des premiers lecteurs de l’œuvre qui, dans l’édition posthume de Port Royal de 1670 ne cessèrent de souligner que « Monsieur Pascal ne les [les fragments] avait écrits en effet que pour lui seul et sans aucune pensée qu’ils dussent jamais paraître en cet état « (p.55). Peut-on alors considérer qu’il s’agit de carnets d’écrivain qui s’apparenteraient à un journal plus que de l’ébauche d’un ouvrage destiné à être lu par un public ?

 

   b) Une destination problématique

 

      L’ordre incertain des fragments a d’ailleurs permis aux destinataires éventuels de devenir destinateurs, comme nous l’indique Michel Le Guern dans sa préface : « La première édition […] tire Pascal du côté du jansénisme. Celle de Condorcet, en 1776, en fait un sceptique « (p.13). Le texte, alors privé de destinataire, se verrait donc refuser une destination claire, et deviendrait de ce fait un travail personnel. Là encore, les « Pensées « peuvent s’avérer plutôt paradoxales : en effet, l’énonciation permet de relever de nombreuses occurrences de la première personne : on en rencontrera douze dans le fragment 64, pourtant relativement court ; et cependant, ce « je « laisse fréquemment place à un « nous « qui réintroduit l’idée d’un destinataire autre que l’auteur lui-même.

 

   c) La certitude de l’existence d’un destinataire

 

      « Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien « écrit Pascal (fragment 659). Ce jugement  vient mettre à mal l’idée d’une prose que l’auteur se destine à lui seul. N’a-t-il pas pour projet d’écrire une apologie visant à révéler les « marques de la certitude et d’évidence « (p.43, préface) du christianisme ? Malgré l’inachèvement, la perspective d’un destinataire ne disparaît jamais du texte. En effet, on rencontre de nombreuses marques de la sollicitation de l’interlocuteur. Il en est ainsi des impératifs « examinons « et « voyons « (fragment 56) qui entraînent le lecteur dans un mouvement de réflexion commune avec l’auteur. L’ironie du double oxymore final du fragment 44, les marques d’un dialogue figuré dans le fragment 47 sont autant de preuves de la volonté qu’a l’auteur de s’adresser à un lecteur, voire à plusieurs lecteurs.

 

   II – Des cibles bien spécifiques

 

     a) Les Chrétiens et Port-Royal

 

      En 1658, Pascal donne à Port Royal une conférence durant laquelle il exposera son projet d’apologie ; beaucoup de ses amis jansénistes y assisteront, ils apparaissent alors comme les seuls destinataires objectifs de l’œuvre. On rencontre les marques de cet exposé lorsqu’on lit l’énigmatique « A.P.R « - ce qui signifie « A Port Royal « - en tête du fragment 113. On pourrait dès lors supposer que le lecteur des « Pensées « est considéré comme gagné à la cause augustinienne, mais ce serait oublier que leur auteur s’est fixé un but qui est une gageure : il s’agit bien, pour Pascal, d’emporter l’adhésion du sceptique. Si l’on s’en tient aux fragments sur lesquels porte notre étude, on peut voir que l’auteur s’adresse aux chrétiens. Par exemple dans le, il parle des « vrais chrétiens « (fragment 12) et explique les raisons qui les conduisent à suivre les coutumes non pas en fonction des hommes mais en fonction de Dieu.

 

     b) Les philosophes

 

        L’auteur, conformément à l’entretien qu’il a eu avec M. de Saci, jauge en particulier deux philosophies qui s’opposent : le pyrrhonisme d’un Montaigne et le dogmatisme d’un Descartes. Mais plutôt que de stigmatiser les erreurs de chacun, il montre en quoi la vérité peut être approchée de la combinaison des deux. En fait, c’est le caractère extrémiste qu’il condamne, partant du principe que le doute est acceptable car la raison ne peut pas tout démontrer et vice-versa. Du coup, il cherche à déplacer le point de vue de l’homme pour qu’il ne s’attache pas de façon aveugle à l’un ou l’autre des postulats. Cette position médiane, selon Pascal, ne peut se faire qu’à travers Dieu et son appréhension par le « cœur «, chose qu’un choix extrémiste ne permet pas. (fragment 122).

 

     c) Les libertins

 

      Les destinataires auxquels l’auteur adresse principalement ses écrits sont ses amis libertins, théoriciens de l’honnêteté, comme le Chevalier de Méré et Mitton. (Ce dernier est d’ailleurs évoqué trois fois dans l’œuvre : fragment 509, fragment 544, fragment 691). Cette volonté de convertir ces incroyants, affranchis de toutes sortes de dogmes religieux est d’ailleurs évidente dans l’évocation récurrente des « pyrrhoniens «, c'est-à-dire des sceptiques. Dans le fragment 122, s’ils sont préférés aux dogmatistes, c’est parce qu’ils se trouvent confrontés à leur contradictions : l’homme, qui doute de tout, se demande s’il « veille « ou s’il « dort «, peut douter « s’il doute «, voire même « s’il est «. Dès lors, la raison impuissante doit « écoute[r] Dieu « si elle ne veut pas se perdre. Le discours pascalien se conçoit donc comme une sorte d’argumentation visant à convertir le libertin, à le faire accoucher de la vérité. Mais c’est, au-delà de cet adversaire, tout homme qu’il faut aider à trouver le chemin vers le divin.

 

III – L’homme en général

 

      Il est intéressant de noter qu’à travers les Pensées, l’auteur reproduit toute la société s’adressant tantôt à des notables, tantôt au peuple. Si l’on ajoute à cela que la première partie de l’ouvrage a pour but de décrire la condition humaine, il est tout à fait logique de penser que le destinataire est l’homme en général qu’il invite à réfléchir sur le sens de son existence.

 

     a) Le lecteur quel qu’il soit

 

      Le lecteur est souvent sollicité soit indirectement, soit directement. Tout d’abord, il se reconnaît dans le « on « employé à valeur universelle puisqu’il est homme (fr. 19, 31). D’autres expressions du type « Tout le monde « l’associent à la réflexion (fr.85). Par ailleurs, Pascal emploie souvent des modalités exclamatives ou encore interrogatives. Pour ces dernières, on peut distinguer deux types d’interrogation soit qu’on lui demande de répondre à une interrogation directe (« Qui a donc trompé ? « fr.41), soit qu’il s’agisse d’une question rhétorique dont la réponse s’impose d’elle-même (Qui ne sait que la vue... « fr.41).

Enfin, nous pouvons relever le recours à la 1ère personne du pluriel qui montre que Pascal partage la même condition (« Nous sommes incapables... « fr. 26) ou encore la 2ème personne du pluriel (« Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez... « fr. 33 = invitation à l’expérimentation ; « Ecoutez Dieu « fr. 122 = injonction)

 

     b) Une société

 

      Les exemples sont fréquents qui s’attachent à un statut ou à une profession. Ainsi, tout le monde est à même de se reconnaître dans les situations que ce soit « le roi « dans la liasse « divertissement « fr.127, les gens de justice comme « les magistrats «, « les médecins «, les éducateurs dans le fragment 41 portant sur l’imagination ou encore le peuple dont il trouve les « opinions saines « (titre des fr.87, 88 repris dans fr.93).

 

     c) L’homme universel

 

      L’emploi du substantif généralisant « l’homme « indique que, dans les « Pensées «,  Pascal parle d’un homme universel « naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire « (fragment 115) qu’il faut conduire à Dieu. C’est pour cela que sont envisagés successivement les « enfants « et « leurs pères « (fragment 116), le « jeu et la conversation des femmes « (fragment 126), la « dignité royale « (fragment 127), la gradation entre le « peuple «, les « demi-habiles «, les « habiles «, les « dévots et les « chrétiens parfaits « (fragment 83). Cette déclinaison des différents statuts humains, sociaux et métaphysiques vise à l’exhaustivité. Il faut confronter chaque individu à ses erreurs, à ses errances. En effet, le dessin pascalien  est de « porter l’homme à désirer [de] trouver « la vérité (fragment 110), la peinture de la « misère de l’homme sans Dieu « permettant d’envisager la « félicité de l’homme avec Dieu « (fragment 4). A la pluralité des destinataires répondent dès lors les différents moyens rhétoriques mis en œuvre pour atteindre le but que fixe la première liasse.

 

   Conclusion :

      Ainsi, Pascal, loin de ce qu'il considère comme le « sot projet « de Montaigne (fr. 653), n'a pas entrepris d'écrire pour lui-même. Ses Pensées cherchent à atteindre un destinataire multiple, par tous les moyens rhétoriques dont leur auteur dispose. Et c'est pourquoi leur lecteur contemporain — croyant ou incroyant — peut à son tour être touché, frappé par ces écrits emprunts d'une profonde et sombre poésie.

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