Pour la première fois depuis 1917, la Russie va autoriser la vente de la terre
Publié le 17/01/2022
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21 juin 2002
Une nouvelle étape a été franchie, vendredi 21 juin, vers la vente des terres agricoles en Russie, pour la première fois depuis la révolution de 1917 et la brutale collectivisation menée sous Staline (1928-1932). La Douma, la Chambre basse du Parlement, a adopté par 245 voix un projet de loi reconnaissant le statut privé de la terre, un texte qui concerne 406 millions d'hectares, soit 24 % du territoire russe. A une majorité écrasante (366 voix), les élus russes ont par ailleurs voté un amendement interdisant aux étrangers de se porter acquéreurs de terres agricoles, ne leur accordant qu'un droit de location sur une période de 49 ans.
Ce dernier point faisait l'objet d'un débat public sur le risque de voir des « spéculateurs étrangers » s'emparer de pans entiers de la « mère patrie », jusqu'à ce que Vladimir Poutine tranche en annonçant sa préférence : « Il n'y a pas de nécessité économique » pour autoriser la vente aux étrangers, a-t-il estimé.
candidature à l'omc
En déshérence depuis l'époque soviétique, le secteur agroalimentaire russe souffre d'un manque de capitaux, malgré la nette amélioration constatée depuis 1998, l'année de l'effondrement du rouble, qui mena à une relance de la production nationale. Depuis deux ans, les magasins russes ont fait le plein d'aliments produits localement : conserves, viandes, jus de fruits, avec des emballages améliorés.
La vente des terres en Russie vise à attirer des investissements dans les campagnes, où vivent aujourd'hui 40 millions de personnes. Elle pourra aussi améliorer le dossier de candidature de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais la question est très sensible, dans un pays où 70 ans de collectivisation ont laissé une profonde empreinte. La structure des sovkhozes et des kolkhozes a, pour l'essentiel, été préservée. Ces fermes ont été transformées, au milieu des années 1990, en sociétés par actions dirigées par des directeurs aux méthodes féodales.
Le mythe de la « terre nourricière appartenant au peuple », en tant qu'entité indivisible, continue d'alimenter le discours des partis communistes et agrariens, ces derniers étant toutefois cantonnés à un rôle de figuration sur la scène politique, amplement dominée depuis deux ans par les forces pro-Kremlin. La loi sur la vente des terres « mènera à une dépossession des paysans et à la concentration des terres entre les mains des oligarques ! » s'est élevé le chef des agrariens à la Douma. Selon lui, « pour acheter l'ensemble des terres arables en Russie, il suffit de 40 milliards de dollars ; 1 hectare coûte 300 roubles [9 euros] ». Le gouvernement fournit, quant à lui, des chiffres très différents, évaluant la valeur totale des terres agricoles entre 80 000 et 100 000 milliards de dollars.
« La nouvelle loi permettra en réalité de légaliser des prises de contrôle sur la terre qui ont déjà eu lieu », estime un expert occidental. La terre russe, formellement propriété de l'Etat, a en fait déjà été répartie, ces dernières années, par un lent processus d'appropriation des droits d'usage. Les principaux bénéficiaires sont : les directeurs de sovkhoze et de kolkhoze, qui ont saisi des paquets d'actions ; les gouverneurs de région, qui ont usé de leur poids administratif pour se muer, d e facto, en grands propriétaires terriens, comme c'est le cas dans la région de Krasnodar ; et une vingtaine de « holdings agricoles », rattachées aux grands groupes oligarchiques industriels, qui ont mis en place des structures intégrées allant parfois de la production à la vente en magasin.
« L'agriculture connaît une réelle reprise depuis 1998, et le milieu du business russe pense qu'il y a là de l'argent à faire, dit cet expert occidental. Comme ce fut le cas dans les années 1990 pour les grandes privatisations dans l'industrie, certains veulent mettre la main sur des rentes. Ils prendront le contrôle de vastes domaines où travailleront des métayers et des milliers de paysans. Ça pourrait ressembler à terme à la Russie du dix- neuvième siècle. »
En orchestrant la vente des terres en Russie, thème considéré comme tabou pendant dix ans, Vladimir Poutine cherche à accélérer ses réformes économiques et à cultiver sa bonne cohabitation avec les oligarques. Dans les années 1990, Boris Eltsine avait procédé à une distribution formelle de la terre aux paysans. Chaque employé de ferme collective (12,8 millions de personnes) recevait une parcelle qui était ensuite échangée contre des actions dans les sovkhozes et kolkhozes. Les paysans disposés à se lancer dans l'aventure de la petite exploitation familiale n'ont été qu'une petite minorité : environ 160 000 personnes.
La loi autorisant la vente des terres agricoles, qui doit encore être approuvée par le Conseil de la fédération (le Sénat), pourrait être adoptée début juillet.
Reste ensuite à mettre en place un cadastre, procéder à une évaluation des prix de la terre, variables selon les régions. Un casse-tête garanti, dans ce pays aux onze fuseaux horaires et où la taille moyenne d'une ferme est de 10 000 hectares (contre 100 hectares en France).
NATALIE NOUGAYREDE
Le Monde du 24 juin 2002
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