Pierre Bourdieu : Langage et pouvoir symbolique, « La formation des prix et l'anticipation des profits », Seuil, 2001 [Cet article a été écrit au cours de l'été 1980 et publié dans Ce que parler veut dire, Fayard, 1982].
Publié le 13/05/2010
Extrait du document
[Extrait pages 117 à 119]
Ainsi, par exemple, on ne voit pas comment on pourrait comprendre autrement qu'en les rapportant à des variations de la tension du marché les variations stylistiques dont Bally offre un bon exemple, avec cette série d'expressions en apparences substituables, puisque orientées vers le même résultat pratique : « Venez ! «, « Voulez-vous venir ! «, « Ne voulez-vous pas venir ? «, « Vous viendrez, n'est-ce pas ? «, « Dites-moi que vous viendrez ! «, « Si vous veniez ? «, « Vous devriez venir ! «, « Venez ici ! «, « Ici «, et auxquelles on peut ajouter « Viendrez-vous ? «, « Vous viendrez… «, « Faites-moi le plaisir de venir… «, « Faites-moi l'honneur de venir… «, « Soyez gentil, venez… «, « Je vous prie de venir ! «, « Venez, je vous en prie «, « J'espère que vous viendrez… «, « Je compte sur vous… «, et ainsi de suite à l'infini. Théoriquement équivalentes, ces expressions ne le sont pas pratiquement : chacune d'elles, lorsqu'elle est employée à propos, réalise la forme optimale du compromis entre l'intention expressive – ici, l'insistance, menacée d'apparaître comme une intrusion abusive ou comme une pression inadmissible – et la censure inhérente à une relation sociale plus ou moins dissymétrique, en tirant le parti maximum des ressources disponibles, qu'elles soient déjà objectivées et codifiées, comme les formules de politesses, ou encore à l'état virtuel. C'est toute l'insistance que « l'on peut se permettre « à condition d'y « mettre les formes «. Là où « Faites-moi l'honneur de venir « convient, « Vous devriez venir ! « serait déplacé, par excès de désinvolture, et « Voulez-vous venir ? « proprement « grossier «. Dans le formalisme magique, il n'y a qu'une formule, en chaque cas, qui « agit «. Et tout le travail de la politesse vise à s'approcher le plus possible de la formule parfaite qui s'imposerait immédiatement si l'on avait une maîtrise parfaite de la situation de marché. La forme, et l'information qu'elle informe, condensent et symbolisent toute la structure de la relation sociale dont elles tiennent leur existence et leur efficience (la fameuse illocution force) : ce que l'on appelle tact ou doigté consiste dans l'art de prendre acte de la position relative de l'émetteur et du récepteur dans la hiérarchie des différentes espèces de capital, mais aussi du sexe et de l'âge, et des limites qui se trouvent inscrites dans cette relation et de les transgresser rituellement, si c'est nécessaire, grâce au travail d'euphémisation. Nulle dans « Ici «, « Venez « ou « Venez ici «, l'atténuation de l'injonction est plus marquée dans « Faites-moi le plaisir de venir «. La forme employée pour neutraliser « l'incorrection « peut être l'interrogation simple (« Voulez-vous venir ? «) ou redoublée par la négation (« Ne voulez-vous pas venir ? «) qui reconnaît à l'interlocuteur la possibilité du refus, ou une formule d'insistance qui se dénie en déclarant la possibilité du refus et la valeur reconnue à l'acceptation et qui peut prendre une forme familière, convenable entre pairs (« Soyez gentil, venez «) ou « guindée « (« Faites-moi le plaisir de venir «), voire obséquieuse (« Faites-moi l'honneur de venir «) ou encore une interrogation métalinguistique sur la légitimité même de la démarche (« Puis-je vous demandez de venir ? «, « Puis-je me permettre de vous demander de venir ? «).
[Extrait pages 127 à 129]
Ce n'est sans doute pas par hasard que l'usage populaire condense l'opposition entre le rapport bourgeois et le rapport populaire à la langue dans l'opposition, sexuellement surdéterminée, entre la bouche plutôt fermée, pincée, c'est-à-dire tendue et censurée, et par là féminine, et la gueule, largement et franchement ouverte, « fendue « (« se fendre la gueule «), c'est-à-dire détendue et libre, et par là masculine. La vision, plutôt populaire, des dispositions bourgeoises ou, dans leur forme caricaturale, petites-bourgeoises, repère dans les postures physiques de tension et de contention (« bouche fine «, « pincée «, « lèvres pincées «, « serrées «, « du bout des lèvres «, « bouche en cul de poule «) les indices corporels de dispositions tout à fait générales à l'égard d'autrui et du monde (et, en particulier, s'agissant de la bouche, à l'égard des nourritures) comme la hauteur et le dédain (« faire la fine bouche «, « la petite bouche «) et la distance affichée à l'égard des choses corporelles et de ceux qui ne savent pas marquer cette distance. La « gueule « au contraire est associée au dispositions viriles qui, selon l'idéal populaire, trouvent toute leur principe dans la certitude tranquille de la force qui exclut les censures, c'est-à-dire les prudences et les ruses autant que les « manières «, et qui permet de se montrer « nature « (la gueule est du côté de la nature «, de « jouer franc-jeu « et « d'avoir son franc-parler «, ou, tout simplement, de « faire la gueule « ; elle désigne l'aptitude à la violence verbale identifiée à la force purement sonore du discours, donc de la voix (« fort en gueule «, « coup de gueule «, « grande gueule «, « engueuler «, « s'engueuler «, « gueuler «, « aller gueuler «), et à la violence physique qu'elle annonce, spécialement dans l'injure (« casser la gueule «, « mon poing sur la gueule «, « ferme ta gueule «) qui, à travers la « gueule «, conçue inséparablement comme « siège « de la personne (« bonne gueule «, « sale gueule «) et lieu privilégié de son affirmation (que l'on pense au sens de « ouvrir sa gueule « ou « l'ouvrir « par opposition à « la fermer «, « la boucler «, « taire sa gueule «, « s'écraser «, etc.), vise l'interlocuteur au principe même de son identité sociale et de son image de soi. Appliquant la même « intention « au lieu de l'ingestion alimentaire et au lieu de l'émission de discours, la vision populaire, qui appréhende bien l'unité de l'habitus et de l'hexis corporelle, associe aussi à la gueule la franche acceptation (« s'en foutre plein la gueule «, « se rincer la gueule «) et la franche manifestation (« se fendre la gueule «) des plaisirs élémentaires.
D'un côté, le langage domestiqué, censure devenue nature, qui proscrit les propos « gras «, les plaisanteries « lourdes « et les accents « grasseyants «, va de pair avec la domestication du corps qui exclut toute manifestation excessive des appétits ou des sentiments (les cris aussi bien que les larmes ou les grands gestes) et qui soumet le corps à toutes sortes de disciplines et de censures visant à le dénaturaliser ; de l'autre, le « relâchement de la tension articulatoire «, qui conduit par exemple, selon une observation de Bernard Laks, à la chute du r et du l à la finale ( et qui est sans doute moins un effet du « laisser-aller «[1] que l'expression d'un refus d'en « faire trop «, de se conformer trop strictement sur les points les plus strictement exigés par le code dominant, quitte à porter l'effort ailleurs), s'associe au rejet des censures que la bienséance fait peser, en particulier sur le corps taboué, et au franc-parler dont les audaces sont moins innocentes qu'il ne paraît puisque, en rabaissant l'humanité à la commune nature, ventre, cul et sexe, tripes, bouffe et merde, il tend à mettre le monde social cul par-dessus tête.
[1] La relation intuitivement aperçue entre le « style articulatoire « et le style de vie, qui fait de « l'accent « un si puissant prédicteur de la position sociale, impose aux rares analystes qui lui ont fait une place, comme Pierre Guiraud, des jugements de valeur sans équivoque : « Cet ‘accent' en pantoufles, veule et avachi « ; l'accent ‘voyou' est celui du mec qui crache ses mots du coin de la bouche entre le mégot et la commissure des lèvres « ; « cette consistance molle, floue et, sous les formes les plus basses, avachie et ignoble « (P. Guiraud, Le français populaire, Paris, Puf, 1965 ,p. 111-116). Comme toutes les manifestations de l'habitus, histoire devenue nature, la prononciation, et plus généralement, le rapport au langage sont, pour la perception ordinaire, des révélations de la personne dans sa variété naturelle : le racisme de classe trouve dans les propriétés incorporées la justification par excellence de la propension à naturaliser les différences sociales.
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[Extrait pages 127 à 129]
Ce n'est sans doute pas par hasard que l'usage populaire condense l'opposition entre le rapport bourgeois et le rapport populaire à la langue dans l'opposition, sexuellement surdéterminée, entre la bouche plutôt fermée, pincée, c'est-à-dire tendue etcensurée, et par là féminine, et la gueule, largement et franchement ouverte, « fendue » (« se fendre la gueule »), c'est-à-diredétendue et libre, et par là masculine.
La vision, plutôt populaire, des dispositions bourgeoises ou, dans leur forme caricaturale,petites-bourgeoises, repère dans les postures physiques de tension et de contention (« bouche fine », « pincée », « lèvrespincées », « serrées », « du bout des lèvres », « bouche en cul de poule ») les indices corporels de dispositions tout à faitgénérales à l'égard d'autrui et du monde (et, en particulier, s'agissant de la bouche, à l'égard des nourritures) comme la hauteur etle dédain (« faire la fine bouche », « la petite bouche ») et la distance affichée à l'égard des choses corporelles et de ceux qui nesavent pas marquer cette distance.
La « gueule » au contraire est associée au dispositions viriles qui, selon l'idéal populaire,trouvent toute leur principe dans la certitude tranquille de la force qui exclut les censures, c'est-à-dire les prudences et les rusesautant que les « manières », et qui permet de se montrer « nature » (la gueule est du côté de la nature », de « jouer franc-jeu » et« d'avoir son franc-parler », ou, tout simplement, de « faire la gueule » ; elle désigne l'aptitude à la violence verbale identifiée à laforce purement sonore du discours, donc de la voix (« fort en gueule », « coup de gueule », « grande gueule », « engueuler »,« s'engueuler », « gueuler », « aller gueuler »), et à la violence physique qu'elle annonce, spécialement dans l'injure (« casser lagueule », « mon poing sur la gueule », « ferme ta gueule ») qui, à travers la « gueule », conçue inséparablement comme « siège »de la personne (« bonne gueule », « sale gueule ») et lieu privilégié de son affirmation (que l'on pense au sens de « ouvrir sagueule » ou « l'ouvrir » par opposition à « la fermer », « la boucler », « taire sa gueule », « s'écraser », etc.), vise l'interlocuteur auprincipe même de son identité sociale et de son image de soi.
Appliquant la même « intention » au lieu de l'ingestion alimentaire etau lieu de l'émission de discours, la vision populaire, qui appréhende bien l'unité de l'habitus et de l'hexis corporelle, associe aussi à la gueule la franche acceptation (« s'en foutre plein la gueule », « se rincer la gueule ») et la franche manifestation (« sefendre la gueule ») des plaisirs élémentaires.
D'un côté, le langage domestiqué, censure devenue nature, qui proscrit les propos « gras », les plaisanteries « lourdes » et les accents « grasseyants », va de pair avec la domestication du corps qui exclut toute manifestation excessive des appétits ou dessentiments (les cris aussi bien que les larmes ou les grands gestes) et qui soumet le corps à toutes sortes de disciplines et decensures visant à le dénaturaliser ; de l'autre, le « relâchement de la tension articulatoire », qui conduit par exemple, selon uneobservation de Bernard Laks, à la chute du r et du l à la finale ( et qui est sans doute moins un effet du « laisser-aller » [1] que l'expression d'un refus d'en « faire trop », de se conformer trop strictement sur les points les plus strictement exigés par le codedominant, quitte à porter l'effort ailleurs), s'associe au rejet des censures que la bienséance fait peser, en particulier sur le corpstaboué, et au franc-parler dont les audaces sont moins innocentes qu'il ne paraît puisque, en rabaissant l'humanité à la communenature, ventre, cul et sexe, tripes, bouffe et merde, il tend à mettre le monde social cul par-dessus tête.
[1] La relation intuitivement aperçue entre le « style articulatoire » et le style de vie, qui fait de « l'accent » un si puissantprédicteur de la position sociale, impose aux rares analystes qui lui ont fait une place, comme Pierre Guiraud, des jugements devaleur sans équivoque : « Cet ‘accent' en pantoufles, veule et avachi » ; l'accent ‘voyou' est celui du mec qui crache ses mots ducoin de la bouche entre le mégot et la commissure des lèvres » ; « cette consistance molle, floue et, sous les formes les plusbasses, avachie et ignoble » (P.
Guiraud, Le français populaire, Paris, Puf, 1965 ,p.
111-116).
Comme toutes les manifestationsde l'habitus, histoire devenue nature, la prononciation, et plus généralement, le rapport au langage sont, pour la perceptionordinaire, des révélations de la personne dans sa variété naturelle : le racisme de classe trouve dans les propriétés incorporées lajustification par excellence de la propension à naturaliser les différences sociales..
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