Nuremberg ou le châtiment des criminels de guerre
Publié le 02/08/2006
Extrait du document
20 novembre 1945 - Au matin du 20 novembre 1945, lord Geoffrey Lawrence, président du tribunal militaire international de Nuremberg proclamait : " Ce tribunal a reçu mission de châtier les criminels de guerre. " Puis c'était l'interminable lecture d'un acte d'accusation de vingt-cinq mille mots qui se résumait en une phrase : " Conspiration générale pour l'accomplissement de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, non seulement contre les forces armées de l'ennemi, mais aussi contre les populations civiles non belligérantes. " L'inculpation était signifiée à vingt et un hommes : Goering, commandant en chef de la Luftwaffe, ministre de l'air, premier ministre de Prusse, président du Reichstag; le maréchal Keitel et le général Jodl, figés dans la même morgue; deux amiraux, Doenitz et Reader; le terne von Neurath; Frick et Franck, duettistes pour la tragédie; Streicher, ancien " führer de Franconie " et monomane de l'antisémitisme; Sauckel, pourvoyeur de bagnes; Kaltenbrunner, qui avait régné sur le SD et sur la Gestapo; Seyss-Inquart, dont on se souvient en Hollande. On jugeait aussi Speer, qui avait armé le régime; Funk, qui en avait planifié l'économie; Baldur von Schirach, qui en avait endoctriné la jeunesse; Schacht, à qui l'on avait donné de la mauvaise politique pour faire de bonnes finances; von Papen et Ribbentrop, tout étonnés d'être là après tant de grands cordons et de courbettes diplomatiques; Rosenberg, encore perdu dans ses divagations raciales, et les comparses, enfin, Fritsche, devenu maître de la radio, parce qu'il avait la voix de Goebbels, mais fort loin d'en avoir les accents, et Rudolf Hess.
Pour que cette brochette d'accusés fût complète, il ne manquait en fin de compte que Himmler, Goebbels et Ley, qui avaient pu prendre la mort de vitesse et Martin Bormann. Ainsi que, cela va sans dire, leur maître à tous.
" ...Death by hanging ". Le 1er octobre 1946, lord Lawrence a prononcé onze fois une sentence de mort par pendaison.
...Les condamnés arrivaient isolément par un ascenseur situé derrière le box des accusés, flanqués de deux gardes casqués de blanc. Un troisième garde leur tendait les écouteurs de l'interprétation.
Dans la salle de la presse, le haut-parleur retransmettait la voix feutrée de lord Lawrence, et c'était chaque fois une ruée des journalistes vers les téléphones et les téléscripteurs. Un douzième accusé fut condamné à la corde, mais par contumace : il s'agissait de Martin Bormann. Enfin, la quatre cent sixième audience fut levée, mais, cette fois, " without day ", sine die. Il restait au juge soviétique à faire connaître son désaccord en ce qui concernait les acquittements de Schacht, von Papen et Fritsche, et la condamnation de Rudolf Hess à la détention perpétuelle, clémence injustifiée, estimait-il. Quinze jours plus tard-Goering s'étant empoisonné au cyanure dans sa cellule-les dix autres condamnés furent pendus dans la salle de gymnastique de la prison. Puis les corps furent transportés au cimetière de Munich, incinérés sous le nom de prétendus aviateurs américains victimes d'un accident d'avion imaginaire, et leurs cendres dispersées dans l'Isar.
La première audience avait été précédée de négociations difficiles, qui avaient mené plus d'une fois les représentants des quatre nations justicières au bord de la rupture. Tout, dans ce procès, est mémorable et d'une portée sans rapport avec ses limites immédiates. Bornons-nous à rappeler que le soir du 29 novembre 1943, à Téhéran, Staline ayant invité Roosevelt, Churchill et leurs plus proches collaborateurs à l'ambassade soviétique déclara qu'après la victoire, il faudrait liquider physiquement cinquante mille officiers et techniciens allemands afin de briser à jamais le potentiel militaire de l'Allemagne. Roosevelt avait répliqué avec un humour laborieux que quarante-neuf mille lui paraissaient suffisants, mais Churchill avait manifesté son indignation.
" Pas un mot contre Hitler "
Pourtant, à cette proposition radicale de l' " Uncle Joc " fit écho, quelques mois plus tard, l'opinion de Cordell Hull et de Morgenthau, selon laquelle les criminels de guerre devaient être fusillés sans jugement. Roosevelt s'était d'abord rallié à ce point de vue pour adopter ensuite le principe d'un grand procès international. Mais ce fut Truman qui donna une âme à ce projet en nommant procureur général des Etats-Unis Robert H. Jackson, juge à la Cour suprême. Mission exaltante, mais hérissée de difficultés. Il ne fallait pas que ce procès ressemblât à une parodie de justice, et les écueils juridiques qui se dressaient devant le scrupuleux Jackson étaient graves et nombreux, ne fût-ce que le principe fondamental de toute action judiciaire selon lequel un crime, une condamnation, supposent une loi antérieurement promulguée ( " nullum crimen, nulla poena sine lege " ).
Mais lorsque, quittant les sphères des principes, on entrait dans le détail des actes incriminés, on voyait les difficultés se multiplier à nouveau. Malgré sa volonté d'impartialité, Jackson devait éviter l'effet boomerang qu'aurait eu la condamnation d'un acte commis aussi bien-voire mieux-par les Alliés que par les Allemands. C'est ainsi qu'il était difficile, au coeur d'une ville-Nuremberg-réduite en miettes par l'U.S. Air Force, de reprocher à la Luftwaffe les bombardements des habitations civiles.
Dans leurs cellules individuelles, les anciens maîtres du IIIe Reich réagissent à la situation selon leur tempérament. Conscient de devoir être la grande vedette du spectacle qui se prépare, Goering, privé de morphine, amaigri de 35 kilos, méconnaissable, s'efforce de grouper autour de lui les autres inculpés qu'il retrouve chaque jour à la cantine, et de leur faire adopter une ligne commune ( " Pas un mot contre Hitler! " ). Mais il y a des failles. Le stupide et lâche Streicher est tenu en quarantaine. Schacht, qui a passé dix-huit mois dans un camp de concentration, est indigné d'être mêlé à la clique nazie. Le 25 octobre, Robert Ley-ancien dirigeant du Front du travail-se pend avec une serviette au levier de la chasse d'eau de sa cellule. Dès lors, un gardien surveillera jour et nuit chacun des détenus.
On invite les prisonniers à se soumettre aux tests d'intelligence en usage dans l'armée américaine, et on assiste à ce curieux spectacle: ces anciens potentats couverts d'honneurs et débordants de puissance rivalisent avec ardeur pour prouver leurs capacités intellectuelles à leurs geôliers. A leur grand dépit, ils sont tous distancés par les performances (quotient intellectuel: 143) du plus âgé et du moins sûr d'entre eux, le Dr Hjalmar Schacht.
Des deux cent seize jours de débats se dégage une impression d'ennui pesant, traversé d'épisodes sensationnels ou tragi-comiques. Bientôt les accusés s'affublèrent de lunettes noires, prétextant la fatigue de leurs yeux sous la lumière des projecteurs; c'était pour pouvoir dormir sans attirer l'attention de leur gardien, et plus d'un magistrat devait leur envier ce stratagème.
Mais la projection d'un film sur les camps de concentration provoque panique et discorde parmi les accusés. " Il faut au moins que je veille à les empêcher de se charger les uns les autres ", dit Goering qui persiste à assurer le " commandement ", et tout le monde l'entend crier " Schweinehund! " (salaud!) à Bach-Zelewski, ancien officier SS venu confirmer à la barre des témoins que la lutte contre les partisans en Russie n'était qu'un prétexte pour exterminer les populations slaves et juives. Les juges se font traduire le cri de l'ex-grand veneur du Reich, qui se voit priver de tabac et de promenade quotidienne pour quinze jours.
Les difficultés que vont rencontrer les procureurs dans leur interrogatoire des accusés vont envenimer l'atmosphère. Les questions du président à Ribbentrop sur les paragraphes secrets du pacte germano-soviétique provoquent une protestation de Rudenko. L'évocation imprudente par les Soviétiques du charnier de Katyn qu'ils tiennent absolument à porter au passif des accusés suscite des témoignages désastreux pour le prestige de l'accusation.
Il faut attendre le réquisitoire français pour entendre parler de châtiments. Il est sans nuance : " Selon nous, dit Charles Dubost, le moins coupable des accusés mérite encore la mort. ". Le général Rudenko reprendra ce thème de la " mort pour tous " avec plus de véhémence.
La détermination des peines obéit à une arithmétique fixée par les statuts. Pour qu'une condamnation soit acquise, il faut une majorité de trois voix (contre une). Par conséquent, à supposer que les deux juges anglo-saxons s'opposent à leur collègue soviétique, c'est le juge français (Donnedieu de Vabres) qui tranchera. C'est ainsi que, lors du verdict, furent votés, contre la volonté du juge soviétique, les trois acquittements et les sept condamnations à la réclusion.
Un quart de siècle plus tard, il est di fficile d'évaluer ce qui reste du procès de Nuremberg. Son mérite le plus modeste, mais le plus palpable, est d'ordre documentaire. Il se concrétise dans les quarante-deux volumes d'interrogatoires et de documents qui demeurent une source inépuisable de richesses.
Mais Nuremberg a enfoncé dans les esprits une idée qui n'est pas prête de s'effacer. Il a sonné le glas de l'irresponsabilité du soldat obéissant à des ordres supérieurs. Nul ne peut plus l'ignorer désormais : l'indiscipline fait la force principale des individus. En acceptant de devenir un robot à tuer, le soldat abdique toute dignité humaine et encourt la peine de mort.
Au moment même où se déroulaient les débats, certains milieux militaires ne s'y sont pas trompés. Jackson fut violemment pris à partie dans un article du journal de l'armée, Stars and Stripes. On lui faisait grief par son réquisitoire contre les militaires allemands, de saper les bases du métier des armes, qu'il fût allemand ou américain.
Nous touchons là à ce qu'il y a de plus révolutionnaire dans la philosophie de Nuremberg. Pour la première fois les princes qui nous gouvernent ont rompu le pacte tacite selon lequel, quelle que soit l'issue des combats qui les opposent, les vainqueurs épargnent les vaincus, seul le menu peuple devant faire les frais du carnage.
Aussi le procès de Nuremberg a-t-il été d'une utilité majeure en contribuant à désacraliser le chef politique et militaire, et à lui faire un devoir-sanctionné par la justice en cas de manquement-d'être également un honnête homme.
MICHEL TOURNIER Le Monde du 1er octobre 1971
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qui a passé dix-huit mois dans un camp de concentration, est indigné d'être mêlé à la clique nazie.
Le 25 octobre, Robert Ley-ancien dirigeant du Front du travail-se pend avec une serviette au levier de la chasse d'eau de sa cellule.
Dès lors, un gardiensurveillera jour et nuit chacun des détenus.
On invite les prisonniers à se soumettre aux tests d'intelligence en usage dans l'armée américaine, et on assiste à ce curieuxspectacle: ces anciens potentats couverts d'honneurs et débordants de puissance rivalisent avec ardeur pour prouver leurscapacités intellectuelles à leurs geôliers.
A leur grand dépit, ils sont tous distancés par les performances (quotient intellectuel: 143)du plus âgé et du moins sûr d'entre eux, le Dr Hjalmar Schacht.
Des deux cent seize jours de débats se dégage une impression d'ennui pesant, traversé d'épisodes sensationnels ou tragi-comiques.
Bientôt les accusés s'affublèrent de lunettes noires, prétextant la fatigue de leurs yeux sous la lumière des projecteurs;c'était pour pouvoir dormir sans attirer l'attention de leur gardien, et plus d'un magistrat devait leur envier ce stratagème.
Mais la projection d'un film sur les camps de concentration provoque panique et discorde parmi les accusés.
" Il faut au moinsque je veille à les empêcher de se charger les uns les autres ", dit Goering qui persiste à assurer le " commandement ", et tout lemonde l'entend crier " Schweinehund! " (salaud!) à Bach-Zelewski, ancien officier SS venu confirmer à la barre des témoins quela lutte contre les partisans en Russie n'était qu'un prétexte pour exterminer les populations slaves et juives.
Les juges se fonttraduire le cri de l'ex-grand veneur du Reich, qui se voit priver de tabac et de promenade quotidienne pour quinze jours.
Les difficultés que vont rencontrer les procureurs dans leur interrogatoire des accusés vont envenimer l'atmosphère.
Lesquestions du président à Ribbentrop sur les paragraphes secrets du pacte germano-soviétique provoquent une protestation deRudenko.
L'évocation imprudente par les Soviétiques du charnier de Katyn qu'ils tiennent absolument à porter au passif desaccusés suscite des témoignages désastreux pour le prestige de l'accusation.
Il faut attendre le réquisitoire français pour entendre parler de châtiments.
Il est sans nuance : " Selon nous, dit Charles Dubost,le moins coupable des accusés mérite encore la mort.
".
Le général Rudenko reprendra ce thème de la " mort pour tous " avecplus de véhémence.
La détermination des peines obéit à une arithmétique fixée par les statuts.
Pour qu'une condamnation soit acquise, il faut unemajorité de trois voix (contre une).
Par conséquent, à supposer que les deux juges anglo-saxons s'opposent à leur collèguesoviétique, c'est le juge français (Donnedieu de Vabres) qui tranchera.
C'est ainsi que, lors du verdict, furent votés, contre lavolonté du juge soviétique, les trois acquittements et les sept condamnations à la réclusion.
Un quart de siècle plus tard, il est difficile d'évaluer ce qui reste du procès de Nuremberg.
Son mérite le plus modeste, mais leplus palpable, est d'ordre documentaire.
Il se concrétise dans les quarante-deux volumes d'interrogatoires et de documents quidemeurent une source inépuisable de richesses.
Mais Nuremberg a enfoncé dans les esprits une idée qui n'est pas prête de s'effacer.
Il a sonné le glas de l'irresponsabilité dusoldat obéissant à des ordres supérieurs.
Nul ne peut plus l'ignorer désormais : l'indiscipline fait la force principale des individus.En acceptant de devenir un robot à tuer, le soldat abdique toute dignité humaine et encourt la peine de mort.
Au moment même où se déroulaient les débats, certains milieux militaires ne s'y sont pas trompés.
Jackson fut violemment prisà partie dans un article du journal de l'armée, Stars and Stripes.
On lui faisait grief par son réquisitoire contre les militairesallemands, de saper les bases du métier des armes, qu'il fût allemand ou américain.
Nous touchons là à ce qu'il y a de plus révolutionnaire dans la philosophie de Nuremberg.
Pour la première fois les princes quinous gouvernent ont rompu le pacte tacite selon lequel, quelle que soit l'issue des combats qui les opposent, les vainqueursépargnent les vaincus, seul le menu peuple devant faire les frais du carnage.
Aussi le procès de Nuremberg a-t-il été d'une utilité majeure en contribuant à désacraliser le chef politique et militaire, et à luifaire un devoir-sanctionné par la justice en cas de manquement-d'être également un honnête homme.
MICHEL TOURNIER Le Monde du 1 er octobre 1971
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