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Nigeria, l'héritage désastreux des régimes militaires

Publié le 17/01/2022

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27 novembre 1998 - Comme un rideau qui se déchire, la fin de la dictature au Nigeria révèle un pays dévasté par des décennies de prédation. Le dernier avatar du régime militaire - au pouvoir quasiment sans interruption depuis 1966 - fut le plus délétère. Sous la direction du général Sani Abacha, enlevé brusquement à l'affection des siens le 8 juin dernier, le pouvoir central nigérian s'était lancé dans une entreprise de pillage d'une ambition sans précédent. Depuis la mort du dictateur et son remplacement par le général Abdulsalam Abubakar, la presse nigériane a recouvré son énergie et son appétit d'investigation d'antan. Et, chaque jour, elle dévoile un nouvel aspect de la mise à sac du Nigeria par ses dirigeants. Dans la luxueuse villa d'Ismaïla Gwarzo, conseiller national aux affaires de sécurité du général Abacha, on a retrouvé 250 millions de dollars (1,4 milliard de francs) en liquide. La famille du dictateur a été forcée de restituer des centaines de millions de dollars. Mais le général Abubakar, qui a promis de rendre le pouvoir aux civils avant le 19 mai 1999, s'emploie exclusivement à recouvrer les fonds volés, sans poursuivre les voleurs. Pour l'instant, les enquêtes, qui ont permis de récupérer au moins 1 milliard de dollars, n'ont pas connu de prolongement judiciaire. C'est pourtant l'enjeu essentiel de la période que connaît aujourd'hui le Nigeria. Il est en effet probable que le processus électoral ira à son terme et que le plus peuplé des pays du continent sera gouverné l'an prochain par un civil légitimé par un scrutin pluraliste. Cette transition-là, d'autres pays l'ont connue avant le Nigeria. Mais cette démocratie restera fondamentalement viciée si le pays ne s'attache pas à réussir une autre transition : celle qui mènera d'un Etat considéré par ses gouvernants comme une propriété privée à un Etat répondant aux besoins de la nation. La conception patrimoniale de l'Etat est très profondément ancrée chez les dirigeants africains qui ont pris le pouvoir après les indépendances. Autodestruction Au Nigeria, le phénomène a pris une ampleur sans égale en raison de l'énorme masse des ressources pétrolières. Dans les années 70, alors que le prix du baril s'envolait, les Nigérians ont pu avoir l'illusion d'un enrichissement de leur pays. Mais, vingt ans plus tard, l'effondrement des cours a mis au jour les inégalités criantes qui non seulement avaient persisté pendant le boom pétrolier mais s'étaient aggravées. La quasi-totalité de la population s'est alors appauvrie. Les paysans, parce que l'agriculture avait été négligée et qu'aucun investissement n'y avait été réalisé. Les salariés, en raison de l'effondrement du naira, la monnaie nationale. Les urbains du secteur informel - artisans, domestiques -, qui dépendaient des précédents, ont été privés de revenus monétaires. Seul un petit groupe, constitué autour de la haute hiérarchie militaire originaire du nord du Nigeria, a continué de s'enrichir. Les derniers épisodes de la saga pétrolière nigériane ont montré un système perverti au point de s'acheminer vers l'autodestruction. Le pays, sixième producteur mondial, a été privé de produits pétroliers parce que les raffineries, propriété de l'Etat, n'étaient plus en état de fonctionner, faute d'entretien. Cette attitude était peut-être délibérée. Mais, même s'il s'agit de simple négligence, le groupe au pouvoir a su immédiatement tirer parti de la situation en organisant l'importation de produits raffinés et en en confiant le monopole à quelques proches. Selon certains journaux nigérians, le général Abacha aurait utilisé une partie des profits ainsi réalisés pour acheter une raffinerie de pétrole au Brésil. Les conséquences de la pénurie ainsi organisée sont aggravées par le maintien d'un prix officiel du carburant artificiellement bas : environ 70 centimes le litre, le quart ou le cinquième du prix en vigueur dans le reste de la région. Un marché noir est ainsi apparu, dans lequel est impliquée la quasi-totalité de la population nigériane, qu'elle ait besoin de carburant pour se déplacer, cuisiner ou se chauffer ou qu'elle veuille augmenter des revenus insuffisants. La catastrophe de Jesse, avec ses 2 000 morts après le recueil de l'essence s'échappant à ciel ouvert d'un pipe-line crevé, est l'illustration la plus macabre des dangers de cette criminalisation de tout un peuple, par la faute de dirigeants eux- mêmes criminels. Le maintien d'un double taux de change produit des effets similaires. Les dirigeants du secteur public, qui doivent acheter des biens à l'étranger, bénéficient d'un taux de 22 nairas pour un dollar, alors qu'au guichet des banques ou dans la rue, la monnaie américaine s'échange entre 80 et 90 nairas. Les bénéficiaires du taux de change officiel en profitent pour organiser le trafic de devises. Le Nigeria est un pays d'avant-garde. Sa taille, sa richesse en ressources naturelles et humaines en ont toujours fait un laboratoire de l'Afrique moderne, parfois pour le meilleur (sa production intellectuelle, le dynamisme de nombreux entrepreneurs), souvent pour le pire (la sécession biafraise, l'oppression des peuples des régions pétrolifères). Aujourd'hui, au moment de se refaire une respectabilité démocratique, le pays a la possibilité de tourner le dos aux méthodes du passé. Immunité garantie Ce ne sera pas simple. L'un des favoris à l'élection présidentielle, l'ex-président Olosegun Obasanjo, vient d'effectuer une démonstration de politique patrimoniale en annonçant qu'il faisait un don de 1,5 million de dollars à son parti politique. Le général à la retraite Obasanjo vient de passer trois ans dans les geôles du général Abacha et se présente comme éleveur de poulets en banlieue de Lagos. La presse s'est empressée d'exiger des explications sur la provenance de ces fonds, soupçonnant les militaires encore au pouvoir pour quelques mois de financer M. Obasanjo. Le plus grand titre de gloire de ce dirigeant arrivé à la tête de l'Etat par un putsch est d'avoir remis le pouvoir aux civils en 1984. Mais, avant de le faire, il avait pris soin de voter une loi d'immunité en faveur des militaires qui s'étaient succédé au pouvoir depuis 1966. L'impunité est, avec l'opacité, un élément indispensable au maintien des régimes patrimoniaux. THOMAS SOTINEL Le Monde du 27 novembre 1998

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