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Ne pas enterrer un Japon qui change

Publié le 17/01/2022

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26 avril 2001 LORS du Forum économique mondial de Davos, le message optimiste sur la sortie de la crise du premier ministre japonais, Yoshiro Mori, n'a pas convaincu. A juste titre. L'économie de la deuxième puissance mondiale continue à stagner, tandis que les nuages s'amoncellent avec le ralentissement de l'économie américaine. L'endettement alarmant de l'Etat limite la marge de manoeuvre du gouvernement, alors que se pose la question de la recapitalisation des assurances-vie, autre sinistré du système financier avec les banques. Le consommateur ne se départ pas de sa frilosité. Le taux de chômage (4,8 %) reste important pour l'Archipel, quoique enviable pour d'autres pays. Les faillites augmentent. L'absence, enfin, de leadership politique, avec un premier ministre dont le taux de popularité voisine les 20 %, ne laisse guère prévoir de « coup de barre » revigorant. Le tableau ne risque pas de devenir plus rose à la veille de la nouvelle année fiscale, qui commence le 1er avril. Déjà, les agences de notation financière envisagent de dégrader les entreprises japonaises, tandis que se profile une tension sur le marché obligataire. Faut-il pour autant désespérer de ce Japon « déchu », incapable de se redresser aux yeux de ceux qui lui reprochent son immobilisme et ne lui ménagent pas leurs sermons « thatchériens » ? Et s'ils rataient des mouvements de fond, dans la myopie péremptoire d'une vision purement comptable, qui se traduit par une sous-évaluation chronique d'un pays rétif à adopter les recettes « universelles » de l'ultra-libéralisme ? Plutôt que de se fixer sur ce qui résiste ou dépérit et sur l'inertie du pouvoir politique, peut-être vaudrait-il mieux regarder ce qui change, ce qui bouge. Le Japon ne vit pas la fin de son économie, mais la fin d'un cycle et des équilibres socio- économiques d'une époque (celle des années 1960-1990), ce qui n'est pas la même chose. Il peine à se réinventer, mais il a plus changé au cours de ces deux ou trois dernières années qu'il ne l'avait fait en quarante ans. Les « dix années perdues » pour les productivistes, celles de la récession qui a suivi l'éclatement de la « bulle spéculative » de la décennie 1980, ont constitué un immense appel d'air, économique et social, dont les effets cumulés ont commencé à se faire sentir. La déconstruction de ce que l'Occident baptisa le « modèle japonais » - et qu'il porta aux nues, croyant y découvrir une forme supérieure de capitalisme avec la même ingénuité qu'aujourd'hui il en fait la cause de tous ses maux - est réelle et avancée. Réformes du système financier - même si la question des monstrueuses dettes des banques est loin d'être réglée - et restructurations dans le secteur de l'industrie comme de la distribution - même si elles ne sont pas assez drastiques aux yeux des tenants du « tout-marché » - préparent le rebond d'une machine productive qui a été, et reste, puissante. Et pourrait l'être d'autant plus demain que la crise n'a pas entamé les investissements en recherche et développement. Cette capacité manufacturière, supérieure à celle des Etats-Unis, est la grande force du Japon dans la compétition mondiale, estime par exemple Eamonn Fingleton dans Japon, puissance caché e (éditions Philippe Picquier, 1998). Il a élargi son analyse dans In Praise of Hard Industries : Why Manufacturing, not the Information Economy, is the Key to Future Prosperity (Houghton Mifflin, 1999). Selon cet auteur, le Japon produit 1 260 milliards de richesse par an, soit 50 milliards de plus que les Etats-Unis, et la dépendance de ces derniers en produits manufacturés tels que les composants-clés informatiques ne fera que s'accroître. Les Américains consomment plus qu'ils ne produisent, et les Japonais produisent plus qu'ils ne consomment : le ralentissement de la demande sur l'autre rive du Pacifique ne vas pas renverser la tendance. Le grand handicap du Japon est l'écartèlement de son économie entre deux pôles : un secteur hypercompétitif (automobile, acier, électronique) ; un autre tourné vers la consommation intérieure, retardataire, qui constitue un poids mais emploie 75 % de la main d'oeuvre et dont l'ajustement entraînerait un coût social important et qui prendra donc du temps. Il n'y a pas que des économistes qui ont confiance dans la solidité de la machine productive nippone : c'est également le cas des industriels étrangers qui investissent dans l'archipel ou s'allient avec des partenaires locaux. Assurément, l'occasion est à saisir vite puisque beaucoup d'entreprises japonaises sont en position de faiblesse. Mais, pour l'instant, aucun ne semble regretter d'avoir investi dans ce navire que l'on dit en train de sombrer corps et bien. Même pour Kenneth Courtis, vice-président de Goldman-Sachs Asia, qui qualifie de « titanesques » les problèmes du Japon mais juge que, si celui-ci était une entreprise à vendre, il faudrait tout de même l'acheter. Le Japon n'est pas à vendre mais il est plus ouvert. La mondialisation, conjuguée à la récession, s'est traduite par une nouvelle ouverture de l'Archipel. Les firmes américaines ou européennes s'y implantent ou scellent des alliances à un rythme inimaginable il y a encore cinq ans. La pénétration du secteur automobile est un exemple. L'alliance stratégique entre Nippon Steel et Usinor est un autre cas de figure. NOUVEAU DYNAMISME La crise a eu un autre effet douloureux mais bénéfique : en accentuant l'insécurité de l'emploi, elle a fait renaître l'esprit d'entreprise. Ce nouveau dynamisme bénéficie du caractère interstitiel de la société : profitant des restructurations, les entreprises à capital- risque s'installent dans les failles du système de production ou de distribution et se taillent des niches. Les mutations en cours tendent à déplacer la créativité industrielle des grands groupes qui monopolisent capital, technologie et accès au marché, vers la périphérie. La crise a redonné ainsi leurs chances à cette myriade d'ingénieurs d'échelon intermédiaire, talentueux et anonymes, souvent sous-employés par les grands groupes. Depuis les années 1950, le Japon a produit des dizaines de millions d'ingénieurs de niveau moyen qui ont permis au pays d'être à l'avant-garde de l'application des technologies à la production de masse. C'est cet échelon intermédiaire entre une élite savante et l'exécutant hautement qualifié qui manque, par exemple, à un pays comme l'Inde, pourtant en avance en science pure. Le Japon a connu d'autres « creux de vague » - même si celui-ci est profond. Les Etats- Unis ou l'Europe également il n'y a pas si longtemps. Le système qui a permis à l'Archipel de rattraper l'Occident est dépassé. Mais il fut efficace, et il a encore des mérites : aussi un tri s'impose-t-il, et la transition ne peut qu'être graduelle. Les « dix années perdues » ont une vertu libératrice que voile encore l'avenir, mais elles ont remis la société en mouvement. Au-delà de l'immobilisme politique et des hoquets de la reprise, le dynamisme de la société, qui échappe aux rets des statistiques macroéconomiques, est le meilleur gage d'un redressement.

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