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NATURE & CULTURE (2/2)

Publié le 22/02/2012

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culture

I-2-2. Nature et société : la question de l’état de nature

Rousseau lie sa condamnation des dérives de la culture à la recherche de ce qu’aurait pu être l’homme naturel. Toute la pensée de Rousseau se tient dans l’articulation de ce lien logique. La culture, dans l’ensemble de ses manifestations, représente une perversion de la vocation originelle et naturelle de l’homme.

Texte 4

" Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation ; c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces mille ans.

Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme, reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ?

Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire à force de temps de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents, que c'est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. "

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, Naigeon (également, Discours, in Du contrat social, p. 48, Garnier).

Il s’agit d’identifier la différence spécifique (ce qui le définit comme espèce) de l’homme, son propre. L’essence même de l’homme, sa nature repose dans la perfectibilité – que l’on peut identifier à la liberté – tant " dans l’espèce ", au niveau de l’histoire collective, orientée vers un progrès, que pour " l’individu ", dans le développement de ses facultés individuelles. La où l’homme se perfectionne, l’animal demeure prisonnier de son déterminisme ; l’homme est naturellement un être culturel et le passage à l’ordre culturel est nécessaire, inhérent à sa nature. Ce passage – peut-on encore parler de passage ? – n’a rien d’accidentel et ne renvoie à aucune réalité historique.

Si l’homme peut devenir imbécile, c’est d’abord parce qu’il lui appartient par nature de ne plus l’être. Ce retour à l’imbécillité n’appartient qu’à l’homme et un tel état n’a pas de sens pour l’animal, ce qui fait dire à Rousseau que l’homme tombe " plus bas " que lui. L’animal n’est pas imbécile : il n’y a que l’homme qui dans sa perfectibilité puisse aussi le devenir.

C’est contre la nature que l’homme a fait jouer ce qui est son essence même : la perfectibilité. Si elle est naturelle, c’est elle qui ouvre la possibilité de la dénaturation ; par ses efforts, qualifiés d’ " orgueilleux " (premier Discours), l’homme s’est donné les sciences " vaines " dans leurs objets, " dangereuses " dans leurs effets. Les lettres et les arts ont engendré le luxe, produit oisiveté et vanité en l’homme.

C’est l’ensemble de la culture que Rousseau dénonce à travers cette dénonciation des arts et des techniques. On voit dans l’entreprise de Rousseau une critique de la société, de la technique, des sciences et des arts, là où  Rousseau dénonce le décalage qu’ils induisent avec une nature originelle, où tous sont égaux et où l’homme satisfait tous ses besoins.

La tare essentielle de l’état social ou culturel est d’être sous tendu par un régime inégalitaire, en société, en politique et en économie. La nature représente à nos yeux cet état égalitaire que nous devons retrouver dans l’état social selon son modèle ; c’est l’objet de cette association particulière entre les hommes que détermine le Contrat social (" au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit " I,9).

En amont de cette dépravation sociale, il faut postuler l’existence d’une constitution originelle qu’il faut retrouver, d’un noyau originaire en l’homme, d’un état naturel qui n’a pas disparu et qu’il faut retrouver pour l’ériger en norme.

Cette nature en l’homme ne peut être découverte que par la pensée : elle n’est pas un état historique mais une hypothèse de méthode, état zéro de la société et de l’histoire. Rousseau ne prêche pas un retour à la nature puisque c’est dans l’état social qu’il faut retrouver la liberté perdue, d’autant que ce passage est impossible. Il s’agit d’inventer une nature originaire, norme de l’homme, pour rendre raison des défauts de la société et juger de la culture.

Les malentendus de la pensée rousseauiste (cf. Voltaire), le fantasme de l’homme naturel, du bon sauvage (enfant sauvage, peuple " primitif " dont Levi-Strauss nous montre qu’il est déjà culturel) illustre le danger qu’il y a à ériger la nature en norme. Deux conséquences :

  • La nature dont on parle est certes pensable, mais inobservable. Elle est par nature introuvable parce qu’elle est une nature idéale, en tant qu’elle est parfaite mais aussi en tant qu’elle n’est qu’une idée, une pure abstraction. Canguilhem montre bien dans Le normal et le pathologique que " l’âge d’or " n’est qu’une illusion, où la norme est déduite par opposition symétrique de ce que l’on condamne dans la réalité ; le mal n’est plus un simple fait mais le résultat d’une évolution condamnable (" illusion de rétroactivité "). La norme naturelle est une construction vide et abstraite d’un envers du mal actuel, une utopie sans objet, ne parlant que d’elle-même.

  • Seconde critique, portant sur un danger réel : ce qui échappe à la norme risque d’être considéré comme anormal, d’autant plus que la définition de la nature est arbitraire, que ce soit dans l’ordre politique (l’homme nouveau chez les soviétiques, l’Aryen chez les nazis) ou dans l’ordre des mœurs.

On ne détermine l’anormal non on nom de la nature, mais au nom d’une certaine conception culturelle de la nature. La nature n’est plus alors que le prétexte, l’objet fantasmé au nom duquel on condamne la culture. On doit donc se méfier absolument de l’idée de nature comprise comme norme et peut-être même de la notion de " nature humaine ".

II. La culture comme norme

La nature ne désigne plus maintenant qu’un ensemble de faits, un ensemble de relations physiques ; elle ne peut donc plus rendre compte de la place et des fins de l’homme dans le monde. C’est au contraire par la culture que l’homme conquiert son humanité en s’arrachant à la nature, en surmontant son statut biologique.

La culture, comme le travail, est à la fois une action (acte de se cultiver) et le résultat de cette action (la culture comme état – être cultivé). La culture, c’est l’horizon ou le projet de l’humanité réalisée, l’idée asymptotique, qu’il faut moins atteindre qu’approcher, de l’ensemble des finalités souhaitables de l’homme.

La culture ne se substitue pas à la nature mais elle fait de la nature sa subordonnée, son instrument en vue de sa réalisation. Elle est la marque de l’activité par laquelle l’homme se donne des finalités qui dépassent le simple assouvissement immédiat des exigences de la nature. La culture est la norme vers laquelle l’homme doit tendre, et faire tendre la nature.

Si la nature donne à l’animal sa finalité – la régulation instinctive de la vie -, l’homme est celui qui est au delà de la nature, il est celui qui produit ses finalités en mettant la nature à leur service. Pourtant, la nature fournit dans l’accomplissement de l’homme conformément à sa destination et selon se perfectibilité le sens même de la culture. La culture est une finalité (d’abord externe et forcée) de la nature ; la nature est l’horizon final de la culture et non son opposé. La culture comme accomplissement de la nature humaine introduit insidieusement une nouvelle " nature " en l’homme, comme si la culture cherchait cette stabilité récurrente qui tend à la constituer en nature

Conclusion : l’au-delà de la nature humaine

Il s’agissait de définir la place de l’homme, c’est-à-dire sa spécificité, et de tirer des normes selon lesquelles il s’agit de vivre. Il n’y a pas de nature humaine : la culture est bien repérable en l’homme, mais elle n’est pas séparable. Nature et culture sont marqués par la continuité (cf. alimentation – sexualité). La " nature " comme " nature humaine " est une métaphore de l’essence ; le terme " nature " lui-même est culturel. Cette recherche d’une identité normative est essentiellement culturelle. La " nature humaine " est un produit culturel où il s’agit de trouver à l’homme une base stable, qu’elle soit culturelle ou non.

Le danger est que l’on réintroduit au sein de l’humain une norme naturelle, porteuse d’exclusion dans le rapport à un écart à la norme compris comme contre-nature (racisme – eugénisme). La notion de " nature humaine " réintroduit l’inhumain au sein de l’humain, le naturel dans le culturel et le contre nature à l’intérieur de l’humanisme. Il faut donc repenser l’humanisme, hors de toute référence à la nature, mais essentiellement comme un projet.

Texte 5

" D'une façon générale, sommes-nous sur la bonne voie pour découvrir l'essence de l'homme, lorsque nous définissons l'homme, et aussi longtemps que nous le définissons, comme un vivant parmi d'autres, en l'opposant aux plantes, à l'animal, à Dieu ? On peut bien procéder ainsi ; on peut, de cette manière, situer l'homme à l'intérieur de l’étant comme un étant parmi d'autres. Ce faisant, on pourra toujours émettre à son propos des énoncés corrects. Mais on doit bien comprendre que par là l'homme se trouve repoussé définitivement dans le domaine essentiel de l’animalitas, même si, loin de l'identifier à l'animal, on lui accorde une différence spécifique. Au principe, on pense toujours l'homo animalis, même si on pose l'anima comme animus sive mens, et celle-ci, plus tard, comme sujet, personne ou esprit. Une telle position est dans la manière de la métaphysique. Mais, par là, l'essence de l'homme est appréciée trop pauvrement ; elle n'est point pensée dans sa provenance, provenance essentielle qui, pour l'humanité historique, reste en permanence l'avenir essentiel. La métaphysique pense l'homme à partir de l’animalitas, elle ne le pense pas en direction de son humanitas. "

Heidegger, " Lettre sur l'humanisme ", in Questions III et IV, Tel, Gallimard, p. 79.

Heidegger définit dans ce texte deux humanismes : l'humanisme philosophique courant, prisonnier de la tradition métaphysique, et un autre humanisme, plus radical, qu'il voudrait voir substituer au premier. Ce qui motive cette distinction, c'est que le premier humanisme manque peut-être l'essence de l'homme.

Heidegger remet en effet d'abord en cause l'humanisme traditionnel (de " On peut bien... " à " dans la manière de la métaphysique "), qui remonte à la tradition antique de l'animal rationnel. Qu'on définisse l'homme comme un animal doué d'âme, d'esprit, de raison, comme un animal politique, on le définit finalement à chaque fois comme un animal : le terme " animal " n'est jamais seul, mais jamais absent. C'est pour cela que Heidegger dit que l'homme est repoussé dans le domaine de l'" animalitas " : même quand l'homme se voit accorder une différence spécifique, il se voit inclus de fait dans le genre animal, il est " un vivant parmi d'autres ". Il n'y a alors entre l'homme et les autres vivants qu'une différence de degré.

Heidegger ne reproche pas à cet humanisme d'être faux (il parle même de " résultats corrects ", mais d'être pauvre. Cet humanisme reste en effet métaphysique, c'est-à-dire qu'il en reste à la question de savoir pourquoi l'homme est tel qu'i1 est plutôt qu’autrement (dans la terminologie heideggerienne, on dira que l'homme est pris simplement en tant qu'étant). La question telle qu'Heidegger veut la poser porte sur la question de savoir pourquoi il y a quelque chose et non pas plutôt rien (c'est la question de l'être de l'étant) ; cette question, l'homme est le seul à l'entendre, elle est ce qui est à la fois sa " provenance " et son " avenir " parce qu'elle est l'histoire de l'Être. L'ontologie telle que Heidegger voudra la fonder sera justement l'entreprise qui consistera à comprendre l'existence dans le temps de cet étant singulier qui entend l'Être. Poser l'homme comme celui qui entend cette question, comme celui qui se tient dans cette question même, c'est poser entre lui et les autres vivants une différence qui n'est plus une simple différence de degré, mais une différence de nature.

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