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Les mille visages du président

Publié le 17/01/2022

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16 juin 2002 C'EST toujours une petite surprise que de le voir cérémonieux. D'entendre cette voix plus grave qu'il a adoptée en public, depuis le premier tour de l'élection présidentielle qui l'a confronté à Jean-Marie Le Pen. De le trouver soudain si solennel, au conseil des ministres, lui qui tutoyait volontiers, quelques semaines auparavant, la plupart des hommes et des femmes qui s'assoient maintenant autour de la grande table ronde. C'est toujours un peu déroutant de le savoir pendu au téléphone pour régler deux ou trois petites choses qu'un conseiller général jugerait subalternes et de le retrouver deux heures plus tard, la démarche raide et le visage fermé, passant au travers d'une haie de gardes républicains. Le même et je ne sais quoi d'un autre. Le Jacques Chirac de légende et le président réélu. On le croit d'humeur rigolarde et le voilà qui gèle toute dissipation d'un seul regard glacial. On le sent changé, et soudain une plaisanterie un peu gaillarde, lâchée avec la lippe sensuelle qu'il n'a jamais tout à fait perdue, le ramène au bercail des idées reçues. En public, pourtant, le chef de l'Etat est devenu un homme grave. S'affichant tout entier tendu par la nécessité de lancer des réformes et de répondre aux attentes des Français. Inquiet du moral de son peuple et de la désaffection des urnes. Désolé du score du Front national et vaguement soucieux de la manière dont pourraient s'exprimer, plus tard, ces électeurs de gauche qui se sont obligés à voter pour lui, le 5 mai. Officiellement, donc, Jacques Chirac est sorti de sa réélection changé. Chez cet homme dont le corps a toujours été le meilleur rempart, cette maturité nouvelle s'exprime par mille petits gestes. La voix a baissé d'un ton. La silhouette est parfois franchement figée. Les conseillers de l'Elysée soulignent à l'envi la gravité qu'il affiche dans les réunions. Bernadette Chirac, lorsqu'on lui fait remarquer cette petite transformation physique de son mari, n'a qu'un haussement de sourcil : « Croyez-vous vraiment que le premier tour de la présidentielle a été une bonne nouvelle ? » Il a été l'écroulement d'un monde connu, plutôt. La disparition d'un combat attendu contre la gauche. Et une petite humiliation, aussi : pour sa quatrième candidature à l'Elysée, Jacques Chirac n'a pas dépassé au premier tour ces 20 % qui ont toujours marqué son seuil maximal d'adhésion. Tout de même, il ne faudrait pas s'y tromper. Chirac n'a pas voulu sabrer le champagne au soir du premier tour : « Je ne suis pas heureux », a-t-il lâché à son équipe de campagne qui se réjouissait. Il s'est montré irritable pendant tout l'entre-deux tours. Mais il jouit tout de même largement de son pouvoir retrouvé depuis sa réélection. Quelques semaines auparavant, il se voyait perdant, condamné à terminer sa vie politique dans un face-à-face avec les juges. La bataille des législatives a d'ailleurs vite rendu des réflexes au Chirac de toujours. Il voulait que sa victoire soit éclatante, afin de légitimer définitivement son incroyable score de la présidentielle. Il n'a donc rien négligé. Tout ce que la droite compte de combattants, Bernadette Chirac comprise, a été mobilisé pour tenter de faire battre François Hollande en Corrèze. Le champion olympique, David Douillet, grand ami de la Chiraquie, a été dépêché en Saône-et-Loire pour soutenir l'adversaire du député socialiste Arnaud Montebourg, honni pour avoir traité le président de « quasi-délinquant » . Les chasseurs ont été choyés. Et au soir de la victoire de l'UMP, c'est bien le président qui s'est félicité d'un « on les a eus ! », visant autant la gauche explosée que l'UDF de François Bayrou, quasiment désossée. Pourquoi faut-il pourtant que la légende d'un Chirac transformé revienne régulièrement ? Car la chose n'est pas nouvelle. Voilà près de vingt-cinq ans qu'à chaque nouvelle échéance, chaque nouveau combat, ses amis assurent que leur chef a changé. Edouard Balladur, au temps de leur rivalité, avait alors eu cette phrase qui en disait long sur son peu d'illusions : « Jacques est comme le beaujolais. On nous en vend un nouveau chaque année. » En 1986, ses conseillers louèrent donc l'épanouissement de l'homme d'action. En 1988, l'apaisement de l'homme d'Etat. En 1995, lorsque celui qui avait plaidé tour à tour pour un « travaillisme à la française », puis un libéralisme à la Ronald Reagan, adopta soudain le thème porteur de la fracture sociale, Claude Chirac assura auprès de toute la presse qu'il avait retrouvé ses vraies racines. « Il s'est rejoint », disait-elle curieusement, comme si son père n'avait longtemps été qu'une figure éclatée. Après son élection à l'Elysée, il fallut au contraire montrer que le pouvoir ne lui enlèverait rien de sa simplicité. Chirac lui-même avait très peur de cela. « Il faut surtout se garder du syndrome du chapeau à plumes », rigolait-il alors avec ses vieux amis Pierre Mazeaud et Jean-Louis Debré. Les cortèges présidentiels s'arrêtèrent au feu rouge. Le président lâcha tous les vestiges de monarque qu'avait cultivés son prédécesseur François Mitterrand. Pour finir, après sept années d'un premier mandat mouvementé, les chiraquiens ne savaient plus très bien à quel saint se vouer. C'est Jean-Pierre Raffarin, déjà, qui a le mieux résumé les choses, il y a quelques mois : « En vérité, Chirac n'a pas changé. Le problème, c'est que c'est un réconfort pour certains, quand pour d'autres, c'est un regret. » En somme, le Chirac plus grave est une construction à l'intention des Français. Car le président a toujours été convaincu d'une chose : un chef de l'Etat doit incarner l'air du temps autant que l'esprit d'un peuple. Il a été impressionné par la mobilisation contre le Front national. Il a compris l'émotion, notamment des plus jeunes, même s'il s'est félicité de voir la gauche obligée d'appeler à voter pour lui. Ce n'est pas qu'il néglige les signes de la crise politique. Mais il garde cet adage napoléonien : « On gagne et puis après on voit. » Il a gagné. Reste à cacher la plus petite marque d'une victoire trop arrogante. Dès le 5 mai, il a affirmé : « Que la politique change ! » Depuis, il s'efforce de distiller quelques symboles de ce changement. Il adore la modestie affichée de son premier ministre. Il appelle chacun à plus de simplicité. Il plaide au conseil des ministres, le 19 juin, pour « le respect de l'opposition, notamment au Parlement ». Il insiste pour faire venir deux ou trois représentants de la société civile au gouvernement. Mais cela ne l'empêche pas de conserver une pratique politique parfaitement traditionnelle. Le remaniement ministériel a été tout entier décidé à l'Elysée. A la Chirac. Avec listes de fidèles à remercier. Qu'importe que les uns et les autres héritent parfois d'attributions sur lesquelles ils n'avaient, une heure auparavant, pas la moindre idée. Qu'importe que le premier adjoint RPR de Marseille, Renaud Muselier, hérite d'un secrétariat d'Etat aux affaires étrangères alors qu'il s'est spécialisé depuis des années dans les dossiers concernant la jeunesse et les sports. Qu'importe que l'agriculteur, Christian Jacob, se retrouve à la famille. « A part mes quatre enfants, je n'y connais rien », se lamentait le ministre nouvellement désigné. « Il se débrouillera, c'est ça ou rien ! », a tranché le président. Car Chirac a décidé de mener son nouveau pouvoir comme bon lui semble. Il a tout pour lui, désormais : l'Elysée, Matignon, l'Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil constitutionnel, les trois quarts des régions et des départements, et jusqu'au Conseil supérieur de l'audiovisuel. Il peut donc se permettre d'agir comme il le souhaite. « Maintenant, il n'y a plus de raison de se laisser emmerder ! », a-t-il dit joyeusement à quelques-uns de ses fidèles réunis, au lendemain des législatives. Toute son habileté, désormais, consiste à se préserver. Alors qu'il était certain que la droite l'emporterait largement aux législatives, il a à peine mené campagne. Un déplacement à Châteauroux, une interview télévisée. Un point c'est tout. Les visites de soutien ont été essentiellement accomplies par Jean-Pierre Raffarin, les barons de la droite et Bernadette. Au lendemain des législatives, même discrétion présidentielle. C'est encore Jean-Pierre Raffarin qui a tiré la leçon du scrutin. Lui qui a donné le ton - modeste - du nouveau gouvernement. Jacques Chirac, lui, a paru s'effacer. Cette relative absence masque mal l'activité nouvelle du président. Non seulement la composition du gouvernement, mais aussi la mise en place de tous les instruments qui devront accompagner son pouvoir. La prise de possession officielle de l'UMP par Alain Juppé. La candidature de Jean-Louis Debré à l'Assemblée nationale, contre Edouard Balladur. Le chef de l'Etat n'ignore aucune des nominations qui se préparent, dans les ambassades, parmi les dirigeants de la police ou dans la magistrature. Ce n'est pas que Jean-Pierre Raffarin n'ait aucune latitude. Mais le premier ministre a bien compris que Chirac, après cinq ans de cohabitation, a un appétit d'action qui ne sera pas assouvi avant de nombreux mois. Le président lui-même a rappelé quelques principes simples à ceux qui, parmi les ministres, n'avaient pas encore compris. « Le chef des armées, c'est moi », a-t-il tout de suite prévenu. Le ministre de l'économie, qui se lançait dans une trop longue explication à propos des négociations européennes à venir, a entendu le chef de l'Etat lâcher : « Je m'occuperai des discussions sur le pacte de stabilité. » Il discute de la réforme de la politique agricole commune avec Hervé Gaymard. De la politique de la ville avec Jean-Louis Borloo. Des premières mesures contre l'insécurité avec Nicolas Sarkozy. Mais il renvoie les quémandeurs et les geignards sur Matignon. Il refuse désormais de perdre son temps. C'est bien la seule chose qui ait vraiment changé, au fond, chez cet homme qui va bientôt atteindre les 70 ans. Comme s'il avait saisi qu'après un parcours politique plus romanesque que réussi, ce dernier mandat était son ultime chance de se racheter. RAPHAELLE BACQUE Le Monde du 24 juin 2002

« chose : un chef de l'Etat doit incarner l'air du temps autant que l'esprit d'un peuple.

Il a été impressionné par la mobilisation contrele Front national.

Il a compris l'émotion, notamment des plus jeunes, même s'il s'est félicité de voir la gauche obligée d'appeler àvoter pour lui.

Ce n'est pas qu'il néglige les signes de la crise politique.

Mais il garde cet adage napoléonien : « On gagne et puisaprès on voit.

» Il a gagné.

Reste à cacher la plus petite marque d'une victoire trop arrogante.

Dès le 5 mai, il a affirmé : « Que lapolitique change ! » Depuis, il s'efforce de distiller quelques symboles de ce changement.

Il adore la modestie affichée de son premier ministre.

Ilappelle chacun à plus de simplicité.

Il plaide au conseil des ministres, le 19 juin, pour « le respect de l'opposition, notamment auParlement ».

Il insiste pour faire venir deux ou trois représentants de la société civile au gouvernement.

Mais cela ne l'empêchepas de conserver une pratique politique parfaitement traditionnelle.

Le remaniement ministériel a été tout entier décidé à l'Elysée.A la Chirac.

Avec listes de fidèles à remercier.

Qu'importe que les uns et les autres héritent parfois d'attributions sur lesquelles ilsn'avaient, une heure auparavant, pas la moindre idée.

Qu'importe que le premier adjoint RPR de Marseille, Renaud Muselier,hérite d'un secrétariat d'Etat aux affaires étrangères alors qu'il s'est spécialisé depuis des années dans les dossiers concernant lajeunesse et les sports.

Qu'importe que l'agriculteur, Christian Jacob, se retrouve à la famille.

« A part mes quatre enfants, je n'yconnais rien », se lamentait le ministre nouvellement désigné.

« Il se débrouillera, c'est ça ou rien ! », a tranché le président. Car Chirac a décidé de mener son nouveau pouvoir comme bon lui semble.

Il a tout pour lui, désormais : l'Elysée, Matignon,l'Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil constitutionnel, les trois quarts des régions et des départements, et jusqu'au Conseilsupérieur de l'audiovisuel.

Il peut donc se permettre d'agir comme il le souhaite.

« Maintenant, il n'y a plus de raison de se laisseremmerder ! », a-t-il dit joyeusement à quelques-uns de ses fidèles réunis, au lendemain des législatives. Toute son habileté, désormais, consiste à se préserver.

Alors qu'il était certain que la droite l'emporterait largement auxlégislatives, il a à peine mené campagne.

Un déplacement à Châteauroux, une interview télévisée.

Un point c'est tout.

Les visitesde soutien ont été essentiellement accomplies par Jean-Pierre Raffarin, les barons de la droite et Bernadette.

Au lendemain deslégislatives, même discrétion présidentielle.

C'est encore Jean-Pierre Raffarin qui a tiré la leçon du scrutin.

Lui qui a donné le ton -modeste - du nouveau gouvernement.

Jacques Chirac, lui, a paru s'effacer. Cette relative absence masque mal l'activité nouvelle du président.

Non seulement la composition du gouvernement, mais aussila mise en place de tous les instruments qui devront accompagner son pouvoir.

La prise de possession officielle de l'UMP parAlain Juppé.

La candidature de Jean-Louis Debré à l'Assemblée nationale, contre Edouard Balladur.

Le chef de l'Etat n'ignoreaucune des nominations qui se préparent, dans les ambassades, parmi les dirigeants de la police ou dans la magistrature. Ce n'est pas que Jean-Pierre Raffarin n'ait aucune latitude.

Mais le premier ministre a bien compris que Chirac, après cinq ansde cohabitation, a un appétit d'action qui ne sera pas assouvi avant de nombreux mois.

Le président lui-même a rappelé quelquesprincipes simples à ceux qui, parmi les ministres, n'avaient pas encore compris.

« Le chef des armées, c'est moi », a-t-il tout desuite prévenu.

Le ministre de l'économie, qui se lançait dans une trop longue explication à propos des négociations européennes àvenir, a entendu le chef de l'Etat lâcher : « Je m'occuperai des discussions sur le pacte de stabilité.

» Il discute de la réforme de lapolitique agricole commune avec Hervé Gaymard.

De la politique de la ville avec Jean-Louis Borloo.

Des premières mesurescontre l'insécurité avec Nicolas Sarkozy.

Mais il renvoie les quémandeurs et les geignards sur Matignon.

Il refuse désormais deperdre son temps.

C'est bien la seule chose qui ait vraiment changé, au fond, chez cet homme qui va bientôt atteindre les 70 ans.Comme s'il avait saisi qu'après un parcours politique plus romanesque que réussi, ce dernier mandat était son ultime chance de seracheter. RAPHAELLE BACQUELe Monde du 24 juin 2002 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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