Les Martiens prennent Shanghai...
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
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allure catastrophique.
Le cours du " gold yuan " (comme on appelait cyniquement la nouvelle monnaie), longtemps maintenu entre4 et 7 millions pour...
1 dollar américain, avait atteint 12 millions le 19 mai, 20 millions le lendemain, 42 millions le surlendemain.
La planche n'allaitplus assez vite, les billets n'avaient plus assez de zéros, les caisses des banques étaient vides, et il y avait une famine constante demoyens de paiement.
C'est pourquoi on avait vu reparaître toutes sortes de pièces d'argent de la Chine d'hier et d'avant-hier." Grosse tête ", " petite tête ", " dollar de Sun Yat-sen ", " dragons " des diverses provinces, dollar mexicain, thaler autrichien,etc., chacune avait un cours différent.
La ville entière était transformée en une gigantesque rue Quincampoix où sur les trottoirsdes centaines de spéculateurs improvisés pratiquaient le négoce acharné des introuvables coupures, des dollars américainsinterdits, et surtout des pièces d'argent, qu'ils faisaient sonner d'une main dans l'autre : tout Shanghai retentissait de ce tintementinnombrable.
La cote changeait d'heure en heure, et des cyclistes faisaient constamment la navette entre l'Est et l'Ouest pour crierles cours au passage à leurs correspondants sur le trottoir.
Dans les tramways de la compagnie française, les receveurs spéculaient avec la recette de leur sacoche et revendaient leursavoirs aux deux bouts de la ligne, en empochant les bénéfices.
Pour nous Européens, comme d'ailleurs pour la plupart desChinois, se posait un problème difficile, celui du porte-monnaie.
Le mien était tout simplement un gros sac de jute pour mettre lespommes de terre que je jetais sur mon épaule le matin en sortant du logis.
Il était tout gonflé, du moins au départ, d'un grandnombre de liasses " gold yuans ", grosses comme une brique ou un pavé et valant chacune au moins une vingtaine de millions.Mais, ici et là, on voyait s'étaler dans le ruisseau des centaines de ces billets orange et vert portant la tête chauve du" généralissime " Tchiang Kaï-Chek, et personne ne les ramassait : rien ne pouvait mieux exprimer la chute, dans l'estimepopulaire, de l'ancien héros de la Chine.
A partir du 20 mai, tout indiquait que-enfin !-la fin était proche.
Il y eut soudain une extraordinaire activité militaire en pleineville, prélude évident au grand déménagement des défenseurs.
Cela commença par un glorieux équivalent chinois des fameux taxis de la Marne, mais les taxis étaient figurés par des centainesde pousse-pousse et de vélos-pousse transportant combattants et bagages.
Malheureusement, leur galopade effrénée ne sedirigeait pas vers le front, mais en sens inverse.
Puis ce fut, tout une nuit, un tourbillon grondant de convois et de troupes enmouvement vers le port de Woosoung, c'est-à-dire vers la fuite.
Là-dessus, il y eut un grand " défilé de la victoire ", et leshabitants, sur le parcours, eurent ordre de pavoiser abondamment; mais, cette fois aussi, le défilé allait en direction durembarquement.
Les drapeaux restèrent d'ailleurs aux fenêtres, si bien que quelques jours après, au nouveau pavoisementobligatoire pour la libération, il allait suffire aux malins habitants de donner deux ou trois tours à la hampe pour enrouler un peul'étoffe et obtenir ainsi de beaux drapeaux rouges, l'étoile bleue du Kouomintang, au coin de l'étamine, ayant disparu à jamais.
Enfin, le 25 mai, c'est l'arrivée des troupes de Chen Yi, sans combat, par l'ouest de la ville.
Mais il y aura tout de même une" bataille de Shanghai ", au coeur de la cité, pendant trois jours.
Cela commence dans l'après-midi du 25, quand un bataillon detroupes d'élite de Tchiang Kaï-Chek, pour un baroud d'honneur, oppose une résistance imprévue sur la ligne de défensehâtivement installée en pleine ville derrière le canal de Soochow.
Leurs deux meilleurs points d'appui sont formés par deux blocsd'appartements modernes où résident plus de cinq cents étrangers, qui se trouvent ainsi pris au milieu de la bataille.
L'un de ces immeubles est le Broadway Mansions, pseudo-gratte-ciel, d'où les défenseurs battent d'un feu d'enfer tout lequartier alentour.
Les communistes renoncent, le lendemain, à l'attaque frontale et prennent leurs adversaires à revers par ungrand mouvement tournant à travers la ville.
Débordés, une partie des nationalistes décrochent et s'enfuient vers Woosoung, bienque leurs camarades leur tirent dessus du haut.
A l'Embankment Building, l'autre point d'appui, les troupes des terrasses consentent à hisser le drapeau blanc, cédant auxobjurgations des résidents étrangers, qui négocient pour eux par téléphone avec les communistes.
Mais leurs camarades duquatrième étage font échouer les pourparlers.
La négociation reprend à l'aube du jour suivant, sous la menace d'une artillerie queles communistes excédés ont amenée pendant la nuit.
Broadway Mansions lâche et persuade les fanatiques de l'autre buildingd'en faire autant, dans la matinée.
Arrivant un peu plus tard sur les lieux du combat, je peux constater que le bilan du vacarme destrois jours se solde, du côté des étrangers, par un blessé seulement et des dégâts matériels.
Evidemment les communistes ont montré une grande patience, et cette prudence ne fera que se confirmer dans les journées quivont suivre.
Ces Martiens, on se raconte sur eux des histoires étonnantes.
Décidément, ils n'enlèvent pas les filles, ils ne pillent pas, ils couchent sur le trottoir.
Ils refusent le bol de riz ou de thé qu'on leur.
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