Le tout culturel Alain FINKIELKRAUT
Publié le 24/03/2020
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Le tout culturel
Alain FINKIELKRAUT
né en 1949 La Défaite de la pensée (1987)
En disant: «Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l’instruction», André Malraux s’inscrivait explicitement dans la tradition des Lumières et voulait généraliser la connaissance des grandes œuvres humaines; aujourd’hui, les livres de Flaubert rejoignent, dans la sphère pacifiée du loisir, les romans, les séries télévisées et les films à l’eau de rose dont s’enivrent les incarnations contemporaines d’Emma Bovary, et ce qui est élitiste (donc intolérable) ce n’est pas de refuser la culture au peuple, c’est de refuser le label culturel à quelque distraction que ce soit. Nous vivons à l’heure des feelings; il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment).
«Laissez-moi faire de moi ce que je veux1 » : aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. Muni d’une télécommande dans la vie comme devant son poste de télévision, il compose son programme, l’esprit serein, sans plus se laisser intimider par les hiérarchies traditionnelles. Libre au sens où Nietzsche dit que ne plus rougir de soi est la marque de la liberté réalisée, il peut lâcher tout et s’abandonner avec délices à l’immédiateté de ses passions élémentaires. Rimbaud ou Renaud, Lévinas2 ou Lavilliers — sa sélection est automatiquement culturelle.
La non-pensée, bien sûr, a toujours coexisté avec la vie de l’esprit, mais c’est la première fois dans l’histoire européenne quelle habite le même vocable, quelle jouit du même statut, et que sont traités de racistes ou de réactionnaires ceux qui, au nom de la «haute» culture, osent encore l’appeler par son nom.
Soyons clair : cette dissolution de la culture dans le tout culturel ne met fin ni à la pensée ni à l’art. Il ne faut pas céder au lamento nostalgique sur l’âge d’or où les chefs-d’œuvre se ramassaient à la pelle. Vieux

«
f CULTURE ET MODERNITÉ
comme le ressentiment, ce poncif accompagne, depuis ses origines, la
vie spirituelle de l'humanité.
Le problème auquel nous sommes, depuis
35 peu, confrontés est différent, et plus grave: les oeuvres existent, mais la
frontière entre la culture et
le divertissement s'étant estompée, il n'y a
plus de lieu
pour les _accueillir et pour leur donner sens.
Elles flottent
doncabsurdement dans
un espace sans coordonnées ni repères.
Quand
la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pen-
40 sée perd toute signification.
La Défaite de la pensée, © Éd.
Gallimard.
• • • • • • • • • • 1 1.
André Bercoff, Jrlanuel d'imtruction dviqtte pour temps ingouvernables, Grasset, 1985, p.
86 et passim (note de l'au teur).
- 2.
Philosophe français (1906-1995).
i
- ;- 1 • Enoncez de manière concise la thèse soutenue par Alain Finkielkraut.
• Quelle est la/tonalité du passage: « aujourd'hui les livres de Flaubert...
quelque dis
traction que/ce soit»
(1.
4 à 9)? Appréciez-en le rôle dans l'argumentation.
• Répertoriez! les procédés
de rhétorique qui renforcent l'argumentation dans le
deuxième p~ragraphe.
[ ),,- Grou~ement de textes: voir 26 -28 -31 -33.
,.._ ___ -~ ---~ - ----~- -
71.
»
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