6 novembre 1998 - Des alliances qui se font et se renversent. Des chefs d'Etat pusillanimes engagés dans des conflits qui grèvent leurs finances et découragent les investisseurs étrangers. Une révision à la baisse des prévisions de croissance pour 1999. L'Afrique centrale ne se remet pas de la tragédie rwandaise et de tous les séismes qui ont accompagné la fin du dictateur Mobutu. Malgré tous les espoirs placés par la communauté internationale dans les nouveaux dirigeants de cette Afrique, le coeur du continent noir est un camaïeu de puissances féodales en mal d'unité
Toutes les conditions sont réunies pour que l'Afrique implose en son centre. L'Angola n'a pas su venir à bout de ses vieux démons. Il est en guerre avec lui-même et impliqué chez ses deux voisins congolais, à Brazzaville et à Kinshasa. La République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) s'englue dans une crise inextricable qui met directement aux prises au moins une demi-douzaine de pays de la région. Le conflit interne au Soudan, qui oppose le Nord musulman au Sud chrétien et animiste, prospère d'autant mieux que l'Ouganda, l'Erythrée et l'Ethiopie, engagés sur d'autres fronts, sont moins enclins à soutenir les rébellions hostiles à Khartoum. L'Erythrée et l'Ethiopie, devenues soeurs ennemies, se disputent depuis huit mois sur leur frontière commune. Il ne manque qu'un catalyseur pour qu'une réaction en chaîne enflamme l'Afrique de l'océan Atlantique à la mer Rouge.
Une implacable logique semble frapper l'un après l'autre les pays de la région des Grands Lacs, de l'Afrique centrale et de la Corne. Un peu comme si les répliques du séisme qui a ravagé le Rwanda en 1994 n'en finissaient pas de faire trembler le coeur du continent.
L'assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana et de son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira, qui se trouvait à bord du même avion abattu par des apprentis sorciers, le 6 avril 1994, constitue le point de départ d'un des grands génocides du siècle. Plus de cinq cent mille Rwandais ont payé de leur vie le fait d'appartenir à la minorité tutsie ou, bien que membres de la majorité hutue, de s'être opposés au régime de Juvénal Habyarimana. Les extrémistes hutus, guidés par l'entourage du président défunt et encadrés par des miliciens et des militaires, ont été intraitables, massacrant en moins de cent jours plus d'un demi-million de personnes, utilisant des plans et des listes établis de longue date.
Les Tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), qui avaient déjà tenté de s'emparer du pouvoir par la force en octobre 1990 et en février 1993, en envahissant le pays à partir de l'Ouganda voisin, ne parviennent à leurs fins qu'en juillet 1994, mettant du même coup un terme au génocide. Ils écrasent militairement les Forces armées rwandaises (FAZ) contraintes , après leur défaite, de prendre le chemin de l'exil. Les soldats rwandais, accompagnés dans leur déroute par les Interahamwes, ces miliciens hutus extrémistes et "génocidaires" de funeste réputation, entraînent dans leur sillage - ou poussent devant eux - quelque deux millions de civils qui se réfugient dans les pays voisins, au Burundi, en Tanzanie et au Zaïre. C'est dans le Nord et le Sud-Kivu, les provinces orientales de ce pays, qu'ils s'établissent en plus grand nombre, dans des camps qui portent en germe la fin politique du président zaïrois, le maréchal Mobutu Sese Seko.
En quelques semaines, après que les premières épidémies ont disparu, ces camps s'organisent avec l'aide de l'ancienne administration rwandaise, devenant de gros villages puis de véritables villes africaines, certains d'entre eux regroupant plus de deux cent cinquante mille réfugiés. Les anciens fonctionnaires, les ex-militaires et les Interahamwes imposent leur discipline, font régner leur loi, et organisent des raids en territoire rwandais pour entretenir l'insécurité dans l'Est du pays désormais dirigé par la minorité tutsie.
Soutenus par l'Ouganda de Yoweri Museveni, les Etats-Unis et les pays de la région (à l'exception du Congo, du Centrafrique et du Soudan), les Rwandais se lancent en octobre et en novembre 1996 à l'assaut des camps de réfugiés dans l'est zaïrois, s'abritant derrière l'écran des rebelles de l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila. A la mi-novembre, des camps dispersés par la force, quelques centaines de milliers de réfugiés rentrent au Rwanda. Les autres fuient la mitraille, les exécutions sommaires, les massacres et, pour certains, la prison et la justice qui les attendent au pays pour les crimes commis en 1994, choisissant de reprendre leur route vers l'ouest.
Les survivants arrivent à la frontière angolaise ; certains gagnent le Centrafrique ; quelques milliers entrent au Congo- Brazzaville ; d'autres atteignent le Gabon et le Cameroun dans un état d'épuisement total. Les derniers - ceux qui ne sont pas massacrés sur place ou rapatriés de force - s'éteignent progressivement dans l'ex-Zaïre, victimes de la faim, des maladies ou des bêtes sauvages peuplant une forêt équatoriale particulièrement inhospitalière.
Les récits des témoins oculaires abondent, qui décrivent les massacres perpétrés à l'encontre de ces Hutus rwandais, pourtant placés sous la responsabilité du Haut- Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) jusqu'à l'assaut donné à leurs camps. Ils parcourent des milliers de kilomètres à pied, traversant des territoires hostiles, bouleversant l'ordre établi sur leur passage, semant leur malheur comme un feu de brousse se propage.
Le Rwanda et l'Ouganda sont prêts depuis le début de 1995 à intervenir dans l'est du Zaïre pour en "chasser" les réfugiés hutus, fauteurs d'instabilité. Les Etats-Unis ont donné leur feu vert. Ils viennent de faire le choix de soutenir, contre vents et marées, l'homme fort du Rwanda, le général Paul Kagamé, vice- président et ministre de la défense. Washington juge en effet que le patron du FPR, au contraire de ses compagnons d'armes et des élites tutsies extrémistes, a un projet politique pour le Rwanda, ce qui, aux yeux du département d'Etat et du Pentagone, est en soi un élément modérateur et rassurant. Les Américains donnent, du reste, peu de temps après, à l'Armée patriotique rwandaise (APR, l'armée du FPR) les moyens matériels de mener des opérations sur le lac Kivu - notamment dans l'île rwandaise d'Iwawa où des extrémistes hutus sont concentrés et s'entraînent, et sur les presqu'îles zaïroises de Birava et d'Ijwi - avant de passer la vitesse supérieure et d'envoyer au Rwanda des instructeurs militaires.
Plusieurs milliers de jeunes Tutsis zaïrois d'origine rwandaise, des Banyamasisis du Nord- Kivu et des Banyamulenges du Sud-Kivu ont été formés dans des camps d'entraînement au Rwanda, avant d'être réinfiltrés dans l'est du Zaïre, à travers les frontières rwandaise et burundaise. C'est l'annonce officielle de l'opération d'un cancer de la prostate du maréchal Mobutu, le 22 août 1996, puis celle de l'incurabilité de sa maladie qui déclenchent le processus. Les Banyamulenges, vivant dans les collines aux alentours d'Uvira, menacés par les tribus autochtones - qui contestent le bien-fondé de leur nationalité - et les militaires jaloux et avides des Forces armées zaïroises (FAZ), prennent les armes pour se protéger et défendre leurs terres fin septembre 1996, peu après qu'un duel d'artillerie eut opposé Rwandais et Zaïrois au-dessus du pont de la rivière Rusisi, entre Bukavu et Cyangugu.
Insurgés contre les autorités zaïroises, les Banyamulenges ont tôt fait de conquérir Uvira, puis Bukavu, et de se précipiter en direction de Goma, au nord du lac Kivu, ouvertement soutenus - voire dirigés - par des militaires rwandais et ougandais, les Burundais ayant fait le choix ostensible de se désengager assez vite. Au rythme de leur progression, Banyamulenges et soldats étrangers détruisent les camps et dispersent les réfugiés hutus quand ils ne réussissent pas à les forcer au retour.
L'armée zaïroise rapidement humiliée, les Banyamulenges s'en prennent, au passage, aux extrémistes hutus de Léonard Nyangoma, l'ancien ministre de l'intérieur de Melchior Ndadaye, le premier président démocratiquement élu du Burundi, assassiné en octobre 1993 par des extrémistes tutsis. Ils sont, d'ores et déjà, en dehors du strict cadre de la revendication territoriale. Il leur faut trouver une nouvelle justification pour poursuivre plus avant leur entreprise. Le 25 octobre 1996, ils affirment subitement vouloir renverser le régime du président Mobutu... et annoncent avoir été rejoints par d'autres opposants zaïrois. Quatre nébuleuses politiques, implantées dans le Nord et le Sud-Kivu, et proches du pouvoir ougandais, s'unissent au sein d'une Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) dont le coordinateur, et futur président, n'est autre que Laurent-Désiré Kabila, vieux cheval de retour de la politique zaïroise et ancien compagnon de route de Patrice Lumumba.
A la Toussaint, la ville de Goma tombe à son tour. Les Banyamulenges et les soldats de Kigali évacuent les organisations humanitaires et les journalistes vers le Rwanda, laissant la ville sans témoins. Deux semaines plus tard, les "rebelles" zaïrois et les soldats rwandais donnent l'assaut au camp de Mugunga, où sont regroupés les réfugiés hutus de la région, et jettent sur les routes et les pistes quelque sept cent mille personnes. La première partie du plan mis au point par l'Ouganda et le Rwanda, avec l'aval des Etats- Unis, s'achève : les camps de réfugiés menaçant la stabilité du Rwanda n'existent plus. Les autorités de Kigali, les Américains et finalement le HCR peuvent alors annoncer que tous les réfugiés sont rentrés au Rwanda... Plusieurs centaines de milliers d'entre eux continuent, en fait, de progresser à l'intérieur du Zaïre, inexorablement pourchassés par les troupes de M. Kabila et les soldats rwandais.
Les nouveaux objectifs de l'AFDL et de ses alliés rwandais et ougandais sont désormais la prise de Kinshasa et la chute du dictateur honni, le maréchal Mobutu Sese Seko, au pouvoir depuis trente-deux ans. L'homme à la toque de léopard cristallise tous les ressentiments de la région. Ce dinosaure de la guerre froide, longtemps considéré par le monde occidental comme la dernière digue pouvant contenir le flot marxiste- léniniste qui a déferlé sur le continent africain au lendemain des indépendances, le champion du monde libre et la créature de la CIA, a fini de rendre service. Après l'effondrement du mur de Berlin, l'avènement du multipartisme en maints pays et les efforts plus ou moins affirmés en faveur de la démocratisation, le maréchal Mobutu semble curieusement anachronique. Après avoir fait traîner la transition politique pendant sept longues années au Zaïre, il est toujours en mesure de déstabiliser ses voisins : à l'est, en entretenant des mouvements de guérilla hostiles à Kampala et Kigali ; à l'ouest, en continuant - par intérêt mutuel - à soutenir son vieil ami Jonas Savimbi, chef autoritaire de l'Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola (Unita), toujours en rébellion contre le régime de Luanda.
A marche forcée, les troupes de l'AFDL, fermement soutenues par le Rwanda et l'Ouganda, mais bénéficiant aussi de l'appui décisif de l'armée gouvernementale angolaise, de l'appoint ponctuel de la Zambie et du soutien sud-africain, traversent le Zaïre, s'emparant des villes, qui basculent, les unes après les autres, la plupart du temps sans combats. Kisangani, la capitale du Haut-Zaïre, tombe le 15 mars 1997 ; Mbuji-Mayi, la capitale du Kasaï-Oriental et du diamant, le 4 avril, cinq jours avant Lubumbashi, la deuxième ville du pays et capitale de la province minière du Katanga (ex-Shaba).
Avec le succès, et assuré de ses arrières, Laurent-Désiré Kabila prend de l'assurance. Il refuse toute négociation n'impliquant pas le départ immédiat de Mobutu Sese Seko. Celui- ci a perdu dès janvier tout espoir d'inverser le cours de l'histoire. La fameuse "contre- offensive totale et foudroyante" annoncée avec éclat par le premier ministre, Léon Kengo wa Dondo, a fait long feu. Les mercenaires recrutés ne sont pas à la hauteur, l'argent collecté pour réarmer les militaires et payer leurs soldes est détourné, comme à l'accoutumée, par la nuée d'intermédiaires douteux et cupides qui prospèrent dans les allées du pouvoir zaïrois. La messe est dite. Le 17 mai les troupes de l'AFDL entrent dans Kinshasa.
Mobutu Sese Seko, le flamboyant maréchal, autrefois reçu dans toutes les capitales occidentales avec les honneurs, a quitté discrètement, la veille, sa résidence du camp Tshatshi pour Gbadolite, son "village" au bord de l'Oubangui, dans sa province natale de l'Equateur, au nord du pays. Il compte y séjourner ; peut-être même pense-t-il y prendre ses quartiers, comme il l'a fait pendant des années, passant de l'un à l'autre de ses palais. C'est finalement chassé par les siens qu'il quitte son fief. Les membres du clan du général Mahele Bokungu Lieko, le dernier chef d'état-major zaïrois, ne pardonnent pas aux Ngbandis de la division spéciale présidentielle (DSP) de l'avoir assassiné avant de quitter la ville, pour lui faire payer ses négociations avec les troupes de Laurent-Désiré Kabila sur la reddition de Kinshasa, afin d'éviter un inutile bain de sang.
L'avion du maréchal décolle in extremis de Gbadolite, essuyant des rafales d'armes automatiques, pour Lomé, la capitale du Togo, où Gnassingbé Eyadema, le doyen des chefs d'Etat d'Afrique de l'Ouest, accueille son ami pour quelques jours seulement. Le "Grand Léopard" n'est plus fréquentable. Il doit poursuivre sa route vers le Maroc où le roi Hassan II lui accorde l'asile. C'est à Rabat que Mobutu Sese Seko meurt en septembre des suites de sa maladie.
Entre-temps, Laurent-Désiré Kabila, le tombeur du dictateur, devenu la coqueluche du "politiquement correct occidental" et d'une partie de l'Afrique, se proclame président de la République démocratique du Congo (RDC) le 29 mai 1997, en présence des chefs d'Etat de la région qui l'ont fait roi et dont un seul, le Zambien Frederick Chiluba, a effectivement affronté chez lui le suffrage universel, au cours d'élections vraiment pluralistes. Devenu chef d'Etat, M. Kabila donne le ton. Il confirme immédiatement la suspension des activités politiques, menaçant les partis désobéissants de représailles. Ses militaires s'installent en ville et font régner l'ordre - du moins le leur -, martyrisant à l'occasion les dames et s'emparant des villas cossues et des voitures appartenant aux dignitaires du régime déchu. La majorité d'entre eux ne parlent ni le lingala ni le français, mais le swahili - une langue de l'Est - et le kinyarwanda, car un grand nombre de soldats et d'officiers rwandais s'installent aussi à Kinshasa.
LAURENT-DÉSIRÉ KABILA rétablit partiellement la sécurité dans les rues de la capitale. Il remet un semblant d'ordre dans les comptes de la maison Congo, grâce à la compétence des fonctionnaires et du directeur de la Banque centrale. Il émet une nouvelle monnaie, le franc congolais, qui remplace le zaïre et qui naît sur des bases saines, le 30 juin 1998, après plusieurs mois de temporisation. Mais il empêche avec une insolente constance plusieurs missions d'enquête des Nations unies de faire la lumière sur les massacres de réfugiés rwandais hutus dans l'est et le nord du pays lors de sa marche victorieuse vers Kinshasa, s'attirant ainsi les foudres de la communauté internationale qui refuse, en punition, de lui ouvrir les cordons de sa bourse.
Il met aussi ses menaces à exécution en arrêtant plusieurs dirigeants politiques, dont Joseph Olengankhoy, le président des Forces novatrices de l'union sacrée (Fonus), un homme très populaire, proche d'Etienne Tshisekedi, le chef incontesté de l'Union démocratique pour le progrès social (UDPS), figure de proue de l'opposition radicale au régime de Mobutu. Il arrête également Arthur Z'Ahidi Ngoma, le président des Forces du futur, un ancien haut fonctionnaire de l'Unesco, candidat malheureux au poste de premier ministre pendant la transition. Joseph Olengankhoy et Arthur Z'Ahidi Ngoma sont incarcérés à Kinshasa, puis transférés à Lubumbashi où ils sont jugés en mai. Le premier est condamné à vingt ans d'emprisonnement, le second est libéré sous la pression de la communauté internationale. Etienne Tshisekedi est lui aussi interpellé avant d'être déporté vers le Kasaï, sa région natale, où il reste plusieurs mois en résidence surveillée.
Le mécontentement gronde. Les Kinois ne voient pas leur quotidien changer. Ils ont accueilli Laurent-Désiré Kabila en libérateur : ils vivent avec un Mobutu-bis qu'ils soupçonnent même d'être encore plus corrompu que son prédécesseur. Les cercles du nouveau pouvoir le sont, eux, en tout cas. M. Kabila fait valser les têtes. Les ministres défilent au gouvernement. Ils sont arrêtés, interrogés et parfois torturés. Un ministre des finances se fait pincer en expédiant une boîte à chaussures remplie de 300 000 dollars à son épouse restée aux Etats-Unis : il est interpellé, mis en disgrâce... et nommé à l'agriculture, avant de retrouver son portefeuille le jour même du limogeage de son successeur soupçonné d'indélicatesse...
Une implacable logique semble frapper l'un après l'autre les pays de l'Afrique centrale, comme si les répliques du séisme qui a ravagé le Rwanda en 1994 n'en finissaient pas de faire trembler la région
L'entourage le plus proche n'est pas épargné. Les responsables de la sécurité changent souvent, ceux des services secrets aussi. Aucun cercle n'est à l'abri de la paranoïa présidentielle.
Au début de cette année, les autorités décident de "congoliser" l'armée et l'administration. Le président Kabila - qui est aussi ministre de la défense - nomme d'anciens militaires des FAZ qui ont servi sous Mobutu, et notamment des officiers, dans l'est du pays. Il entreprend également de "diluer" les régiments de Banyamulenges dans les autres corps des Forces armées congolaises (FAC) stationnés sur l'ensemble du territoire national. Ceux-ci refusent, exigeant de rester dans leur région d'origine, en unités constituées.
Un vent de mutinerie souffle sur le Kivu, dans le même temps qu'une tension sensible apparaît dans les relations de Kinshasa avec Kampala et Kigali. Elle atteint un paroxysme quand, à la veille du 17 mai, les présidents ougandais, Yoweri Museveni, et rwandais, Pasteur Bizimungu, font savoir qu'ils ne participeront pas à un sommet international organisé en marge des cérémonies commémorant le premier anniversaire de l'accession au pouvoir de M. Kabila, auquel seize chefs d'Etat sont conviés. C'est un fiasco ! Thabo Mbeki, le vice-président sud-africain et dauphin de Nelson Mandela, repart le soir même de son arrivée. Seul le président du Zimbabwe, Robert Mugabe, reste pour les festivités organisées dans le stade qui a vu, un an plus tôt, le couronnement de M. Kabila. Les relations entre les anciens alliés sont au plus bas. Elles plongent encore un peu plus lorsque Laurent-Désiré Kabila annonce, le 27 juillet, qu'il met fin à la présence de tous les militaires étrangers au Congo. Les Rwandais sont les premiers visés : ils sont au plus haut niveau dans l'armée et encadrent un grand nombre de régiments. James Kabarehe, un Ougandais d'origine rwandaise, est le chef d'état-major. Il doit évidemment quitter son poste. C'est lui qui, le 17 mai, devant un stade à moitié plein, avait salué le drapeau congolais au nom des forces armées, lors de l'anniversaire de l'arrivée au pouvoir de M. Kabila. C'est lui aussi qui commandait les troupes de l'AFDL quand elles donnaient la chasse aux réfugiés hutus dans l'est et le nord du pays. Son nom est cité par l'une des missions d'enquête des Nations unies sur les massacres de réfugiés hutus, qui utilise les termes "génocide" et "crimes contre l'humanité" dans le texte accablant de son rapport.
Plusieurs personnalités tutsies quittent aussi le pays. Celles qui étaient à l'étranger ne reviennent pas. Bizima Karaha, ministre des affaires étrangères, Deogratias Bugera, ministre sans portefeuille et ancien secrétaire général de l'AFDL, et Moïse Nyarugabo, ancien secrétaire particulier de M. Kabila, sont du nombre. Le "commandant James" veille lui-même au départ des militaires tutsis vers le Rwanda. Six avions quittent Kinshasa le 28 juillet ; il prend place à bord du troisième.
Dans l'est du pays, les soldats banyamulenges se sentent menacés après le départ des militaires rwandais et lancent, le 2 août, un mouvement de rébellion armée dans les villes de Goma et Bukavu, respectivement capitales des provinces du Nord et du Sud-Kivu. Le même jour, des Banyamulenges et des soldats gouvernementaux échangent des coups de feu dans les rues de Kinshasa.
Quinze mois, à peine, après la fin de la guerre de "libération" et l'éviction du maréchal Mobutu Sese Seko obtenue après une courte épopée militaire, le régime du président Kabila est lui-même menacé par une coalition formée de ses anciens alliés, ceux qui l'avaient mis en place en mai 1997. L'Ouganda et le Rwanda font grief à M. Kabila d'avoir laissé des mouvements rebelles, qui leur sont hostiles, utiliser l'est de la RDC comme sanctuaire. Ils s'investissent aux côtés des Banyamulenges. Yoweri Museveni reconnaît assez vite l'engagement de ses troupes. Paul Kagamé mettra plus de deux mois à admettre officiellement - sous la pression de Nelson Mandela - la présence de soldats rwandais en territoire congolais. Ironie de l'histoire, c'est au tour de Laurent-Désiré Kabila d'accuser l'Ouganda et le Rwanda d'avoir "agressé " son pays et ourdi "un vaste complot" contre lui, utilisant les mêmes mots que le maréchal Mobutu deux ans plus tôt.
La rébellion progresse d'autant plus rapidement dans le Kivu que plusieurs unités congolaises se rallient à sa cause. Le 6 août, les rebelles contrôlent Uvira, Bukavu et Goma. Le lendemain, des commandos transportés par un audacieux pont aérien imaginé par le "commandant James", de nouveau en guerre contre Kinshasa, s'emparent de la courte façade atlantique du pays et de la partie de territoire courant entre l'Angola et le Cabinda, l'enclave angolaise pincée entre les deux Congos. C'est une région stratégique, avec le port de Matadi et le barrage électrique d'Inga, sur le fleuve Congo. Les rebelles sont à quelques jours de marche de Kinshasa et peuvent couper quand ils le veulent l'électricité et l'oléoduc alimentant la capitale.
Le 16 août, la nébuleuse des rebelles annonce la création d'une structure politique, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD). Arthur Z'Ahidi Ngoma réapparaît en terre africaine. Il affirme diriger le mouvement et semble jouir de la bénédiction de Yoweri Museveni auprès de qui il a été introduit par son ami Idriss Debby, président du Tchad, auquel il a jadis donné des cours de droit international. Quelques jours plus tard surgit à son tour Wamba dia Wamba, un professeur d'histoire vivant jusqu'alors en Tanzanie. Il a travaillé sur des concepts de démocratie africaine et de réconciliation nationale. Il est proche de l'ancien chef d'Etat tanzanien, Julius Nyerere, et s'enorgueillit d'avoir les bonnes grâces de Kigali.
Les deux hommes prétendent, à tour de rôle, diriger le mouvement. De temps à autre apparaissent des figures de l'ancien régime, comme Lunda Bululu, qui fut premier ministre de Mobutu en mai 1990 et, plus tard, ministre des affaires étrangères de Léon Kengo wa Dondo. Les Tutsis autrefois proches de Laurent-Désiré Kabila, qui ont fui Kinshasa en juillet (MM. Karaha, Bugera et Nyarugabo), ont aussi rejoint le mouvement. Deogratias Bugera est l'un des quatre signataires de l'accord de Lemera, l'acte fondateur de l'AFDL, en octobre 1997, avec Joseph-Désiré Kabila, Anselme Masasu Nindanga (emprisonné depuis la fin 1997) et Kisase Ngandu (assassiné sur les routes du Nord-Kivu en janvier 1997). Pour être hétéroclite - il est formé de déçus du kabilisme, d'anciens mobutistes et d'opportunistes sans scrupules - le RCD n'en représente pas moins l'aile politique de la rébellion qui revendique sa place à la table des négociations. La branche militaire, dirigée par le commandant Jean-Pierre Ondekane, un ancien des FAZ, est sous la coupe directe des états-majors ougandais et rwandais.
Les étrangers évacuent Kinshasa dès le 15 août. La ville est sérieusement menacée. La guerre-éclair minutieusement préparée par la coalition rwando- ougandaise pour déboulonner l'indésirable M. Kabila est sur le point d'aboutir. Dix jours plus tard, la situation semble désespérée. Des groupes de rebelles infiltrés dans Kinshasa se préparent à prendre l'aéroport de Ndjili et la radio. Des éléments de l'ancienne division spéciale présidentielle (DSP) de Mobutu attendent à Brazzaville que la piste soit sous contrôle pour atterrir. Le nouvel ambassadeur américain est, lui aussi, en stand by de l'autre côté du fleuve, prêt à traverser pour reconnaître officiellement la rébellion. C'est à ce moment que les autorités kinoises appellent la population à résister, à débusquer les rebelles et plus précisément les Tutsis. L'argument nationaliste et xénophobe est entendu. La chasse à l'homme commence à Kinshasa alors que les premiers soldats zimbabwéens accourent à la rescousse d'un pouvoir qui semble moribond.
Dans le même temps, et dans la discrétion, l'Angola a dépêché ses militaires dans l'Ouest. Ils sont entrés dans la province du Bas-Congo en provenance de l'enclave de Cabinda et du nord de l'Angola. En quelques jours, ils infligent une cuisante défaite aux commandos rebelles et rwandais qui sont contraints de se replier. On prête alors au président angolais Dos Santos ces paroles : "Si j'avais su que c'était si facile, j'aurais pris moi-même le Zaïre." Le "commandant James" quitte in extremis la base de Kitona avant qu'elle ne tombe aux mains des Angolais. Les Namibiens se joignent aux Zimbabwéens et aux Angolais pour soutenir Laurent-Désiré Kabila, président de la RDC, un Etat admis, en 1997, au sein de la Communauté de développement d'Afrique australe (SADC), un ensemble composé de quatorze pays, l'exemple le plus avancé d'intégration régionale en Afrique. Officiellement ces trois pays n'ont fait que répondre à la demande d'un autre pays membre de la SADC victime d'une agression extérieure.
Cette troïka sauve le régime de Laurent-Désiré Kabila qui continue à parcourir le continent à la recherche d'autres appuis. Il se rapproche de l'Afrique francophone et participe, le 24 septembre, au sommet de Libreville, au Gabon, qui lui affirme son soutien. Il visite aussi à plusieurs reprises la Libye du colonel Kadhafi et le Soudan d'Omar El Béchir, deux pays frappés de sanctions par les Nations unies. Au lendemain du sommet de Libreville, le Tchad entre dans la danse - vraisemblablement avec la bienveillance de la France - et envoie un premier contingent de mille hommes, bientôt suivi d'un autre, en République démocratique du Congo. Tripoli finance les troupes tchadiennes qui sont transportées avec leur matériel par l'armée de l'air angolaise.
Les relations entre les anciens alliés sont au plus bas. Elles plongent un peu plus lorsque M. Kabila, le 27 juillet, met fin à la présence de tous les militaires étrangers au Congo. Les Rwandais sont les premiers visés
Le Soudan réaffirme régulièrement son soutien politique à Laurent-Désiré Kabila. Mais aucune unité combattante soudanaise n'a été vue sur le terrain, en dépit des affirmations répétées de la rébellion. Partant du principe bien compris suivant lequel "les ennemis de mes ennemis sont mes amis", Khartoum et Kinshasa s'entendent sur le dos de Kampala, confronté à plusieurs rébellions : l'Armée de résistance du Seigneur (ARS), un mouvement millénariste qui veut imposer les Dix commandements comme loi fondamentale au pays, opère dans le nord de l'Ouganda ; l'Alliance des forces démocratiques (ADF), formé d'un agrégat de fondamentalistes musulmans, d'anciens membres de l'Armée de libération nationale de l'Ouganda (ANLO) et, vraisemblablement, d'extrémistes hutus rwandais, sévit dans l'Ouest ; le Front de libération de la rive occidentale du Nil (FLRON), composé de fidèles de l'ancien dictateur Idi Amin Dada, est actif dans le Nord-Ouest. Ces mouvements sont soutenus par le Soudan qui tente de les fédérer.
Après quatre mois de guerre, deux blocs militaires sont donc face à face en RDC, sur une ligne de front qui coupe le pays du nord au sud entre Kisangani et Kindu. Les rebelles, les Rwandais et les Ougandais sont à l'est de cette ligne, les troupes de Kinshasa, et les forces tchadiennes, angolaises, namibiennes et zimbabwéennes sont à l'ouest et dans le sud. Les uns et les autres continuent de se renforcer. L'Ouganda vient de toucher soixante-quatre nouveaux chars. La coalition gouvernementale masse des troupes dans le Kasaï oriental pour protéger la région diamantifère.
Aucune des tentatives de médiation n'a abouti jusqu'à présent. Pas moins d'une quinzaine de sommets internationaux ou régionaux ont été organisés. Tous se sont conclus sur un constat d'échec. La promesse faite à Paris, fin novembre, en marge du XXe sommet franco-africain, par les pays impliqués dans le conflit, de s'engager à bientôt cesser les hostilités n'a pas été suivie d'effet. La rencontre prévue à Lusaka, en Zambie, le 8 décembre, a été annulée. Elle devait pourtant préparer le sommet de Ouagadougou (prévu les 17 et 18 décembre), la capitale du Burkina Faso, et la signature formelle d'un cessez- le-feu entre les protagonistes de cette guerre atypique. Chacun d'entre eux est confronté à de graves problèmes internes politiques, économiques, voire militaires, comme le sont l'Angola, le Rwanda, l'Ouganda et le Burundi. Tous ont des frontières communes avec des pays en crise, ou en guerre comme le sont depuis huit mois l'Erythrée et l'Ethiopie qui, en se disputant quelques centaines de kilomètres carrés, achèvent de transformer toute la Corne de l'Afrique en une zone de conflit.
L'année avait pourtant démarré sous de bons auspices dans cette région d'Afrique. Bill Clinton était venu, en mars, dire sur place les espoirs qu'il fondait sur un certain nombre de pays, sur cette "nouvelle génération de dirigeants" qui n'allaient pas manquer de tirer le continent - à force d'exemple - vers la "renaissance africaine" tant attendue et vantée par les Sud-Africains Nelson Mandela et Thabo Mbeki. Il épinglait au tableau d'honneur, sans les désigner nommément, le chouchou de Washington, l'Ougandais Yoweri Museveni, le Rwandais Paul Kagamé, l'Ethiopien Meles Zenawi, l'Erythréen Issaias Afeworki et, en dépit de sévères critiques, Laurent-Désiré Kabila. Mauvaise pioche ! Tous ces chefs d'Etat ou de gouvernement sont impliqués dans des conflits ou des guerres qui grèvent les budgets de leurs pays et découragent les investisseurs étrangers dont ils attendent pourtant beaucoup. Et la Banque mondiale vient de réviser - à la baisse - ses prévisions pour la croissance économique sur le continent. Cette "nouvelle génération de dirigeants" n'est pas plus porteuse d'exemple que les autres.
Mais les temps ont changé et l'Afrique essaie, vaille que vaille, presque quarante ans après les indépendances, de trouver seule des solutions à ses problèmes, donnant un coup de jeunesse au concept désuet du panafricanisme - l'un des principes fondateurs de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), une institution sans moyens ni pouvoirs, mais nécessaire - prôné jadis avec virulence par le Ghanéen Kwame Nkrumah.
FREDERIC FRITSCHER
Le Monde du 16 décembre 1998