Le Développement Technique Est-Il Une Menace Pour La Liberté ?
Publié le 02/03/2014
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Introduction
Les bracelets électroniques permettent de surveiller les prisonniers à moindre coût. Mais rien n'empêche d'étendre ce système à tout individu ayant à rendre des comptes : un employé en déplacement par exemple, déjà contrôlé par son portable. Le développement technique, dont l'homme peut être fier, doit-il aussi susciter des craintes sur notre statut de citoyen ? Ou sur celui d'individu maître de ses décisions ? Les ordinateurs et les opérateurs électroniques vont-ils penser ou agir pour nous ? Dans un premier temps, il importe de voir en quoi le progrès de la technique va de pair avec la liberté, pour ensuite envisager les menaces actuelles et futures que l'univers technique recèle effectivement. Mais à cette menace pesant sur elle, la liberté ne peut-elle pas répondre de façon cohérente ?
I. Le développement technique favorise la liberté
1. La technique contre la nature
Le développement technique fait référence au processus à la fois économique et technique par lequel les sociétés industrialisées renouvellent en l'améliorant et en la diversifiant l'offre de produits manufacturés. Cela englobe tout autant des objets artificiels, construits pour leur fonction spécifique, que des façons de produire, répondant à des règles rationnelles (mécanisation des chaînes de montage dans l'industrie). Dans les deux cas, il y a constitution d'un ensemble artificiel. De ce point de vue, la liberté est fortifiée : on se dégage des limites naturelles, celles des menaces pesant sur le corps notamment. Les sociétés techniquement avancées ont l'espérance de vie la plus forte, la mortalité infantile la plus faible. Les instruments techniques médicaux sont en constante amélioration ; la production d'objets et d'aliments nécessaires à l'homme y est largement maîtrisée.
2. La civilisation du loisir
Dans les années 1950 la publicité « Moulinex libère la femme « montre tout le temps gagné grâce à la robotisation des tâches ménagères. Idem pour la machine à laver évitant les heures passées au lavoir. C'est la même raison pour laquelle Bergson, dans l'entre-deux-guerres, ne voit pas d'un mauvais œil le développement du machinisme tayloriste sur les lieux de travail : cela libère du temps pour se cultiver, pour développer son intelligence, une fois sorti de l'usine, sauf qu'il estime cette possibilité gâchée ou non encore exploitée à son époque. Mais la liberté est favorisée à double titre : on gagne sur le temps de travail contraint et pénible, au profit de la civilisation du loisir, c'est-à-dire d'activités voulues pour leur agrément. Les hommes font davantage ce qu'ils veulent que ce qu'ils ne peuvent éviter. La liberté s'accompagne de plaisir.
3. Le miracle de la technique
Cette liberté prend même la forme d'un gain de puissance. Le critère de développement ou de progrès en technique consiste à effectuer le plus d'opérations possible, avec de moins en moins de moyens et d'efforts. Il y a un progrès technique en sport quand un geste plus simple et moins coûteux en énergie permet d'obtenir un résultat meilleur. Les ordinateurs aujourd'hui sont portables, légers et peuvent contenir bien plus de mémoire ou de fonctions que ceux de la génération précédente. Le condensé pourrait être donné par la télécommande ou le téléphone portable : une simple pression digitale et toutes les informations du monde nous sont accessibles, à l'image d'un dieu omniscient sachant et voyant tout instantanément, sur un écran de plus en plus clair. Mais justement ; Internet est aussi le lieu où l'on peut être dupé commercialement ou suivi électroniquement, à l'image de Big Brother décrit par Orwell dans 1984. Cela n'amène-t-il pas de nouvelles formes de contraintes ?
II. La toute puissance de la technique
1. Menaces sur le citoyen
Les caméras de surveillance, le repérage des téléphones portables, la piraterie informatique sont autant de nouveautés attachées au développement technique. Cela devient une véritable menace si ces formes d'intrusion dans la vie privée, jusque dans nos faits et gestes quotidiens, constituent une forme réelle de pouvoir aujourd'hui. Foucault, dans l'Histoire de la sexualité, fait ainsi une mise au point historique : classiquement, le pouvoir se matérialise par l'autorité d'établir le droit, ce qui est permis et interdit, licite ou illicite. Il pose des limites et sanctionne lorsqu'elles sont franchies. Aujourd'hui, le pouvoir prend la forme de la technique où il n'y a pas tant châtiment que contrôle, pas tant loi que normalisation. Se sachant surveillés, les individus se comportent d'une façon telle que leurs gestes, leurs attitudes, et par conséquent à terme leurs pensées, sont façonnés par ces situations : rien n'est interdit mais tout est contrôlé, de sorte qu'une norme de comportement s'installe insidieusement, comme dans les régimes politiques où les micros pouvaient être placés chez les gens, ainsi que le montre le film La Vie des autres. Foucault retrouve ainsi les caractéristiques du pouvoir totalitaire : non pas un seul domine tout le monde, mais tout de chaque individu est contrôlé, et plus facilement encore par des moyens techniques sophistiqués. Dans ce cas le contrôle, via la nano-technologie, pourrait commencer dès la naissance.
2. Menaces sur l'individu
Sans s'attacher seulement aux instances de surveillance, une forme évidente d'atteinte à la liberté vient des objets techniques par eux-mêmes : ils nous donnent des pouvoirs du fait de leur fonction, mais leur fonctionnement relève d'un mécanisme complexe, nous échappant totalement. Un automobiliste en panne ne peut plus aujourd'hui effectuer la réparation, ni même le garagiste parfois, si c'est l'ordinateur de bord par exemple qui est touché. On est à la fois dépendant des lois internes de l'objet, mais aussi des techniciens et du circuit commercial seuls habilités à les maîtriser. Mais comme le marché économique renouvelle et innove sans cesse, on se retrouve à consommer des objets artificiels, toujours plus performants, comme on consomme des aliments naturels, c'est-à-dire de façon constante, répétitive, cyclique. Arendt, dans La Condition de l'homme moderne, voit dans la civilisation occidentale actuelle la mise en place d'un paradoxe absolu : alors que les objets techniques sont élaborés et construits d'une façon telle qu'ils sont censés résister à l'éphémère, ils sont justement utilisés comme tout ce qui relève des simples besoins corporels. On crée donc une dépendance à l'égard de l'artifice, mais qui ne nous libère pas de celle réservée en principe à la nature. Le marché économique l'a très bien compris : il se réfère sans cesse, pour tout produit, à la notion de besoin. Pour autant, chaque objet technique a un utilisateur donné. Ne garde-t-il pas sa liberté d'en user comme il l'entend ?
III. Les ripostes de la liberté
1. Le désir d'infini
La menace est ambiguë car elle procède, au bout du compte, du désir de liberté, c'est-à-dire de la volonté de sortir de sa condition naturelle. L'objet technique est artificiel et donne un pouvoir. Le développement technique est constant. Voilà deux données qui peuvent être rattachées à la condition humaine. Avec un objet technique, il n'y a pas que le résultat qui compte, il y a aussi le plaisir d'ajouter quelque chose à la nature, voire de lui substituer un univers venu de son propre fond. Hegel voit là une donnée inhérente à l'esprit humain. Il nie ce qui lui est étranger, la nature et ses lois brutes, au profit de ce qu'il a lui-même construit. Cela atteste de sa liberté fondamentale face aux déterminations naturelles. Que le développement soit constant relève de cette recherche permanente de substituer au monde naturel, un univers technique.
2. Un homme nouveau ?
Mais la menace vient de ce que le processus a parfaitement réussi. Le monde de la technologie semble avoir ses lois propres de croissance, de prolifération, rendant impossible toute initiative personnelle à son encontre. Comme un nouveau règne qui se substituerait au règne végétal et animal. Ce qui peut aller jusqu'à changer l'homme lui-même : qui peut dire comment sera l'homme du futur, comment pensera-t-il son existence si le développement technique permet qu'il soit en parfaite santé jusqu'à un âge avancé ? Les organes déficients pourront être remplacés, les causes psychologiques de dépression pourront être traitées chimiquement, les performances physiques augmentées, etc. Se préfigure ainsi un homme façonné par le règne technique, comme une mutation génétique mais avec le concours des artifices mis en place par l'homme lui-même.
3. La politique de la technique
Or cela peut être à la loi politique, celle provenant de délibérations et décisions collectives que revient le pouvoir de construire un monde réellement maîtrisé. Il s'agit donc d'établir une riposte ou un contrôle politiques et citoyens. Si nous allons jusqu'à changer notre essence, cela est une preuve de liberté ou de pouvoir quasi divins, mais cela représente à juste titre une menace sur les représentations actuelles de ce qu'est la liberté, voire de ce qu'est l'homme. Au moins faudrait-il une réflexion de tous sur ce point. Les instruments techniques, et en particulier les moyens de communication, peuvent aussi servir à cette fin. Il y a donc risque mais pas disparition ni asservissement annoncés.
Conclusion
Le développement technique représente une menace pour la liberté, non pas parce que tout nous dirige vers une société totalitaire contrôlée par des machines, mais parce que les mutations technologiques s'appliquent à l'homme lui-même et redessine les rapports de pouvoir au sein de la société. C'est en tenant compte de ces changements que la liberté pourra être préservée ou améliorée. Ne faut-il pas pour cela une prise en charge politique de l'évolution technique, au moins à titre de réflexion proposée aux citoyens, au lieu de la laisser aux seules lois du marché ?
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