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Le complexe corse

Publié le 17/01/2022

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19 avril 1999 " DE GAULLE avait son mystère, comme nous avons la Corse ", écrivait André Malraux, qui précisait : " Il y avait en lui un domaine dont on savait qu'on ne l'éclairerait jamais. C'est cela que j'appelle la Corse. " Il en va donc du gouvernement Jospin comme de ses prédécesseurs : l'île paraît vouée à rester un " domaine " à jamais voué à l'obscurité. En tout cas dont la complexité décourage. Or c'est justement cette complexité qu'il faudrait, enfin, accepter et penser, que l'on appartienne au continent ou à l'île, comme y invitait déjà, en 1990, l'écrivain Gabriel Xavier Culioli dans un essai roboratif, Le Complexe corse. Car tous les gouvernements ont échoué en Corse : de M. Giscard d'Estaing à M. Chirac, en passant par l'ère Mitterrand, du déclenchement dans la plaine d'Aléria en 1975 (deux gendarmes tués) d'un cycle de violence ininterrompu, à l'assassinat il y a un peu plus d'un an, du préfet Erignac, rien n'y a fait. Ni la répression, ni la négociation, l'une succédant à l'autre ou étant mêlée à l'autre. La plus forte tentative, celle de Gaston Defferre, véritable initiateur de l'actuel statut d'autonomie de l'île, fut au seuil des années Mitterrand torpillée par la droite, alliée pour la circonstance, et semble-t-il pour longtemps, aux nationalistes, avant qu'elle s'emmêle dans l'écheveau complexe de ses alliances locales et de ses réseaux, assez peu respectueux de l'" Etat de droit ", comme chacun sait, ou devrait savoir. Et aujourd'hui, voilà cet Etat discrédité par son premier représentant, son plus fort symbole dans l'île. Comme disait Tacite, corruptio optimi pessima, la corruption du meilleur est la pire ! Voilà, apparemment, irrémédiablement gâchée l'occasion, la triste occasion que pouvait être le sacrifice de Claude Erignac, pour en finir avec une violence coupable, qui est à la Corse d'aujourd'hui ce qu'était, hier, la misère noire d'un peuple dénoncée par un enquêteur nommé Georges Clemenceau. " Aucun pays d'Europe ne peut donner une idée du dénuement de la Corse ", écrivait-il en 1908. Or oui, depuis que la République existe, les rapports, devenus vite constats d'impuissance, n'ont pas manqué... Tous renvoient à une complexité de plus en plus grande et de moins en moins admise par la " métropole ", comme on dit dans les territoires d'outre-mer, qui hésite le plus souvent entre rejet et commisération. Pour tenter d'écarter l'un et l'autre, il faut commencer par admettre que l'" Etat de droit " tel qu'on peut l'appeler de ses voeux n'existe pas, n'a jamais à ce jour existé en Corse. Sauf à juger digne de celui-ci un territoire confiné au sous-développement et voué à l'assistanat par un Etat qui a toujours trouvé plus commode de déléguer la gestion de l'immobilisme à des élus clientélistes, le plus souvent experts en fraudes électorales. Dans ces colonnes, en janvier 1960, une enquête intitulée " Un département à la mer " faisait déjà ce double et alarmant constat. Ainsi, avant-hier la misère noire, hier l'absence de projet et le retard manifeste au développement, alors que le continent vivait ses " trente glorieuses ", ont nourri un même regain de l'identité corse, et finalement la dérive d'une partie de ceux qui se réclament du " nationalisme ". Inexorable dérive Et l'on ne dira jamais assez la responsabilité qui fut celle de Jacques Chirac premier ministre, et de surtout celle de son ministre de l'intérieur, Michel Poniatowski, lorsque des blindés furent déployés devant la cave viticole d'Aleria, que deux gendarmes mobiles furent tués, pour venir à bout de militants qui se voulaient à l'époque " régionalistes ", qui voulaient alerter l'opinion sur le malaise d'une génération et dénoncer un scandale - celui de la chaptalisation des vins - qui devait être plus tard, beaucoup trop tard, sanctionné par la justice. Depuis 1981, donc, la droite et la gauche ont alterné phases de " tout-répressif " et périodes de négociations. Avec le même insuccès ; aggravé parfois par des maladresses inutiles, comme lorsque Michel Rocard, pendant la grande grève qui isola l'île en 1989, se flatta d' " avoir les Corses à l'usure " ; ou par des attitudes pousse-au-crime dont Michel Charasse s'est fait une spécialité. Personne en tout cas n'a été en mesure de freiner la lente et inexorable dérive de la société corse, gangrenée par une violence endémique, déboussolée par la perte de ses débouchés, de ses repères et de ses cadres traditionnels. La justice elle-même n'a cessé de traduire ce mal- être général, nourri à la fois par les difficultés objectives du " terrain " corse - où le métier de juge, comme celui de préfet, est dangereux - et par les instructions contradictoires des gouvernements du moment. C'est la plus récente des commissions d'enquête parlementaire qui constatait que, " conséquence de la focalisation sur la violence nationaliste, le champ a été laissé libre à la délinquance financière ". Face à une situation si profondément dégradée, force est de constater que la méthode Bonnet, celle du " gros bâton ", n'était pas la bonne. Non qu'une reprise en main n'était pas nécessaire : le premier, et le seul vrai test du crédit de l'Etat dans l'île était, et reste, de retrouver et de déférer devant la justice les assassins du préfet Erignac. Comme il reste nécessaire de démanteler les réseaux politico-mafieux qui aspirent à la maîtrise du territoire ; quand celle-ci ne leur est pas déjà acquise. Mais pour surmonter le scepticisme spontané d'une île qui a pris l'habitude de ces alternances particulières entre laxisme et répression, il eût fallu éviter de donner l'impression à toute une communauté qu'elle devait expier une sorte de culpabilité collective, que son mode de vie, ses particularismes étaient la cause du mal, qu'en chaque Corse, chaque gendarme ou policier devait soupçonner un criminel potentiel - c'est cela, l'atmosphère qui a été créée dans l'île. Sans revenir sur le comble de cette logique aveugle que fut la création d'un " canal GPS ", pour faire pièce au " Canal historique ", l'Etat doit aujourd'hui s'interroger sur sa mission. Elle est, pour l'essentiel, pédagogique : aimer et faire aimer la loi. Et pour cela considérer les Corses comme des Français comme les autres. Or toute la logique qui s'est déployée en Corse depuis un an tend à l'inverse : on se sert de l'exception, voire des services spéciaux, pour justifier une norme, une normalisation que l'on contredit aussitôt par ses actes. Faire aimer la loi, quand l'Etat ou son représentant paraissait n'aimer que l'exercice de l'autorité. Faire aimer et faire respecter la loi, c'est aussi permettre à une génération, lasse dans sa plus grande partie de l'illégalité, d'abandonner celle-ci pour lui préférer le jeu démocratique. Nouvelle chance ? Il n'y a donc pas d'autre moyen de sortir de l'impasse que de faire confiance aux Corses, à ce peuple corse qui n'a, pour l'essentiel, nullement l'intention de se séparer de la communauté nationale : car même le discours séparatiste reste un discours analogique. Jouer le jeu de l'autonomie actuelle, qui est large, et peut-être initier une vaste concertation, sur le modèle de ce qui a prévalu en Nouvelle-Calédonie, qui permette de jeter les bases d'une plate-forme minimale, politique, économique, sociale et culturelle, qui donne le sentiment d'un nouveau départ. Pourquoi ne pas se saisir de ce second traumatisme, qui est en quelque sorte l'envers du premier, pour en faire l'occasion d'une nouvelle chance ? Après tout, les nationalistes cherchent toujours une sortie honorable, et la droite, largement dominante dans l'île, et son leader José Rossi, ont toujours rêvé d'une Corse autonome et réconciliée. Faire confiance au peuple corse suppose, il est vrai, en retour, que celui-ci respecte le ciment de la collectivité nationale qu'est le droit du sol. Et que ses représentants les plus radicaux abandonnent le discours et les comportements d'exclusion, de xénophobie, à l'endroit de ceux qui, maghrébins ou continentaux, n'ont jamais que le tort d'enrichir la société corse. Ce petit peuple fut un temps - très bref - porteur d'un nationalisme cosmopolite, il fut trop brièvement conscient qu'il était lui-même une mosaïque : c'est ce fil-là, cher à Jean- Jacques Rousseau, qu'il lui faut retrouver où, pour suivre Culioli, l'homme est " un merveilleux hologramme qui contient à la fois soi-même et tous les autres, la différence et le similaire ". Qui mieux que la République pourrait l'y aider ? JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 6 mai 1999

« le scepticisme spontané d'une île qui a pris l'habitude de ces alternances particulières entre laxisme et répression, il eût fallu éviterde donner l'impression à toute une communauté qu'elle devait expier une sorte de culpabilité collective, que son mode de vie, sesparticularismes étaient la cause du mal, qu'en chaque Corse, chaque gendarme ou policier devait soupçonner un criminel potentiel- c'est cela, l'atmosphère qui a été créée dans l'île. Sans revenir sur le comble de cette logique aveugle que fut la création d'un " canal GPS ", pour faire pièce au " Canal historique", l'Etat doit aujourd'hui s'interroger sur sa mission.

Elle est, pour l'essentiel, pédagogique : aimer et faire aimer la loi.

Et pour celaconsidérer les Corses comme des Français comme les autres.

Or toute la logique qui s'est déployée en Corse depuis un an tend àl'inverse : on se sert de l'exception, voire des services spéciaux, pour justifier une norme, une normalisation que l'on contreditaussitôt par ses actes.

Faire aimer la loi, quand l'Etat ou son représentant paraissait n'aimer que l'exercice de l'autorité.

Faireaimer et faire respecter la loi, c'est aussi permettre à une génération, lasse dans sa plus grande partie de l'illégalité, d'abandonnercelle-ci pour lui préférer le jeu démocratique. Nouvelle chance ? Il n'y a donc pas d'autre moyen de sortir de l'impasse que de faire confiance aux Corses, à ce peuple corse qui n'a, pourl'essentiel, nullement l'intention de se séparer de la communauté nationale : car même le discours séparatiste reste un discoursanalogique.

Jouer le jeu de l'autonomie actuelle, qui est large, et peut-être initier une vaste concertation, sur le modèle de ce qui aprévalu en Nouvelle-Calédonie, qui permette de jeter les bases d'une plate-forme minimale, politique, économique, sociale etculturelle, qui donne le sentiment d'un nouveau départ.

Pourquoi ne pas se saisir de ce second traumatisme, qui est en quelquesorte l'envers du premier, pour en faire l'occasion d'une nouvelle chance ? Après tout, les nationalistes cherchent toujours unesortie honorable, et la droite, largement dominante dans l'île, et son leader José Rossi, ont toujours rêvé d'une Corse autonome etréconciliée. Faire confiance au peuple corse suppose, il est vrai, en retour, que celui-ci respecte le ciment de la collectivité nationale qu'estle droit du sol.

Et que ses représentants les plus radicaux abandonnent le discours et les comportements d'exclusion, dexénophobie, à l'endroit de ceux qui, maghrébins ou continentaux, n'ont jamais que le tort d'enrichir la société corse.

Ce petitpeuple fut un temps - très bref - porteur d'un nationalisme cosmopolite, il fut trop brièvement conscient qu'il était lui-même unemosaïque : c'est ce fil-là, cher à Jean- Jacques Rousseau, qu'il lui faut retrouver où, pour suivre Culioli, l'homme est " unmerveilleux hologramme qui contient à la fois soi-même et tous les autres, la différence et le similaire ". Qui mieux que la République pourrait l'y aider ? JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 6 mai 1999 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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