Le "champ de ruines" de la droite
Publié le 17/01/2022
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1er juin 1997 - La gauche était sortie gagnante du premier tour des élections législatives, le 25 mai. Gagnante, puisqu'elle devançait le RPR et l'UDF, ramenés au plus bas niveau que la droite a connu depuis le début de la Ve République; mais minoritaire dans le pays, puisque la droite et l'extrême droite totalisaient plus de 60 % des voix. Au second tour, le PS, le PCF, les Verts et le MDC ont pourtant remporté 318 sièges qui, s'ajoutant au député communiste réunionnais élu le 25 mai, leur assurent une majorité confortable à l'Assemblée nationale.
Faut-il pour autant considérer, comme l'a fait Jean-Claude Gaudin, qu' "en maintenant ses candidats (...) Jean-Marie Le Pen a nommé de facto Lionel Jospin premier ministre" ? Sur les 76 circonscriptions où s'affrontaient au second tour un candidat de droite, un candidat de gauche et un candidat du Front national, la gauche l'a emporté dans 47 cas (36 PS, 5 PC, 2 MDC, 2 Verts, 1 radical-socialiste, 1 divers gauche) et la droite dans 29 (16 RPR et 13 UDF).
Autrement dit, là où ils avaient la possibilité de voter de nouveau pour leur candidat, au risque de faire élire celui de la gauche, les électeurs du Front national ont, dans leur grande majorité, choisi de prendre ce risque. Même si cela n'est pas allé sans déperdition de voix jusqu'à plus de 7 points, d'un tour à l'autre, dans certaines circonscriptions, la position adoptée par M. Le Pen, qui n'avait pas fait mystère de sa volonté de sanctionner la droite et de contribuer à la victoire de la gauche, a donc été suivie par ses électeurs.
La barrière dressée par le Front national entre lui-même et la droite s'est révélée efficace dans les deux tiers des circonscriptions où se disputait une triangulaire, mais, dans les circonscriptions où deux candidats s'affrontaient au second tour, le constat est beaucoup moins évident. Nombre de députés de droite réélus dans des "duels" face à des candidats de gauche l'ont été grâce à un apport de voix des électeurs Front national du premier tour. Inversement, là où l'extrême droite était seule en lice face à la gauche, elle a bénéficié du renfort d'électeurs de la droite au premier tour.
Si le Front national, qui ne compte qu'un élu dans la nouvelle Assemblée en la personne du maire de Toulon, Jean-Marie Le Chevallier, a donc réussi mieux qu'il n'avait jamais pu le faire jusqu'alors à détacher son électorat de la droite, la cloison qui les sépare n'est pas hermétique. Là où le Front national n'était pas présent au second tour, le report de ses voix s'est fait très majoritairement en faveur de la droite. Un tiers des électeurs de l'extrême droite a préféré s'abstenir. Un cinquième a choisi de voter pour la gauche : le "gaucho-lepénisme" reste un phénomène controversé, mais le mouvement d'une frange de l'électorat vers le Front national au premier tour, puis vers la gauche au second, n'est pas contestable.
La deuxième explication de la victoire de la gauche réside dans l'abstention, qui a régressé au second tour passant de 32,04 % le 25 mai à 28,87 % le 1er juin, mais dans une proportion insuffisante pour rétablir la situation de l'ex-majorité. Plus exactement, le surcroît de participation enregistré d'un tour à l'autre semble avoir servi la droite, mais aussi la gauche, la crainte de la défaite mobilisant les électeurs de l'une, et le parfum de la victoire, les autres.
La droite est passée, d'un tour à l'autre, de 36,16 % des voix à plus de 46,04 %, la gauche de 42,10 % à 48,36 %. La progression de la droite s'explique par l'arrivée d'abstentionnistes du premier tour et par les reports de voix d'électeurs du Front national; celle de la gauche par la plus forte participation et par les reports de voix de l'extrême gauche (2,18 % au premier tour). Si les renforts dont elle a bénéficié ont permis à la droite de sauver des sièges en Ile-de-France, dans le Centre, dans le Rhône et en Provence, par exemple, ceux qu'a reçus la gauche lui ont assuré de nets succès dans le Nord, l'Ouest, le Sud-Ouest et en Franche-Comté, où est élue Dominique Voynet, porte-parole des Verts.
La droite n'est donc pas parvenue à résorber la dissidence d'une partie de son électorat, fixée depuis de longues années maintenant sur un vote d'extrême droite. Le fossé s'est même creusé entre elle et ces électeurs qui, il y a neuf ans ou, même, il y a quatre ans encore, préféraient malgré tout soutenir au second tour le RPR ou l'UDF plutôt que de voir élus un socialiste ou un communiste. En même temps, les mouvements qui continuent à se produire d'un bord à l'autre démontrent que l'attitude adoptée par les dirigeants de l'ex-majorité, qui n'avaient jamais été aussi fermes que ces dernières années, du moins jusqu'à la veille du premier tour, dans la condamnation des positions du Front national, n'est pas partagée par la totalité de leurs électeurs, ni même par certains de leurs responsables ou élus locaux, prompts à flatter les sentiments des partisans de M. Le Pen en espérant leur reconnaissance.
En annonçant la dissolution de l'Assemblée nationale moins d'un mois après la grande manifestation qui avait rassemblé des dizaines de milliers de personnes contre le Front national à Strasbourg, où celui-ci réunissait son congrès, Jacques Chirac pouvait imaginer que la mobilisation sociale contre l'extrême droite était propice à une offensive politique qui lui infligerait un recul sévère. C'est le contraire qui s'est produit : la barrière morale contre le lepénisme lui a interdit de faire élire plus d'un député, mais sa capacité de nuisance est demeurée forte dans les urnes. Sénateur (RPR), l'académicien Alain Peyrefitte propose, dans l'éditorial du Figaro du 2 juin, une solution : l'union pure et simple entre la droite et l'extrême droite, sur le modèle de celle que François Mitterrand avait nouée avec les communistes il y a vingt-cinq ans.
M. Chirac à contre-emploi
Défaite une nouvelle fois, comme en 1981 et comme en 1988, la droite présente aujourd'hui le spectacle du "champ de ruines" que Michel Rocard avait constaté à gauche en 1994. Pour le président de la République, affaibli par un revers électoral qu'il a lui-même provoqué en convoquant les électeurs un an avant l'échéance normale, l'effondrement de son camp comporte un risque grave : celui de le laisser sans soutien parlementaire face au gouvernement qu'il devait demander à Lionel Jospin, dès lundi matin, de former.
Les voix qui se sont fait entendre à droite pour refuser la "fatalité de l'échec" comme disait aussi Michel Rocard, il y a vingt ans en parlant de la gauche, ne peuvent en effet laisser de doute à M. Chirac sur ce qui ressemble à l'ouverture prématurée d'une compétition pour la direction du bloc conservateur. La cohabitation qui commence sera marquée d'abord par la tension que feront régner à droite la mise en cause du chef de l'Etat et l'obligation pour celui-ci d'y rétablir sa position. Elu à contre-courant en 1995, ayant permis à la gauche de revenir au pouvoir à contre-temps, voilà M. Chirac condamné au contre-emploi d'un président-arbitre, alors qu'il demandait aux Français les moyens de redevenir un président de plein exercice s'appuyant, à la mode gaullienne, sur une majorité à sa main.
Non seulement cette majorité n'existe plus, mais l'heure est revenue, à droite, à la recherche d'une "reconstruction" maintes fois évoquée, depuis dix ans, de refondation libérale en "rénovation", de "primaires à la française" en rêve d'un "grand parti conservateur" à l'anglo-saxonne. Jusqu'à maintenant, la maladie chronique de la droite était attribuée par sa jeune génération aux effets délétères d'une vieille querelle entre ses chefs "historiques", Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing. Cette explication n'est plus de saison, et la jeune génération, d'Alain Juppé à François Léotard en passant par Philippe Séguin, Nicolas Sarkozy ou François Bayrou, doit désormais porter le poids de ses responsabilités.
PATRICK JARREAU
Le Monde du 3 juin 1997
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