Devoir de Philosophie

Laurent Schwartz ou le "grand soir" des mathématiques

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

4 juillet 2002 Savant et citoyen, mathématicien et militant, artiste de l'analyse fonctionnelle, virtuose des distributions à valeurs vectorielles et, dans le même temps, inlassable procureur de toutes les oppressions, animateur impénitent de mille combats et pétitions contre l'injustice : tel était Laurent Schwartz. Double et unique, réunissant dans la même trajectoire - rectiligne au-delà des zigzags de la recherche et de l'engagement - exigence scientifique et exigence morale. Lucide et tâtonnant, révolté et pragmatique, aussi naturellement iconoclaste que pédagogue, rejetant dans un même mouvement tabous scientifiques et fatalités historiques. Une figure du siècle, un honnête homme. Depuis quelques années, le visage altier, l'oeil toujours curieux et un brin malicieux en dépit de l'âge, Laurent Schwartz s'était employé, presque méthodiquement, à boucler les fils de sa vie. Ainsi, le 31 octobre 2000, il est, aux côtés de Pierre-Vidal Naquet, Madeleine Rebérioux, Germaine Tillion, Henri Alleg et quelques autres, l'un des signataires d'un appel solennel, adressé à Jacques Chirac et à Lionel Jospin, pour la reconnaissance et la condamnation de la torture lors de la guerre d'Algérie, publié par L'Humanité. "Des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire française et la mémoire algérienne resteront hantées par les horreurs qui ont marqué la guerre d'Algérie tant que la vérité n'aura pas été dite et reconnue. Aujourd'hui, il est possible de promouvoir une démarche de vérité qui ne laisse rien dans l'ombre..." Une démarche de vérité... tout est dit, ou du moins beaucoup. Quarante ans plus tôt, presque jour pour jour, Laurent Schwartz, alors professeur d'analyse mathématique à l'Ecole polytechnique, signait le fameux Manifeste des 121 proclamant le droit à l'insoumission pour les appelés du contingent envoyés en Algérie. La sanction ne traînait pas : deux semaines plus tard, le ministre des armées, Pierre Messmer le révoquait, estimant qu'il serait "contraire au bon sens et à l'honneur" qu'il conservât son enseignement. La réponse du révoqué à son ministre de tutelle fut cinglante : "Si j'ai signé la déclaration des 121, c'est en partie pour avoir vu depuis plusieurs années la torture impunie et les tortionnaires récompensés. Mon élève Maurice Audin a été torturé et assassiné en juin 1957, et c'est vous, monsieur le ministre, qui avez signé la promotion du capitaine Charbonnier au grade d'officier de la Légion d'honneur à titre exceptionnel et celle du commandant Faulques au grade de commandeur de la Légion d'honneur. Venant d'un ministre qui a pris de telles responsabilités, les considérations sur l'honneur ne peuvent que me laisser froid." Il retrouva son poste deux ans plus tard, et y contribua, vingt ans durant, à la reconstruction du prestigieux laboratoire de mathématiques de l'X. Etonnant destin qui, comme souvent pour cette génération, se forge à l'Ecole normale supérieure, dans le bouillonnement des années 1930. Jusque-là, enfant de la Grande Guerre, né le 5 mars 1915, Laurent Schwartz avait été un brillant élève, jonglant avec le thème latin aussi habilement qu'avec les équations, porté par une famille haute en figures, du père chirurgien à l'oncle Robert Debré, sans oublier le grand oncle, le mathématicien Jacques Hadamard, et, quelques années plus tard, son beau-père, Paul Lévy, professeur à Polytechnique et l'un des fondateurs du calcul des probabilités. Les trois années passées rue d'Ulm bousculent ce "jardin d'Eden", selon son expression nostalgique : il y découvre, dans une même métamorphose, les mathématiques et la politique, la rigueur et la révolte. "Je suis mathématicien. Les mathématiques ont rempli ma vie." Ainsi commence sa longue et passionnante autobiographie (Un mathématicien aux prises avec le siècle, Odile Jacob, 1997). Mais il ajoute, peu après : "J'ai consacré une grande partie de ma vie à la politique, embrassant la "carrière" d'intellectuel engagé." Issu d'une famille de droite, le jeune normalien révise ses jugements sur la guerre de 1914-1918, s'interroge sur le colonialisme à la lecture du livre d'Andrée Viollis, Indochine SOS, s'emballe pour le Front populaire, déchante rapidement devant la politique de non-intervention de Blum en Espagne, s'apprête à rejoindre le Parti communiste quand éclatent les premiers procès de Moscou, en août 1936 ("Que ces procès aient été truqués n'a jamais fait pour moi l'ombre d'un doute"), et découvre finalement l'existence du Parti ouvrier internationaliste et de la IVe Internationale en lisant une interview de Fred Zeller dans Le Petit Parisien ! Bref, le voilà plongé dans ce creuset des trotskistes de la première heure, séduit par "l'intelligence politique" de David Rousset, Pierre Naville et bien d'autres. Il faudra la guerre, les distributions de tracts périlleuses, la clandestinité enfin pour lui faire mesurer l'impasse où l'enfermait cet engagement. En même temps que ce juif athée, comme ses parents, découvrait sa judaïté "dans les yeux des nazis". Après onze ans de fréquentation, il rompra avec le trotskisme en 1947, mais "c'est de cette période, avec ses lumières et ses ombres, que résulte l'essentiel de [sa] formation politique", écrivait-il en 1997, avant d'ajouter : " Pierre Vidal-Naquet aime à dire que je suis resté un "ancien trotskiste". Je le serai forcément toute ma vie et ne le regrette pas." Entre-temps, il est vrai, ce n'est pas le grand soir de la révolution qui bouleverse sa vie, mais bien celui des mathématiques. Au milieu de la démobilisation et de la débâcle, il retrouve une attache universitaire à Clermont-Ferrand, où se sont regroupés, sous la houlette d'Henri Cartan, bon nombre de mathématiciens, comme Jean Dieudonné, Charles Ehresmann ou André Lichnerowicz, le noyau de ce qui allait devenir le collectif Nicolas Bourbaki et qui fut, pour Laurent Schwartz, "une révélation". Le voilà donc, en pleine guerre, au coeur de cette génération qui allait reconstruire les mathématiques à la base, en réinventer les objets, les classifications et l'écriture. Le voilà, entre faux papiers et ravitaillement, rédigeant fin 1942 sa thèse sur "des sommes d'exponentielles réelles" et "d'exponentielles imaginaires". Le voilà enfin, de retour à Paris en novembre 1944, découvrant subitement, en une seule nuit - "la plus belle nuit de [sa] vie" -, la théorie des distributions, qui allait lui valoir, six ans plus tard, la médaille Fields, le prix Nobel des mathématiciens. Le récit, équations et fonctions à l'appui, que fait Laurent Schwartz de sa découverte dans son autobiographie comblera les spécialistes et fera deviner aux autres la part de poésie, presque onirique, des mathématiques. Il reste qu'en généralisant la notion classique de fonctions, en considérant que toute fonction est dérivable et que cette dérivabilité s'étend même à des fonctions discontinues, il a levé un obstacle sur lequel butaient depuis des années les physiciens et mis au point des concepts indispensables à la formulation et à la compréhension de la mécanique quantique, mais dont les applications s'étendent à des domaines aussi variés que les équations aux dérivées partielles, la théorie des représentations des groupes et la théorie des nombres. "Pour faire des découvertes, le mathématicien est obligé de renverser tous les tabous Trouver quelque choses en mathématiques, c'est vaincre une inhibition et une tradition. On ne peut pas avancer si on n'est pas subversif", déclarait-il en 1997. Il ajoutait, dans un saisissant parallèle : "C'est une révolution qui a quelque chose à voir avec la chute du mur de Berlin. Soudain, on se dit : ça ne va plus, il faut que je change... Au début, c'est assez difficile, mais, dès que l'on a commencé, on s'aperçoit que le changement est libérateur. Je crois que le public ne sait pas assez cela : il se représente trop les mathématiques comme quelque chose de figé ou d'achevé." Dès lors, hormis les innombrables escapades destinées à enrichir son extraordinaire collection de papillons (20 000 spécimens au bas mot), la vie de Laurent Schwartz s'organisera selon une sorte de "distribution" alternative : la subversion scientifique par les mathématiques, la révolte contre toutes les oppressions par l'engagement militant, fût-il hors parti depuis plus d'un demi-siècle. Préfigurant en quelque sorte les organisations non gouvernementales actuelles, armé de sa notoriété scientifique et jouant pleinement de son influence considérable dans cette communauté sans frontières, il aura fondé et présidé la plupart des comités qui ont alerté, mobilisé et mené la lutte contre les guerres coloniales. Ce fut, bien sûr, d'abord, la guerre d'Algérie, obsédante au point de tarir, au tournant des années 1960, toute disponibilité pour la recherche mais qu'il avait choisi de dénoncer inlassablement et qui lui faisait écrire, en 1997 : "Je suis profondément convaincu d'avoir été, par ma seule personne, par mes activités acharnées et débordantes, un facteur non négligeable de la paix en Algérie. Un facteur, rien d'autre, mais plus qu'une goutte d'eau dans l'océan." Puis vinrent la guerre américaine au Vietnam, l'intervention soviétique en Afghanistan et, plus récemment en Tchétchénie, sans oublier le Comité des mathématiciens qui, dix ans durant, batailla pour obtenir les libérations de Pliouchtch, Chtcharanski et bien d'autres scientifiques en URSS, dans les pays de l'Est, mais aussi au Maroc, en Uruguay, ailleurs encore. Avec ce credo : "Je n'ai cessé de penser que la morale en politique était quelque chose d'essentiel, tout comme les sentiments ou les affinités." "Il militait comme il faisait des maths, avec la même rigueur intellectuelle", témoigne Michel Broué, "disciple" et compagnon de ces combats depuis les années 1970. Toujours, pourtant, le chercheur, l'enseignant, l'homme de science a repris le dessus. Aussi déterminé à dénoncer, en 1977, la crise du système français de formation d'ingénieurs et de sa clef de voûte, l'Ecole polytechnique, qu'il avait pu l'être à dénoncer la torture sous toutes les latitudes. Aussi décidé, en 1982, dans son rapport à la commission du bilan mise en place par François Mitterrand, à dénoncer les carences de l'enseignement français, l'impasse du collège unique, l'inadaptation de la recherche. Aussi déterminé à bousculer les tabous, entre 1985 et 1989, lorsqu'il met en place et préside le Comité d'évaluation des universités, déplorant sans ménagement que la moitié des universitaires ne fassent pas de recherche ou n'hésitant pas, six mois après le mouvement anti-Devaquet, à prôner la sélection des étudiants sur dossier et entretien pour l'entrée dans les "premiers cycles universitaires préparatoires aux études longues". "J'ai toujours voulu "changer le monde", changer la vie. Je suis resté un réformateur que toute structure défectueuse et sclérosée tracasse", écrivait-il en 1997. Restera, enfin, pour des générations d'étudiants, d'élèves de l'X ou de chercheurs le souvenir de "son charme incroyable quand il enseignait les mathématiques". "C'est quelqu'un qu'on aimait", conclut sobrement Michel Broué. GERARD COURTOIS Le Monde du 10 juillet 2002

« en pleine guerre, au coeur de cette génération qui allait reconstruire les mathématiques à la base, en réinventer les objets, lesclassifications et l'écriture.

Le voilà, entre faux papiers et ravitaillement, rédigeant fin 1942 sa thèse sur "des sommes d'exponentielles réelles" et "d'exponentielles imaginaires" .

Le voilà enfin, de retour à Paris en novembre 1944, découvrant subitement, en une seule nuit - "la plus belle nuit de [sa] vie" -, la théorie des distributions, qui allait lui valoir, six ans plus tard, la médaille Fields, le prix Nobel des mathématiciens. Le récit, équations et fonctions à l'appui, que fait Laurent Schwartz de sa découverte dans son autobiographie comblera lesspécialistes et fera deviner aux autres la part de poésie, presque onirique, des mathématiques.

Il reste qu'en généralisant la notionclassique de fonctions, en considérant que toute fonction est dérivable et que cette dérivabilité s'étend même à des fonctionsdiscontinues, il a levé un obstacle sur lequel butaient depuis des années les physiciens et mis au point des concepts indispensablesà la formulation et à la compréhension de la mécanique quantique, mais dont les applications s'étendent à des domaines aussivariés que les équations aux dérivées partielles, la théorie des représentations des groupes et la théorie des nombres. "Pour faire des découvertes, le mathématicien est obligé de renverser tous les tabous Trouver quelque choses enmathématiques, c'est vaincre une inhibition et une tradition.

On ne peut pas avancer si on n'est pas subversif" , déclarait-il en 1997.

Il ajoutait, dans un saisissant parallèle : "C'est une révolution qui a quelque chose à voir avec la chute du mur de Berlin.

Soudain, on se dit : ça ne va plus, il faut que je change...

Au début, c'est assez difficile, mais, dès que l'on acommencé, on s'aperçoit que le changement est libérateur.

Je crois que le public ne sait pas assez cela : il se représentetrop les mathématiques comme quelque chose de figé ou d'achevé." Dès lors, hormis les innombrables escapades destinées à enrichir son extraordinaire collection de papillons (20 000 spécimensau bas mot), la vie de Laurent Schwartz s'organisera selon une sorte de "distribution" alternative : la subversion scientifique par lesmathématiques, la révolte contre toutes les oppressions par l'engagement militant, fût-il hors parti depuis plus d'un demi-siècle.Préfigurant en quelque sorte les organisations non gouvernementales actuelles, armé de sa notoriété scientifique et jouantpleinement de son influence considérable dans cette communauté sans frontières, il aura fondé et présidé la plupart des comitésqui ont alerté, mobilisé et mené la lutte contre les guerres coloniales. Ce fut, bien sûr, d'abord, la guerre d'Algérie, obsédante au point de tarir, au tournant des années 1960, toute disponibilité pourla recherche mais qu'il avait choisi de dénoncer inlassablement et qui lui faisait écrire, en 1997 : "Je suis profondément convaincu d'avoir été, par ma seule personne, par mes activités acharnées et débordantes, un facteur non négligeable dela paix en Algérie.

Un facteur, rien d'autre, mais plus qu'une goutte d'eau dans l'océan." Puis vinrent la guerre américaine au Vietnam, l'intervention soviétique en Afghanistan et, plus récemment en Tchétchénie, sansoublier le Comité des mathématiciens qui, dix ans durant, batailla pour obtenir les libérations de Pliouchtch, Chtcharanski et biend'autres scientifiques en URSS, dans les pays de l'Est, mais aussi au Maroc, en Uruguay, ailleurs encore.

Avec ce credo : "Je n'ai cessé de penser que la morale en politique était quelque chose d'essentiel, tout comme les sentiments ou lesaffinités." "Il militait comme il faisait des maths, avec la même rigueur intellectuelle", témoigne Michel Broué, "disciple" et compagnon de ces combats depuis les années 1970. Toujours, pourtant, le chercheur, l'enseignant, l'homme de science a repris le dessus.

Aussi déterminé à dénoncer, en 1977, lacrise du système français de formation d'ingénieurs et de sa clef de voûte, l'Ecole polytechnique, qu'il avait pu l'être à dénoncer latorture sous toutes les latitudes.

Aussi décidé, en 1982, dans son rapport à la commission du bilan mise en place par FrançoisMitterrand, à dénoncer les carences de l'enseignement français, l'impasse du collège unique, l'inadaptation de la recherche.

Aussidéterminé à bousculer les tabous, entre 1985 et 1989, lorsqu'il met en place et préside le Comité d'évaluation des universités,déplorant sans ménagement que la moitié des universitaires ne fassent pas de recherche ou n'hésitant pas, six mois après lemouvement anti-Devaquet, à prôner la sélection des étudiants sur dossier et entretien pour l'entrée dans les "premiers cyclesuniversitaires préparatoires aux études longues".

"J'ai toujours voulu "changer le monde", changer la vie.

Je suis resté un réformateur que toute structure défectueuse et sclérosée tracasse", écrivait-il en 1997. Restera, enfin, pour des générations d'étudiants, d'élèves de l'X ou de chercheurs le souvenir de "son charme incroyable quand il enseignait les mathématiques".

"C'est quelqu'un qu'on aimait", conclut sobrement Michel Broué. GERARD COURTOIS Le Monde du 10 juillet 2002 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles