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L'annulation des élections en Algérie

Publié le 22/02/2012

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11 janvier 1992 - Ce fut une démission cafouilleuse et brouillonne, une sorte de coup d'Etat sur canapé. Le président Chadli, costume sombre et traits ravagés, réfugié dans un coin de siège, a prononcé quelques paroles à peine intelligibles, puis a tendu sa lettre de démission au président du Conseil constitutionnel, qui, mine défaite et main tremblante, semblait être venu rendre visite à un mourant. Encore quelques mots, puis le président démissionnaire a quitté la pièce sous l'oeil navré de ses visiteurs. En trois minutes à peine, tout était suggéré : l'Algérie en crise, le refus des militaires de voir le Front islamique du salut (FIS) accéder au pouvoir, la remise en cause du processus enclenché depuis plusieurs mois lorsque le président Chadli avait annoncé la tenue d'élections législatives anticipées. Car, si nombre d'inconnues demeurent quant à la suite immédiate des événements, une, au moins, est désormais chose assurée : le second tour des élections législatives, prévu le 16 janvier, n'aura pas lieu, comme le précisait, dimanche 12 janvier, dans la soirée, un communiqué du Haut Conseil de sécurité. La démission présidentielle, la veille, résultat d'un authentique coup de force, venait de produire son premier résultat. Depuis deux semaines, chaque jour, le scénario de crise était peaufiné par les militaires et le gouvernement de M. Sid Ahmed Ghozali, tous deux bien décidés à s'opposer au choix des urnes pour ne pas laisser tomber le pouvoir aux mains des islamistes du FIS. La nuit du premier tour avait été terrible. Dès l'aube du 27 décembre dernier, le chef du gouvernement et son ministre de l'intérieur, M. Larbi Belkheir, avaient en main les premiers résultats qui montraient l'inanité de leurs espoirs . Au vu de la liste des sièges remportés par les uns et les autres, il ne faisait aucun doute que tous les pronostics accordant aux forces politiques en compétition un poids, à peu de chose près équivalent au sein de la future Assemblée (30 % pour le FIS, 30 % pour le FLN, le reste pour le FFS, le RCD et les indépendants) étaient déjoués. Les effets pervers du scrutin majoritaire donnaient à plein : avec 3 260 359 suffrages, le FIS, parti puissant sur presque tout le territoire, obtenait 188 députés, tandis qu'avec 1 613 507 voix, soit la moitié de celles du FIS, le FLN n'en décrochait que 15. Quant au Front des forces socialistes (FFS), il bénéficiait, lui aussi, des avantages du scrutin majoritaire là où, précisément, son implantation était hégémonique : avec 510 661 suffrages, soit le tiers des voix obtenues par le FLN, il obtenait 10 sièges de plus que lui, tous répartis dans les deux wilayas kabyles de Tizi-Ouzou et de Bejaïa. Nul doute que le même mécanisme allait, à l'issue du second tour, donner au FIS plus des deux tiers des sièges. Ce soir là, on venait de faire un grand pas vers une République islamique L'armée et la République Le silence d'un K. O. succéda au fracas, juste rompu par une déclaration de M. Saïd Sadi, président du petit RCD, réclamant l'annulation pure et simple du second tour. La multiplication des recours déposés auprès du Conseil constitutionnel pour contester les résultats constitua la seconde réaction. Quelques jours plus tard, à l'appel du FFS, une marche imposante traversait la capitale. Manifestation gigantesque et ambiguë : à côté des partisans de M. Aït Ahmed venus exprimer leur opposition au totalitarisme et leur désir de voir se poursuivre le processus électoral, marchait l'Algérie inquiète de l'avancée islamiste, toute prête à accepter le report sine die des élections, quitte à se jeter, comme après les troubles de juin 1991, dans les bras de l'armée. Message reçu. En étroite entente avec l'état-major, M. Ghozali et quelques-uns de ses collaborateurs étudiaient déjà la question. L'armée était disposée à marcher, mais ne voulait pas que son intervention apparaisse comme la énième tentative de sauvetage du président de la République, qu'elle considérait désormais sans aucune retenue, comme le principal responsable de la crise. Elle faisait valoir qu'à deux reprises, après les troubles de juin 1991 et lors des événements de Guemmar, en novembre dernier, où un groupe d'intégristes, militants ou anciens militants du FIS, avaient attaqué une caserne, elle avait exigé, sans succès, la dissolution du FIS. En juin, non seulement elle n'avait pas été entendue, mais le président avait autorisé la libération de centaines de prisonniers islamistes arrêtés lors de l'instauration de l'état de siège. En novembre, le décret de dissolution du FIS avait été préparé, mais le président, au dernier moment, avait refusé de le signer. Pour prix de son intervention, l'armée exigeait, cette fois, le départ du président de la République. Durant la première semaine de janvier, le sort de M. Chadli Bendjedid était pratiquement scellé. Car, aux exigences de l'armée, répondaient les analyses convergentes des cercles politiques proches de M. Ghozali. Les électeurs, estimaient en substance plusieurs ministres, n'ont pas voté pour élire des députés, mais pour exprimer leur défiance à l'égard du chef de l'Etat. Une première erreur, poursuivaient-ils en guise d'autocritique, avait été commise après les émeutes d'octobre 1988, lorsque le pouvoir avait tenté une ouverture démocratique en maintenant en place celui dont la rue réclamait la tête. La seconde avait consisté à légaliser le FIS, parti théocratique que la Constitution aurait permis d'interdire. Même ceux qui, parmi les ministres, estimaient à l'époque cette mesure fondée reconnaissent aujourd'hui qu'ils avaient eu tort. La faiblesse des partis démocratiques, la force d'inertie du FLN, incapable de se régénérer, et la crise économique avaient fait le reste, permettant au FIS de capitaliser à son profit les aspirations au changement des Algériens. Le président Chadli verrouillait tout le système son départ donnerait, assurait-on, une chance nouvelle au pays. Sur cette base allait se construire le scénario de la déposition. Alors que dans la presse plusieurs personnalités démocratiques, dont M. Aït Ahmed, appelaient à la tenue du second tour, estimant que la Constitution et l'armée étaient suffisantes pour faire échec à d'éventuels abus d'un gouvernement FIS, militaires et nombre de politiques s'accordaient à dire qu'il fallait obligatoirement intervenir avant le deuxième tour de scrutin. " Une fois dans la place, estimait tel ministre, ils conforteront irrévocablement leur pouvoir. Les dangers d'un affrontement entre eux et la Kabylie seraient trop importants pour pouvoir se permettre d'attendre jusqu'après le second tour. " Tel autre mettait en avant le coût politique de l'opération, " de toute façon inévitable, mais qui pèserait plus lourd après qu'avant ". Tel militaire, enfin, pensait que, si les islamistes arrivaient au pouvoir, ils disposeraient d'armes en abondance, " ce qui rendait toute riposte aléatoire ". Autant de considérations qui plaidaient pour une opération avant le 16 janvier. Dès le 4 janvier, le plan se mettait petit à petit en place. Dans la plus grande discrétion, plusieurs unités de l'armée et de la gendarmerie prenaient position dans des zones proches de leurs futures interventions. Les lits d'hôpitaux étaient recensés et les appelés consignés, avec interdiction de se mêler aux soldats des unités professionnelles qui allaient être engagées dans les opérations. Encore plus discrètement, la police passait sous les ordres du ministre de la défense, chargé de centraliser toutes les unités qui concourent au maintien de l'ordre. " Comme un malade " Au plan politique, l'agitation n'était pas moins soutenue. Le 5 janvier, M. Ghozali, dans une intervention à la télévision, reconnaissait que les élections n'avaient pas été aussi " honnêtes et propres " qu'il l'eût voulu. Les votants et les abstentionnistes, ajoutait-il en substance, nous ont signifié leur volonté de changement politique radical. Pas une seule fois le nom du président Chadli n'était prononcé. Ciselée après une longue discussion avec les responsables de l'armée, l'intervention du premier ministre, en termes à peine sibyllins, indiquait que le sort du président Chadli était réglé. Au même moment, ce dernier faisait l'objet d'un siège en règle de la part des chefs de l'armée, qui lui exposaient leurs souhaits de le voir démissionner au plus tôt, insistant particulièrement sur l'identité de vues des chefs d'état-major des trois armes. En sens contraire, la direction du FLN et particulièrement M. Abdelaziz Mehri, dont une fille a épousé un fils de l'ex-président, le poussaient à rester. Pris entre deux feux, le président hésitait. " Il est comme un malade dans un état grave, confiait alors un ministre : les meilleurs médecins lui disent que son départ est une thérapie nécessaire, mais il ne peut s'empêcher de consulter les rebouteux qui lui conseillent de rester. " En milieu de semaine, isolé, il cédait à la pression et signait sa lettre de démission. Il acceptait également de décréter, secrètement, la dissolution de l'Assemblée nationale, ce qui enlevait tout pouvoir à l'Assemblée FLN sortante, tout en mettant sur la touche son président, M. Belkhadem, constitutionnellement investi de l'intérim en cas de vacance présidentielle. Départ en exil ? Restait à organiser élégamment la sortie. C'est là où, apparemment, la réussite n'est pas totale. Le Conseil national de sauvegarde de l'Algérie (CNSA), créé, quelques jours après le 26 décembre, par différentes associations socio-professionnelles, autour du secrétaire général de l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA), M. Abdelhak Benhamouda, était chargé de lancer la mobilisation pour la " défense de la démocratie ". Mais les masses, quoi qu'en pensent les démocrates, sont rangées, pour le moment, plus volontiers derrière le drapeau du FIS. Dans ces conditions, le CNSA pouvait difficilement crédibiliser un " appel du peuple " derrière lequel les militaires, pris d'un subit accès de coquetterie, voulaient masquer leur intervention. De même, le Conseil constitutionnel n'a pas été à la hauteur des espoirs investis dans son action. Les 341 recours déposés laissaient espérer une centaine d'annulations, chiffre qui aurait permis de jeter la suspicion sur tout le scrutin. Prudemment, le Conseil s'est dérobé, faisant valoir qu'une dizaine d'annulations, au plus, étaient justifiées. " C'est une véritable trahison " fulminait un haut personnage de l'Etat en commentant, il y a peu, les réticences des sept " sages ". Il n'était plus temps de tergiverser. Dans la journée du 11 janvier, M. Aboubakr Belkaïd, ministre de la communication et l'un des concepteurs de la manoeuvre, rencontrait le président Chadli pour mettre au point les formes de sa déclaration annonçant sa démission. Quelques heures plus tard, tout était maladroitement consommé, en direct, à la télévision. GEORGES MARION Le Monde du 14 janvier 1992

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