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La première guerre du XXIe siècle

Publié le 17/01/2022

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10 juin 1999 Alors que Belgrade annonce un retrait partiel de ses troupes du Kosovo, "Le Monde" dresse un bilan provisoire de cette guerre voulue par les Européens, soutenue par les opinions publiques et menée avec l'armée américaine, seule force occidentale capable de lancer une offensive aérienne d'envergure. Depuis un mois et demi, les centaines de milliers de réfugiés kosovars jetés sur les routes, les images de déportés dans les trains, d'hommes et de femmes à bout de forces sont le quotidien de cette guerre où sont perpétrés crimes, massacres et viols. Les organisations humanitaires sont submergées devant le flot humain dont il se confirme que les autorités de Belgrade avaient prémédité et planifié la déportation. Les frappes répétées de l'OTAN ne vont pas sans bavures, et les autorités serbes ne manquent pas d'exploiter le spectacle souvent insoutenable des victimes civiles Le paradoxe résume la situation : l'année de l'euro, donc d'un pas supplémentaire vers son émancipation, l'Europe a fait la guerre, chez elle, sur le Vieux Continent ; mais elle n'a pu le faire qu'aux côtés des Etats-Unis, seuls à disposer des moyens nécessaires à la conduite des opérations. Le conflit du Kosovo est intervenu au point de rencontre d'événements qui, de l'union monétaire au renouvellement de l'OTAN, vont dessiner l'Europe d'après l'an 2000. En ce sens, il est la première guerre du XXIe siècle. D'abord un fait, primordial : les quinze pays de l'Union ont voulu et soutenu cette guerre. Il n'est pas jusqu'à la Grèce, en dépit de sa solidarité d'orthodoxe avec la Yougoslavie, qui n'ait accepté d'y contribuer : le port de Salonique a servi au débarquement de matériel militaire déployé lors de "Force alliée". Techniquement, l'opération a été décidée par les pays dits du Groupe de contact sur la Yougoslavie (Allemagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie) à l'exception de l'un d'eux, la Russie. Politiquement, elle a fait la quasi-unanimité en Europe. L'économiste François Rachline constatait dans Le Monde (30 avril) : "Au lieu de se retrancher derrière son havre de paix, l'Europe s'est décidée à défendre ses valeurs." Les optimistes y verront le premier acte politique majeur d'une nouvelle Europe : la naissance d'une Union qui n'est pas réduite à la politique agricole ou à la gestion des "fonds structurels". Les mêmes - tels le professeur Rachline, encore - parlent d'un tournant fondateur : les Européens ont participé à une guerre au nom de la défense des valeurs de l'Europe, pas pour du pétrole. Jacques Chirac, Tony Blair, Lionel Jospin, Gerhard Schröder, auront les mêmes mots pour dire la même chose : "Ce qui est en cause dans le conflit d'aujourd'hui, c'est une certaine conception de l'Europe." A propos des Kosovars, le président de la République déclare : "Il est impossible de laisser sur notre continent tant de femmes et tant d'hommes victimes de la violence et de l'intolérance au seul motif de leur race ou de leur religion." Le premier ministre observe : "L'Europe, depuis des décennies, s'est refondée sur la paix et sur le respect des droits de la personne humaine. Accepter que ces valeurs soient bafouées aux portes de l'Union européenne, c'eût été nous trahir." Les opinions publiques suivent. A cause d'une image, notamment : celle de wagons de chemins de fer, certains fermés de l'extérieur, qui déversent leur misérable chargement de Kosovars chassés de leur pays par la force, au seul motif qu'ils sont musulmans, d'origine albanaise. Majoritaires en leur province du sud de la Serbie, ils sont désireux de disposer, sinon de l'indépendance, du moins d'une très large autonomie. Il y a eu mille autres scènes atroces de "l'épuration ethnique", plus dures que celles du train. Mais celle-là est allée remuer dans les tréfonds de la mémoire collective européenne les souvenirs les plus noirs. Il reviendra à deux Allemands, le ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer, et son adjoint, Ludger Volmer - des "Verts", des pacifistes -, d'en parler mieux que personne : "Pour la première fois en ce siècle, l'Allemagne se trouve du bon côté", déclare le premier ; "Nous devons nous battre pour une Europe qui condamne la vieille notion de l'identité ethnique", affirme le second. La France et la Grande-Bretagne ont été les deux pays les plus engagés pour trouver une solution négociée au Kosovo. Les Etats-Unis sont là aussi, qui avaient été déjà appelés à la rescousse en Bosnie. L'ensemble des Européens approuvent le recours à la menace de l'utilisation de la force contre Belgrade. Le secrétaire d'Etat américain, Madeleine Albright, en a fait une bataille quasi personnelle. Mais, même si certains ont rechigné, il ne s'est pas trouvé un seul responsable européen, in fine, pour ne pas agir de concert. Plus encore, les Européens ont été d'accord pour que le recours à la force soit le fait de l'OTAN : en Bosnie, la Forpronu, sous la tutelle de l'ONU, a laissé le souvenir d'une force inefficace et sans moyens. Tout cela pour dire que les Européens ont été au premier plan de la gestion de la crise du Kosovo, notamment la France et la Grande-Bretagne ; ils ont partagé toutes les décisions avec les Etats-Unis. Au lendemain de l'échec des négociations de Rambouillet et Paris, à la mi-mars, les Européens ont été unanimes à juger qu'il y avait des limites à la tolérance manifestée à l'égard de M. Milosevic. Ils ont estimé que leur crédibilité, dans cette affaire, était autant engagée que celle des Américains. Ils ont dit qu'il s'agissait, après tout, de l'avenir de l'Europe, de ce qu'on allait accepter ou non aux portes de l'UE. Sauf à réécrire la chronique diplomatique de l'événement, il est difficile de soutenir que le recours à la force a été imposé par les Etats-Unis ; et plus faux encore d'affirmer que les Européens s'y sont soumis de mauvaise grâce. "La décision d'intervenir a été européenne au moins autant qu'américaine", note Pierre Hassner (Le Monde du 27 mars). Dès le début de l'éclatement de la Fédération yougoslave, en 1992, l'Américain James Baker, alors l'un des plus proches conseillers du président George Bush, avait lâché, méfiant et un tantinet méprisant : "Nous n'avons pas de chien dans cette affaire." Autrement dit, "nous n'avons rien à y faire". Et M. Bush ne fera rien, avançant qu'il revient aux Européens de s'occuper de leur arrière-cour méridionale. Au fil du premier mandat du président Bill Clinton, même réticence et même réserve américaines. Il faudra nombre de supplications européennes pour que les Etats-Unis, face à l'étendue des horreurs, s'occupent des Balkans. Ils y sont venus à reculons. Comme les Européens, les Etats-Unis finiront par réagir devant le drame humain. Ils engagent, à leur tour, leur crédibilité dans les Balkans et, plus encore, celle de l'OTAN. Une fois la menace soviétique disparue, comment justifier l'OTAN ? Comment maintenir l'Alliance atlantique, ce pacte de défense collective euro-atlantique qui fait des Etats-Unis une puissance européenne (ce qu'ils entendent rester) ? En lui donnant une nouvelle raison d'être : gérer les crises d'après guerre froide ; des crises du type Kosovo précisément. C'est que le conflit du Kosovo n'intervient pas seulement quelques mois après le lancement de l'euro, mais quelques mois aussi avant le 50e anniversaire de l'OTAN. Critiquée, dénoncée pour s'être révélée incapable de faire rapidement céder M. Milosevic et, plus encore, d'enrayer l'épuration ethnique, la stratégie des frappes aériennes est aussi une décision commune aux Américains et aux Européens. En revanche, la conduite même des frappes est confiée au commandant en chef de l'OTAN, l'Américain Wesley Clark ; la majorité des opérations de bombardements sont accomplies par les Etats-Unis. Les Européens - principalement la France et la Grande-Bretagne - ne représenteront que le quart des forces aériennes engagées. La leçon est claire : l'Europe, qui a magistralement lancé l'euro quelques mois plus tôt, est sans vraie défense commune. Elle est incapable d'aligner la force que requiert l'option aérienne ; pas plus qu'elle n'aurait été en mesure, sans les Etats-Unis, de monter une opération terrestre d'envergure en très peu de temps. Même chez eux, les Européens n'ont pas - pas encore - les moyens militaires de leur diplomatie. Le Kosovo confirme cette réalité et aussi le fait qu'elle chagrine plus les Français que la plupart de leurs partenaires européens. Le Kosovo manifeste également cette exception française : il n'y a qu'en France que la participation massive des Etats- Unis dans "Force alliée" suscite pareil rejet chez une partie - une partie seulement - des élites. Ceux-là mêmes qui stigmatisent la prépondérance des Etats-Unis en Europe, et dans "Force alliée" en particulier, refusent les délégations de souveraineté que supposerait l'Europe de la défense, seule en mesure de compenser l'influence américaine qu'ils dénoncent... Exception française encore à Washington, les 24 et 25 mars, quand se réunit en pleine crise kosovare le sommet de l'OTAN. Les dix-neuf membres de l'Alliance doivent adopter un "nouveau concept stratégique". Les Etats-Unis entendent faire du Kosovo un précédent, à codifier en règle générale pour l'avenir. Les frappes ont été décidées sans autorisation expresse du Conseil de sécurité de l'ONU. Les Etats-Unis veulent que l'OTAN puisse ainsi, à l'avenir, se saisir d'une crise sans avoir obligatoirement à en passer par l'ONU. Les Etats-Unis n'entendent pas que l'OTAN puisse être l'otage d'un veto russe ou chinois au Conseil. La France dit non : pas question de marginaliser l'ONU, seule expression de la communauté internationale dans son ensemble. Au bout d'une bataille menée dans une glorieuse solitude, la France obtient des Etats-Unis que le document du "nouveau concept stratégique" fasse de fréquentes références à l'ONU. Ce fut une bataille de principes conduite dans le contexte du Kosovo, crise qui marque un tournant radical de la pratique internationale. La guerre y a été déclenchée par l'OTAN, organisation de défense collective dont aucun des membres n'était menacé par la République fédérale de Yougoslavie (RFY). Contrairement au cas de la Bosnie (pays souverain, agressé depuis l'extérieur et qui avait appelé à l'aide), la RFY, si elle était coupable de crimes contre l'humanité dans l'une de ses provinces, ne menaçait cette fois aucun de ses voisins. Le principe de la souveraineté des Etats (en l'espèce la RFY) a été singulièrement ébranlé, de même que celui du respect des frontières, deux dogmes de base de la communauté internationale. Ils furent, au Kosovo, défaits au nom de celui du respect des droits de l'homme. ALAIN FRACHON Le Monde du 12 mai 1999

« Dès le début de l'éclatement de la Fédération yougoslave, en 1992, l'Américain James Baker, alors l'un des plus prochesconseillers du président George Bush, avait lâché, méfiant et un tantinet méprisant : "Nous n'avons pas de chien dans cetteaffaire." Autrement dit, "nous n'avons rien à y faire".

Et M.

Bush ne fera rien, avançant qu'il revient aux Européens de s'occuperde leur arrière-cour méridionale.

Au fil du premier mandat du président Bill Clinton, même réticence et même réserveaméricaines.

Il faudra nombre de supplications européennes pour que les Etats-Unis, face à l'étendue des horreurs, s'occupentdes Balkans.

Ils y sont venus à reculons.

Comme les Européens, les Etats-Unis finiront par réagir devant le drame humain.

Ilsengagent, à leur tour, leur crédibilité dans les Balkans et, plus encore, celle de l'OTAN. Une fois la menace soviétique disparue, comment justifier l'OTAN ? Comment maintenir l'Alliance atlantique, ce pacte dedéfense collective euro-atlantique qui fait des Etats-Unis une puissance européenne (ce qu'ils entendent rester) ? En lui donnantune nouvelle raison d'être : gérer les crises d'après guerre froide ; des crises du type Kosovo précisément.

C'est que le conflit duKosovo n'intervient pas seulement quelques mois après le lancement de l'euro, mais quelques mois aussi avant le 50e anniversairede l'OTAN. Critiquée, dénoncée pour s'être révélée incapable de faire rapidement céder M.

Milosevic et, plus encore, d'enrayer l'épurationethnique, la stratégie des frappes aériennes est aussi une décision commune aux Américains et aux Européens.

En revanche, laconduite même des frappes est confiée au commandant en chef de l'OTAN, l'Américain Wesley Clark ; la majorité desopérations de bombardements sont accomplies par les Etats-Unis.

Les Européens - principalement la France et la Grande-Bretagne - ne représenteront que le quart des forces aériennes engagées.

La leçon est claire : l'Europe, qui a magistralement lancél'euro quelques mois plus tôt, est sans vraie défense commune.

Elle est incapable d'aligner la force que requiert l'option aérienne ;pas plus qu'elle n'aurait été en mesure, sans les Etats-Unis, de monter une opération terrestre d'envergure en très peu de temps. Même chez eux, les Européens n'ont pas - pas encore - les moyens militaires de leur diplomatie.

Le Kosovo confirme cetteréalité et aussi le fait qu'elle chagrine plus les Français que la plupart de leurs partenaires européens.

Le Kosovo manifesteégalement cette exception française : il n'y a qu'en France que la participation massive des Etats- Unis dans "Force alliée" suscitepareil rejet chez une partie - une partie seulement - des élites.

Ceux-là mêmes qui stigmatisent la prépondérance des Etats-Unisen Europe, et dans "Force alliée" en particulier, refusent les délégations de souveraineté que supposerait l'Europe de la défense,seule en mesure de compenser l'influence américaine qu'ils dénoncent... Exception française encore à Washington, les 24 et 25 mars, quand se réunit en pleine crise kosovare le sommet de l'OTAN.Les dix-neuf membres de l'Alliance doivent adopter un "nouveau concept stratégique".

Les Etats-Unis entendent faire du Kosovoun précédent, à codifier en règle générale pour l'avenir.

Les frappes ont été décidées sans autorisation expresse du Conseil desécurité de l'ONU.

Les Etats-Unis veulent que l'OTAN puisse ainsi, à l'avenir, se saisir d'une crise sans avoir obligatoirement àen passer par l'ONU.

Les Etats-Unis n'entendent pas que l'OTAN puisse être l'otage d'un veto russe ou chinois au Conseil.

LaFrance dit non : pas question de marginaliser l'ONU, seule expression de la communauté internationale dans son ensemble.

Aubout d'une bataille menée dans une glorieuse solitude, la France obtient des Etats-Unis que le document du "nouveau conceptstratégique" fasse de fréquentes références à l'ONU. Ce fut une bataille de principes conduite dans le contexte du Kosovo, crise qui marque un tournant radical de la pratiqueinternationale.

La guerre y a été déclenchée par l'OTAN, organisation de défense collective dont aucun des membres n'étaitmenacé par la République fédérale de Yougoslavie (RFY).

Contrairement au cas de la Bosnie (pays souverain, agressé depuisl'extérieur et qui avait appelé à l'aide), la RFY, si elle était coupable de crimes contre l'humanité dans l'une de ses provinces, nemenaçait cette fois aucun de ses voisins. Le principe de la souveraineté des Etats (en l'espèce la RFY) a été singulièrement ébranlé, de même que celui du respect desfrontières, deux dogmes de base de la communauté internationale.

Ils furent, au Kosovo, défaits au nom de celui du respect desdroits de l'homme. ALAIN FRACHON Le Monde du 12 mai 1999 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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