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La folie meurtrière du prince Dipendra

Publié le 17/01/2022

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1er juin 2001 LE silence est retombé sur le palais de Narayanhiti, mais, derrière les grilles qui cernent ce bâtiment moderne et sans charme, au centre de Katmandou, le roi Gyanendra va vivre désormais avec les fantômes d'un massacre qui, en moins d'un quart d'heure, le vendredi 1er juin, a décimé sa famille. Treizième souverain de la dynastie des Shah qui règne sur le Népal depuis 1768, le nouveau roi était absent de la capitale ce jour fatal qui a vu disparaître tous les héritiers potentiels du trône, à l'exception de lui-même et de son fils. Tout avait commencé dans la routine du traditionnel dîner de famille du vendredi. Seule entorse aux habitudes d'une soirée qui s'annonçait tranquille, la famille, environ vingt-cinq personnes, était réunie dans le bungalow du prince héritier Dipendra, et non dans celui de la reine mère, quatre-vingt-deux ans, qui ne se sentait pas bien. Il est huit heures moins le quart quand la famille commence à se rassembler dans le grand salon aux multiples sofas où se trouve une table de billard. Certains discutent dans le vestibule attenant qui s'ouvre sur un jardin. Le prince héritier arrive en retard, une heure plus tard, « totalement ivre », selon le premier témoin direct à s'exprimer, le Dr Rajiv Shahi, neveu par alliance du roi Birendra. « Le prince a commencé à bégayer et à se disputer et nous avons pensé qu'il valait mieux l'éloigner », raconte le Dr Shahi, qui raccompagne le prince dans ses appartements en compagnie du prince Nirajan, jeune frère de Dipendra, et du prince Paras Shah, fils du roi Gyanendra, qui, du même âge que le prince héritier, est souvent son compagnon de sortie. Dipendra reste seul un petit quart d'heure dans sa chambre et, quand il redescend, il est en treillis militaire, un fusil d'assaut M-16 de fabrication américaine à la main. Sans dire un mot, il se dirige vers son père, le roi Birendra, et tire. Celui-ci s'écroule dans une mare de sang. « Etant médecin, je me suis précipité vers le roi qui gisait près du billard et j'ai pressé ma veste contre son cou qui saignait », raconte le Dr Shahi. Dipendra, qui était sorti du salon, revient et se heurte alors à son oncle et plus jeune frère du roi, le prince Dhirendra. « Vous avez fait assez de dégâts. Donnez-moi le fusil », plaide celui-ci, mais Dipendra l'atteint à la poitrine, à bout portant. Il ressort alors pour revenir et tirer encore sur sa soeur, la princesse Shruti, vingt-quatre ans, penchée sur son père, une de ses tantes, la princesse Shoba, et encore son père, selon le récit du Dr Shahi. « J'ai sauté sur le côté pour sauver ma peau », confie le Dr Shahi, qui est apparu devant la presse le crâne rasé, en signe de deuil, habillé d'un blue jean et d'un tee-shirt. A ce moment, le prince Dipendra se tourne vers l'autre côté du salon, où se trouve le prince Paras en compagnie de plusieurs cousines. Le témoin affirme alors : « Sans Paras, il n'y aurait probablement pas tant de survivants », mais refuse d'expliquer pourquoi. Dipendra continue de tirer à bout pourtant, y compris sur les blessés. Selon le Dr Shahi, c'est à ce moment, et dans le jardin, qu'il se trouve face à sa mère, la reine Aishwarya, qui l'affronte. Dipendra lève son arme, mais son frère, le prince Nirajan, accourt pour protéger sa mère. Il est tué, ainsi que la reine. Il est environ 21 h 15, et la famille royale est décapitée : le roi, la reine, leurs enfants, le prince Nirajan et la princesse Shruti, deux soeurs du roi, les princesses Sharada Shah et Shanti Singh, le mari de Sharada Shah, et une cousine, la princesse Jayanti Shah, qui meurt sur le coup. Dhirendra qui, après avoir divorcé, avait renoncé à ses droits dynastiques en 1989, pour convoler avec une Britannique d'origine indienne, meurt à l'hôpital le lundi 4 juin. Soeur de la reine et femme du roi Gyanendra, la princesse Komal, devenue depuis reine, est, elle, blessée. Elle est toujours à l'hôpital militaire de Katmandou, où elle se rétablit. Dans le salon jonché de cadavres, Dipendra prend enfin le revolver qu'il a aussi avec lui et se tire une balle dans la tête. Officiellement, il ne meurt que trois jours après, mais plusieurs sources affirment qu'il est en fait maintenu artificiellement en vie à l'hôpital militaire pour donner à son oncle, aujourd'hui le roi Gyanendra, le temps de s'organiser face à un drame qui le touche aussi personnellement. C'est pendant ses trois jours de coma que Dipendra sera constitutionnellement nommé roi et que cette étrangeté poussera le régent Gyanendra à sa première, mais importante, gaffe politique. Ne pouvant, de par la Constitution, qui interdit au Népal de mettre en cause le souverain, accuser Dipendra du meurtre de la famille, le régent Gyanendra avance une explication dont l'invraisemblance, le tir accidentel d'un fusil d'assaut, déclenche la colère populaire et deux jours de violentes manifestations à Katmandou. Reste à expliquer la folie meurtrière de Dipendra, et le seul témoin à avoir parlé publiquement se refuse à avancer la moindre explication. Est-elle à chercher dans le refus de ses parents de le laisser épouser la femme qu'il aimait, ou Dipendra n'a-t-il été que le jouet d'un complot ? Pour l'instant, la thèse passionnelle semble l'emporter. Selon des proches de Dipendra, celui-ci avait décidé, envers et contre tout, d'épouser Devyani Rana, vingt-six ans. Depuis plusieurs années, Dipendra aime cette jeune fille de la haute société népalaise, éduquée dans les meilleures écoles indiennes, dynamique, intelligente et, de surcroît, très belle. On les voit parfois ensemble à Katmandou et aussi à l'étranger, où la jeune fille le précède généralement. Fille d'un ancien ministre appartenant à la dynastie des Rana, qui ont, de facto, régné sur le Népal de 1846 à 1951, cloîtrant dans leur palais les rois Shah, Devyani appartient par sa mère à l'une des plus grandes familles royales indiennes, les Gwalior. A priori, tout pour plaire, mais la reine Aishwarya ne veut pas en entendre parler. « La reine ne voulait pas d'une belle fille de mère indienne, craignait son ambition et l'ascendant qu'elle aurait eu sur le prince héritier, plutôt faible de caractère », commente un proche qui, comme beaucoup ici, parle dans l'anonymat. Le prince aurait-il, comme l'affirment certains, confié à ses parents que, quoi qu'il arrive, il épouserait - ou l'aurait déjà fait dans le secret - Devyani ? Et s'entendant répondre que, dans ces conditions, la couronne reviendrait à son frère, Nirajan, serait-il devenu enragé ? Jeune homme ouvert et affable, dévoué à son pays, Dipendra pouvait, selon certains de ses proches, devenir très violent sous l'influence de l'alcool, qu'il prenait en grande quantité, et de la drogue, qu'il consommait aussi. Son histoire d'amour contrarié, source de grande tension dans la famille, couvait depuis longtemps, et les relations de Dipendra et de sa mère, femme d'autorité et extrêmement ambitieuse, étaient depuis plusieurs mois exécrables. La reine, selon des proches, manifestait une affection plus prononcée pour son deuxième fils, Nirajan. CETTE version d'un drame passionnel qui accuse Dipendra, les Népalais, qui révèrent la famille royale quasiment comme une entité divine - le roi étant pour beaucoup la réincarnation du dieu de la mythologie hindou Vishnou -, ne voulaient pas jusqu'à maintenant l'accepter. Ils préféraient accuser Paras Shah, le fils honni du roi, qui, en état d'ivresse, a déjà tué plusieurs personnes au volant de sa voiture. C'est lui, accusaient-ils, qui aurait préparé un cocktail de drogue à son cousin, qui serait alors devenu fou. En ce sens, il n'est pas sûr que les hommages appuyés, mais sans explication, à la conduite de Paras le soir du drame, donnés par plusieurs témoins, satisfassent l'opinion. « Ce qui s'est passé est très difficile à comprendre, car personne ne pouvait s'attendre à cela, ni même nous », affirme M. Mangal Raj Joshi, quatre-vingt-un ans, un des trois astrologues de la cour. « Le janam patri (horoscope) du roi Birendra a, comme le veut la tradition, été jeté dans la rivière sacrée avec ses cendres », explique-t-il, affirmant prudemment qu'il ne se rappelle plus ce qu'il avait dit au roi le 28 décembre dernier, à l'occasion de son cinquante- cinquième anniversaire. « Un choc et une surprise de cette magnitude ne sont jamais arrivés ici et il faudra du temps pour que les esprits se calment », explique un homme d'affaires. Les accusations de la vox populi, le roi les a, d'une certaine façon, entendues, puisqu'il n'a pas officiellement déclaré Paras, son fils unique - seul descendant mâle de la famille -, prince héritier. « C'est le minimum que le roi pouvait faire, souligne l'homme d'affaires cité plus haut. Donner le temps à son fils de se racheter, le contrôler, et peut-être, dans quelques années, sera-t-il plus acceptable. » Mais selon certains présages, avec lesquels on ne joue pas dans cette partie du monde, les rois de la dynastie Shah ne dépassent pas les cinquante ou cinquante-cinq ans. Or Gyanendra est âgé de cinquante-quatre ans, ce qui, dans l'esprit populaire, accélère sérieusement le risque de voir Paras accéder au trône. Le traumatisme des Népalais est aussi d'autant plus grand que la monarchie était quasiment la seule institution stable et solide dans un environnement qui ne cesse de se dégrader, avec un gouvernement impopulaire et corrompu, des partis politiques et des institutions discrédités et une situation économique qui tient près de la moitié de la population en un état de pauvreté absolue. Symbole et ciment de l'unité de la nation, dans un pays aux multiples ethnies et langues, la monarchie sous le roi Birendra avait su prendre le tournant de la démocratie et, dans l'anarchie régnant, son image était la plus brillante. Aujourd'hui, l'image est brisée et, impopulaire, le roi Gyanendra va avoir du mal à rétablir ce lien de confiance avec son peuple. Dans les campagnes reculées, les maoïstes, qui ont, depuis 1996, pris les armes pour obtenir la fin de la monarchie et l'instauration d'une république, vont sans doute accélérer leur pression. Déjà, un de leurs chefs a appelé l'armée, traditionnellement fidèle au trône, à se joindre au peuple pour en finir avec le roi Gyanendra. « Aujourd'hui, les Népalais ne veulent qu'une chose, que le désordre cesse tout autant que la corruption effrénée qui ruine le pays », affirme un analyste, qui poursuit : « Si le roi décrète l'état d'urgence, convoque des élections, en maintenant toutefois le multipartisme, et obtient une réforme de la Constitution qui lui donne plus de pouvoirs, le peuple suivra. » Dans le cas contraire, si le roi n'arrive pas à s'imposer et que le gouvernement soit toujours aussi inutile, les maoïstes pourraient peut-être avoir leurs chances. Un changement de cette ampleur ne pourrait toutefois laisser indifférents les grands voisins du Népal, la Chine et, en particulier, l'Inde, qui craint les débordements sur ses régions instables du Nord-Est, minées par des guérillas diverses. Certains intellectuels Népalais mettent déjà l'Inde en cause dans cette récente tragédie, affirmant que New Delhi voulait que cesse l'anarchie dont profitent les maoïstes. La proximité prêtée au nouveau roi, grand homme d'affaires, avec la communauté marwari d'origine indienne qui domine la vie économique du Népal n'est pas faite pour dissiper ce sentiment. « La demande au nouveau souverain de choisir entre ses affaires et sa couronne est d'abord un appel pour qu'il se détache de son influence indienne », commente un autre analyste. Huit jours après une tragédie sans précédent dans ce pays où les intrigues de cour ont toujours été légion, c'est un mélange de peine, de colère et de peur de l'avenir qui domine chez les Népalais. Un sentiment d'incompréhension aussi, devant l'ampleur d'un drame qui pourrait changer à jamais le destin de ce petit royaume himalayen, qui a, jusqu'à maintenant, su préserver son originalité et son indépendance face aux deux géants que sont l'Inde et la Chine.

« parle dans l'anonymat.

Le prince aurait-il, comme l'affirment certains, confié à ses parents que, quoi qu'il arrive, il épouserait - oul'aurait déjà fait dans le secret - Devyani ? Et s'entendant répondre que, dans ces conditions, la couronne reviendrait à son frère,Nirajan, serait-il devenu enragé ? Jeune homme ouvert et affable, dévoué à son pays, Dipendra pouvait, selon certains de sesproches, devenir très violent sous l'influence de l'alcool, qu'il prenait en grande quantité, et de la drogue, qu'il consommait aussi.Son histoire d'amour contrarié, source de grande tension dans la famille, couvait depuis longtemps, et les relations de Dipendra etde sa mère, femme d'autorité et extrêmement ambitieuse, étaient depuis plusieurs mois exécrables.

La reine, selon des proches,manifestait une affection plus prononcée pour son deuxième fils, Nirajan. CETTE version d'un drame passionnel qui accuse Dipendra, les Népalais, qui révèrent la famille royale quasiment comme uneentité divine - le roi étant pour beaucoup la réincarnation du dieu de la mythologie hindou Vishnou -, ne voulaient pas jusqu'àmaintenant l'accepter.

Ils préféraient accuser Paras Shah, le fils honni du roi, qui, en état d'ivresse, a déjà tué plusieurs personnesau volant de sa voiture.

C'est lui, accusaient-ils, qui aurait préparé un cocktail de drogue à son cousin, qui serait alors devenu fou.En ce sens, il n'est pas sûr que les hommages appuyés, mais sans explication, à la conduite de Paras le soir du drame, donnés parplusieurs témoins, satisfassent l'opinion.

« Ce qui s'est passé est très difficile à comprendre, car personne ne pouvait s'attendre àcela, ni même nous », affirme M.

Mangal Raj Joshi, quatre-vingt-un ans, un des trois astrologues de la cour.

« Le janam patri(horoscope) du roi Birendra a, comme le veut la tradition, été jeté dans la rivière sacrée avec ses cendres », explique-t-il,affirmant prudemment qu'il ne se rappelle plus ce qu'il avait dit au roi le 28 décembre dernier, à l'occasion de son cinquante-cinquième anniversaire.

« Un choc et une surprise de cette magnitude ne sont jamais arrivés ici et il faudra du temps pour que lesesprits se calment », explique un homme d'affaires. Les accusations de la vox populi, le roi les a, d'une certaine façon, entendues, puisqu'il n'a pas officiellement déclaré Paras, sonfils unique - seul descendant mâle de la famille -, prince héritier.

« C'est le minimum que le roi pouvait faire, souligne l'hommed'affaires cité plus haut.

Donner le temps à son fils de se racheter, le contrôler, et peut-être, dans quelques années, sera-t-il plusacceptable.

» Mais selon certains présages, avec lesquels on ne joue pas dans cette partie du monde, les rois de la dynastie Shahne dépassent pas les cinquante ou cinquante-cinq ans.

Or Gyanendra est âgé de cinquante-quatre ans, ce qui, dans l'espritpopulaire, accélère sérieusement le risque de voir Paras accéder au trône. Le traumatisme des Népalais est aussi d'autant plus grand que la monarchie était quasiment la seule institution stable et solidedans un environnement qui ne cesse de se dégrader, avec un gouvernement impopulaire et corrompu, des partis politiques et desinstitutions discrédités et une situation économique qui tient près de la moitié de la population en un état de pauvreté absolue.Symbole et ciment de l'unité de la nation, dans un pays aux multiples ethnies et langues, la monarchie sous le roi Birendra avait suprendre le tournant de la démocratie et, dans l'anarchie régnant, son image était la plus brillante.

Aujourd'hui, l'image est brisée et,impopulaire, le roi Gyanendra va avoir du mal à rétablir ce lien de confiance avec son peuple. Dans les campagnes reculées, les maoïstes, qui ont, depuis 1996, pris les armes pour obtenir la fin de la monarchie etl'instauration d'une république, vont sans doute accélérer leur pression.

Déjà, un de leurs chefs a appelé l'armée,traditionnellement fidèle au trône, à se joindre au peuple pour en finir avec le roi Gyanendra.

« Aujourd'hui, les Népalais neveulent qu'une chose, que le désordre cesse tout autant que la corruption effrénée qui ruine le pays », affirme un analyste, quipoursuit : « Si le roi décrète l'état d'urgence, convoque des élections, en maintenant toutefois le multipartisme, et obtient uneréforme de la Constitution qui lui donne plus de pouvoirs, le peuple suivra.

» Dans le cas contraire, si le roi n'arrive pas às'imposer et que le gouvernement soit toujours aussi inutile, les maoïstes pourraient peut-être avoir leurs chances. Un changement de cette ampleur ne pourrait toutefois laisser indifférents les grands voisins du Népal, la Chine et, en particulier,l'Inde, qui craint les débordements sur ses régions instables du Nord-Est, minées par des guérillas diverses.

Certains intellectuelsNépalais mettent déjà l'Inde en cause dans cette récente tragédie, affirmant que New Delhi voulait que cesse l'anarchie dontprofitent les maoïstes.

La proximité prêtée au nouveau roi, grand homme d'affaires, avec la communauté marwari d'origineindienne qui domine la vie économique du Népal n'est pas faite pour dissiper ce sentiment.

« La demande au nouveau souverainde choisir entre ses affaires et sa couronne est d'abord un appel pour qu'il se détache de son influence indienne », commente unautre analyste.

Huit jours après une tragédie sans précédent dans ce pays où les intrigues de cour ont toujours été légion, c'est unmélange de peine, de colère et de peur de l'avenir qui domine chez les Népalais.

Un sentiment d'incompréhension aussi, devantl'ampleur d'un drame qui pourrait changer à jamais le destin de ce petit royaume himalayen, qui a, jusqu'à maintenant, supréserver son originalité et son indépendance face aux deux géants que sont l'Inde et la Chine. FRANCOISE CHIPAUXLe Monde du 9 juin 2001. »

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