La fin d'un islam politique en Iran
Publié le 17/01/2022
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8 juin 2001
LA CAUSE EST ENTENDUE. Le réformateur Mohammad Khatami vient d'être reconduit dans ses fonctions de président de la République islamique. Ce n'est pas une première en Iran. L'ayatollah Ali Khamenei, aujourd'hui Guide suprême, c'est-à-dire numéro un du régime, et Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, actuellement à la tête du Conseil de discernement des intérêts de la République, avaient eux aussi été crédités dans le passé chacun de deux mandats présidentiels, le maximum autorisé par la Constitution. Alors, l'Iran tel qu'en lui-même ?
La réponse est non, et d'abord formellement : jamais les Iraniens ne s'étaient rendus aux urnes en aussi grand nombre que lors des deux dernières présidentielles, précisément parce que Mohammad Khatami était candidat. Jamais non plus auparavant un président réélu n'avait fait un meilleur score que le précédent, et ce alors même que son premier mandat est resté en quart de teinte. Ce ne sont pas là des détails secondaires. En renouvelant massivement leur soutien au président sortant, les Iraniens lancent un défi à l'ensemble du système politique, M. Khatami inclus, quoiqu'en dise le Guide de la République pour qui chaque bulletin déposé dans l'urne est un acte de foi dans la République islamique.
Dans le passé, les Iraniens votaient d'abord parce que c'est un droit que leur accorde la Constitution, mais aussi parce que, pensaient certains, le tampon apposé sur la carte d'identité du votant pouvait faciliter la vie, et enfin parce que, pour d'autres, c'était là un moyen de faire acte d'allégeance à la République islamique. Deux à quatre candidats étaient alors en lice, mais un seul, choisi par les hautes sphères du pouvoir, était désigné d'avance, les trois autres faisant office de faire-valoir du jeu pseudo-démocratique. C'est en 1997, avec son discours novateur, que l'irruption du candidat Khatami a brouillé les cartes.
Pour la première fois, à leur propre étonnement, à celui de l'intéressé lui-même et au grand dam de l'establishment, les Iraniens ont réussi à hisser à la présidence l'homme qui leur paraissait le plus proche de leurs préoccupations et qui parlait leur langage. Son allure soignée, sa culture et son sourire, une campagne menée au contact des foules dans le pays profond, détonnaient dans la galerie des personnalités-clés et des moeurs de la nomenklatura que les Iraniens avaient coutume d'entendre et de voir. Mohammad Khatami fit mouche pour la première fois. Les Iraniens, habitués à subir, découvraient qu'il pouvait agir sur le cours des choses.
Sonnée, la « droite » ne mit pas longtemps à se remettre et à tenter, en vain, de déstabiliser le nouveau président. De guerre lasse et dans la dernière ligne droite du premier mandat de M. Khatami, elle opta pour le mimétisme. Les principaux concurrents de ce dernier multiplièrent en effet sourires et aménités et promirent des changements et des réformes, leurs paroles n'engageant bien sûr que ces seuls récipiendaires.
Du moins, est-ce ainsi que les Iraniens de tous bords semblent l'avoir perçu puisque les trois postulants supposés séduire des catégories sociales précises ont mordu la poussière. Ahmad Tavakoli, malgré ses promesses de réforme économique, n'a pas convaincu les couches les plus défavorisées. Abdollah Jasbi, un universitaire, n'a pas séduit les étudiants ; et Ali Chamkhani, le ministre de la défense, n'a pas ratissé les voix de l'armée et de ses corps auxiliaires, les Gardiens de la révolution et les Bassidjs, sans parler de six autres candidats qui n'ont ramassé que des miettes.
Si donc les conservateurs font aujourd'hui leurs comptes, c'est à ce constat de déroute totale qu'ils doivent se livrer. Toutes leurs manoeuvres visant à empêcher M. Khatami d'engager des réformes au cours de son premier mandat n'auront donc servi à rien. Il est probable, sinon certain, qu'une partie d'entre eux se soucient bien peu de popularité, l'essentiel à leurs yeux étant de continuer à contrôler les leviers du pouvoir - ce qui est encore le cas aujourd'hui - pour sauvegarder leurs intérêts et leurs rentes de situation . Mais il est également possible, du moins selon certains réformateurs, que le camp adverse se scinde et qu'émerge une « droite » dite « intelligente » qui comprendrait l'urgence de réformes culturelles, sociales et économiques dans l'intérêt même de la sauvegarde du système.
Car, ce qui est certain, c'est que la République islamique a changé de visage, à la base, comme diraient les marxistes. Les années qui ont suivi la période post-révolutionnaire et la guerre contre l'Irak ont montré aux Iraniens que les factions au pouvoir n'étaient pas en mesure de répondre aux besoins du pays en voie de « normalisation ». Les bricolages dits « pragmatiques » des années 1990 en matière économique - début de libéralisation et de reconstruction, synonymes de surendettement et tentatives de privatisations ratées - ont fait long feu. Par ailleurs, la chape de plomb politique et morale n'a presque pas été desserrée.
La République islamique est également devenue beaucoup plus jeune puisque près de la moitié de la population est née après la révolution. Ce rajeunissement, accompagné d'une plus grande alphabétisation, aurait pu être un atout, mais, dans un système presque totalement bloqué, il a aggravé les problèmes. L'arrivée massive de jeunes sur un marché de l'emploi étroit et aux structures obsolètes et la soif de la jeunesse de vivre et de s'ouvrir au monde creusaient le fossé avec un pouvoir religieux qui se maintenait par la contrainte. L'islam politique a fait long feu.
L'un des mérites de M. Khatami est d'avoir compris ces mutations profondes et de tenter d'y adapter la République islamique. C'est une véritable gageure dont l'issue n'est pas certaine tant il est vrai que l'ambiguïté est aux fondements mêmes de la République, dont la Constitution prétend combiner la volonté du peuple, exprimée notamment par le suffrage universel, et des lois et règlements inspirés de la religion ou prétendument telle. La pression de la société civile, qui acquiert de plus en plus d'autonomie en s'empressant d'occuper les espaces de liberté, si petits soient-ils, qui lui ont été ouverts au cours des quatre dernières années, forcera-t-elle le changement ? Ou les Iraniens, qui raffolent de références littéraires, continueront-ils de humer la démocratie de loin, à l'image de ce pauvre hère dont parlait l'un de leurs grands mystiques du dix-huitième siècle : l'homme assis au sommet d'une haute muraille et crevant de soif jetait des pierres dans une rivière coulant hors de sa portée. A l'eau qui lui demandait à quoi servait ce manège, il répondit : la chute de la pierre me permet d'entendre ta voix et de calmer un peu ma soif. Et chaque pierre que je décroche du mur réduit la distance qui me sépare de toi.
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