Kim Il-sung, un demi-siècle de pouvoir sans partage
Publié le 22/02/2012
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8 juillet 1994 - Kim Il-sung est né le 15 avril 1912 à Mankyongdae, un village situé à 20 kilomètres à l'ouest de Pyongyang. Quand il eut treize ans, son père, un paysan, décida, pour des raisons inconnues, de passer en Chine avec sa famille. Il s'en fut donc, vers 1925, vivre dans le Kirin, province de Mandchourie où les Coréens étaient nombreux. Peut-être voulait-il fuir les Japonais, qui occupaient la Corée depuis 1910, car il aurait, selon la version officielle, participé en 1919 au mouvement d'indépendance, ce qui lui avait valu de faire de la prison. Ce qui permit plus tard à la propagande du régime de déifier la famille entière du " Grand Leader " pour son nationalisme.
Dès quatorze ans, toujours selon sa biographie officielle, Kim devient en secret membre de la Ligue de la jeunesse, inspirée par le mouvement communiste. En 1919, il aurait déjà été secrétaire pour la région où il habitait, ce qui lui aurait valu d'être arrêté par la police du maréchal Zhang Zuolin, le " seigneur de la guerre " en Mandchourie. Deux ans plus tard, ayant achevé ses études secondaires, il adhère au Parti communiste. Il s'agissait bien sûr - mais sa biographie est discrète là-dessus - du PC chinois.
Si le père de Kim avait voulu fuir les Japonais, il n'avait pas eu de chance : eux aussi avaient passé la frontière chinoise, ayant entrepris à la fin de 1931 la conquête de la Mandchourie. Pour Kim, c'était l'occasion, à vingt ans, d'inaugurer sa vie de " patriote " en se lançant dans le combat contre l'armée du Soleil-Levant.
Mais c'est ici que les historiens ne sont pas d'accord. Sa biographie officielle lui attribue un rôle majeur, le présentant comme le chef, dès 1934, de toutes les opérations et l'organisateur d'une armée populaire qui aurait infligé aux Japonais des pertes considérables. Pour les historiens non communistes, il n'a été qu'un chef de bande parmi d'autres et n'aurait jamais commandé plus de 300 hommes. Lors de son plus bel exploit, un coup de main contre Hesan, il n'aurait eu que 150 hommes.
Kim aurait ensuite connu des difficultés. Il faisait passer des agents dans la Corée sous occupation japonaise pour y créer les cellules d'une société secrète, la Société pour la restauration de la patrie. Son mouvement est alors rejeté vers l'intérieur de la Mandchourie, puis en Sibérie orientale peu avant l'attaque japonaise de 1941 sur Pearl-Harbor. De là, il aurait mené quelques raids en Corée, dans la région frontalière, sous le contrôle de l'armée soviétique. Ses biographes officiels ignorent cette retraite en terre russe et suggèrent qu'il resta en Mandchourie pendant toute la guerre du Pacifique.
Quoi qu'il en soit, en août 1945, c'est grâce à l'appui de Moscou que Kim s'impose comme principal personnage de la Corée du Nord, occupée par les troupes russes dès la capitulation nippone. Nombre de combattants de la résistance anti-japonaise, extérieure et intérieure, faisaient surface au même moment. Il y avait notamment Kim Tu-bong, qui revenait de Yenan, en Chine du Nord, où il avait connu Mao Zedong, et Pak Hon-yong, principal résistant de l'intérieur. Kim leur passe devant. Il est connu et apprécié, dit-on, de Staline lui-même, ce qui garantit son ascension : secrétaire du bureau central du PC pour la Corée du Nord, puis vice-président du Parti des travailleurs - nouvelle appellation du PC - , premier ministre en 1948 de la République populaire et démocratique de Corée (RPDC) nouvellement créée, enfin président du parti en 1949.
La Chine n'était pas encore passée au communisme (elle y viendra le 1 octobre 1949). Pyongyang, très influencée par le modèle soviétique - et par les directives reçues de l'Armée rouge - faisait alors figure de laboratoire du communisme asiatique et Kim était un précurseur. Dans la péninsule coupée en deux - le Nord communiste face au Sud occupé par les Américains et présidé par Syngman Rhee - , la citadelle de Kim commence à prendre forme dans un climat fortement stalinien.
Parmi les décisions d'alors, on peut citer la réforme agraire, la constitution d'un Front uni qui conservait théoriquement quelques petits partis mais les plaçait sous la vassalité du Parti des travailleurs, et le lancement des classiques organisations de masse pour encadrer la population.
C'est ensuite le déclenchement de la guerre avec le Sud, le 25 juin 1950. Dès les années 60 - et sans attendre les historiens russes actuels - , Khrouchtchev, dans ses Souvenirs, fait du dictateur du Nord le principal responsable du conflit, écrivant que Kim est venu voir Staline à Moscou fin 1949 pour lui annoncer qu'il fallait conquérir le Sud. Staline aurait donné son consentement. Bien entendu, Kim accuse Syngman Rhee d'avoir commencé. Mais l'armée de Séoul n'était pas prête. La capitale du Sud est perdue en trois jours, son armée bousculée manque d'être rejetée à la mer, ne gardant qu'une enclave autour de Pusan.
Le Sud est sauvé par le général MacArthur et le débarquement américain à Inchon, sur les arrières communistes.
Les troupes dont Kim était le commandant en chef sont repoussées vers le Yalu, le fleuve qui marque la frontière avec la Chine. Il fallut l'intervention des " volontaires chinois " pour repousser l'armée américaine - et les autres contingents de l'ONU - à la hauteur du 38ème parallèle, où la guerre se stabilise jusqu'à l'armistice de juin 1953.
Un armistice qu'expliquent la mort de Staline et la lassitude du camp communiste, spécialement de Mao, qui avait d'autres choses à faire que la guerre. Les Américains purent à juste titre s'estimer vainqueurs.
Mais les Coréens du Nord n'avaient pas tort non plus de proclamer qu'avec les Chinois ils s'étaient couverts de gloire en tenant en échec la formidable puissance militaire des Etats-Unis. Kim se fait décerner le rang de maréchal et le titre de héros de la patrie. La Corée du Nord, dévastée par les bombardements américains, devait être reconstruite pour la deuxième fois. Politiquement, Kim Il-sung avait aussi à consolider son édifice, alors que commençait l'ère post-stalinienne. Il avait pris les devants en pleine guerre en se débarrassant de son rival principal, Pak Hon-yong qui, entre 1945 et 1950, avait dirigé au Sud la reconstitution du PC.
Repliés au Nord avec la guerre en 1950, son organisation et ses partisans furent bientôt persécutés. Arrêté en 1953, il fut accusé d'espionnage au profit des Etats-Unis et de complot contre Kim, puis exécuté fin 1955 après de prétendus aveux.
L'épuration se poursuivit en 1956, d'autant plus dure que, cette année-là, le XX congrès du PCUS avait déclenché la déstalinisation : un vent nouveau souffla sur le Nord et un mouvement prit corps pour détrôner ce disciple et émule de Staline qu'était Kim. Accusé devant le comité central de son parti d'être un dictateur, ce dernier réussit à contre-attaquer : Choi Chang-ok, vice-premier ministre, Pak Chang-ok, ministre de l'industrie lourde, et Yoon Kong-op, vice-ministre du commerce, durent s'enfuir, soit en Chine soit en URSS. Le Soviétique Mikoyan et le Chinois Zhu De se rendirent à Pyongyang pour rétablir la paix, mais l'épuration se poursuivit encore en 1957. Kim Tu-bong fut chassé du parti.
Kim Il-sung est désormais le " patron " tout-puissant. Lors des congrès du parti de 1961, puis de 1970, sa majorité se renforce : il installe au Politburo ses plus solides fidèles, les membres du groupe des " partisans ", ses anciens compagnons de Mandchourie. Le culte de sa personnalité est vite poussé aux excès les plus surprenants. Son village natal devient lieu de pèlerinage. Ses oeuvres et son idéologie illuminent le monde, au dire de la propagande du régime. Son nom même n'est plus prononcé ou imprimé sans être suivi d'une litanie : " Grand Leader, chef génial et bien-aimé, héros bienfaiteur du peuple, soleil de la Corée "...
Le Nord est bientôt l'un des derniers pays staliniens, soumis à une réglementation imprimant à toute la vie le style d'une campagne militaire, imposant une austérité draconienne et une complète uniformité. Un premier plan quinquennal a été lancé en 1957. Au moment où le système garde bien des traits de l'URSS, il s'inspire aussi du modèle du " Grand bond en avant " et des communes populaires de Chine. La Corée du Nord a aussi son " bond en avant ", le mouvement dit du " Cheval volant " ou Chollima, qui supprime les incitations matérielles en faveur des ouvriers, exigeant que le travail soit motivé seulement par un patriotisme ardent et un dévouement absolu au chef.
Kim équilibre ses relations avec Moscou par des relations aussi cordiales avec Pékin. Mais le jeu va devenir difficile avec l'éclatement de la querelle sino-soviétique au début des années 60. Kim va en tirer un des principes centraux de son idéologie, le djoutché : l'indépendance alliée à un nationalisme intense. Pris entre les deux grand rivaux communistes, la Corée du Nord ne doit compter que sur elle-même, sur sa propre " pensée ", le " kimilsungisme ", entre léninisme et maoïsme.
En fait, la politique nord-coréenne oscille au gré des circonstances, penchant un peu vers Moscou puis vers Pékin, mais sans jamais trop se lier : traité d'assistance avec l'URSS en 1961, ligne plutôt chinoise en 1962, rapprochement avec Moscou pendant la révolution culturelle, puis bons rapports avec la Chine de Zhou Enlai et ainsi de suite.
La décennie 60 avait été assez calme. Les premières années 70 sont plus agitées, avec de grands changements en Asie : réconciliation entre la Chine et les Etats-Unis, défaite américaine au Vietnam. Après avoir craint que la Corée du Nord ne soit victime de la détente, Kim s'adapte. Il fait des ouvertures au Japon en vue de normaliser ses relations avec Tokyo, et surtout, en 1972, inaugure une tentative de réconciliation entre les deux Corées, marquée par un fameux communiqué conjoint et des rencontres entre négociateurs des deux camps, sur le plan humanitaire (conférences des deux Croix-Rouge) et même politique (un comité de coordination est créé pour discuter de la réunification).
Kim espérait-il miner ainsi le régime de son rival Park Chung-hee, tout-puissant président du Sud ? C'est le contraire qui se produit : Park profite des circonstances pour imposer, au nom du péril national, une Constitution qui fait de lui un dictateur à vie. Kim renforce lui aussi son pouvoir à la faveur d'une révision de la Constitution qui fait de lui, jusqu'alors premier ministre, le président de la RPDC.
On put craindre un moment l'explosion d'une seconde guerre de Corée. En 1975, la guerre du Vietnam s'est achevée par la déroute des Américains, qui doivent battre en retraite en Asie et dont le prestige est au plus bas. Bien des signes indiquent que Kim est tenté d'imiter les Nord-Viêtnamiens, de franchir le 38 parallèle et de réunifier la Corée par la force en spéculant sur le désarroi et la passivité des Etats-Unis. L'Asie s'alarme quand Kim visite Pékin en avril 1975 pour demander, c'est la rumeur, l'appui de Mao à sa prochaine aventure. Il déclare aussi que, si les Sud-Coréens se rebellent, les Coréens du Nord ne pourront pas rester les bras croisés et voleront au secours des révoltés.
En définitive, Kim ne bougea pas, et l'alerte se calma.
Pékin et Moscou lui signifièrent, semble-t-il, que seule une réunification pacifique de la péninsule aurait leur soutien. Et Washington réagit contrairement au calcul de Kim : en cas d'agression du Nord, la riposte américaine serait foudroyante et les Etats-Unis emploieraient l'arme atomique.
L'offensive de Kim se fait alors diplomatique. Son objectif est de sortir le Nord de son isolement en le faisant reconnaître par d'autres pays ensuite, de mener la bataille à l'ONU pour imposer à Washington le retrait de ses troupes et la dissolution du commandement de l'ONU, qui est en fait américain. Mais les résultats ne furent jamais au niveau des efforts entrepris. La biographie de Kim ne serait pas complète si elle omettait les succès initiaux en économie. Sa poigne de fer, en imposant au peuple un travail acharné, a obtenu quelques résultats.
Le pays s'est donné une sidérurgie. Le taux d'accroissement du PNB a été un des plus élevés du monde, jusqu'à 17 % l'an.
Mais, dès 1970, le " miracle " commença de faire long feu.
Alors que le Sud décollait spectaculairement, pour dépasser son rival, la politique d'autarcie et les travaux de prestige du " Grand Leader " faisaient déraper la machine. Pyongyang cessa de publier des statistiques, se contentant de slogans. Le décalage allait grandissant, au point qu'en 1989, selon des sources de Séoul, le PNB du Sud était dix fois plus élevé que celui du Nord (210 milliards de dollars contre 21), et son taux de croissance de 6,7 %, contre 2,4 %. L'échec économique du kimilsungisme, du djoutché et de Chollima était patent.
Sur le plan politique, le verrouillage du système était tel que tout désaccord était exclu. Des opposants de haut rang se réfugièrent en Chine et en URSS. En novembre 1986, Pyongyang démentit une tentative d'assassinat contre le vieux maréchal.
Pour assurer la pérennité de son régime, celui-ci fonda la première dynastie communiste, avant son émule Ceausescu : en 1985, il annonça que son fils aîné, Kim Jong-il, le " dirigeant bien-aimé ", lui succéderait. De fait, ce quadragénaire poupin devint le numéro 2 de Pyongyang, brûlant la politesse aux vétérans et instaurant son propre culte de la personnalité.
Mais c'est sur le plan extérieur que l'échec de près d'un demi-siècle de kimilsungisme aura été le plus spectaculaire. Un attentat contre le président sud-coréen à Rangoon en 1983, puis la destruction en vol d'un avion de la Korean Airlines en 1987 - tous deux imputés à Kim Jong-il - ternirent un peu plus l'image de Pyongyang (d'autant que, à ce moment, le Sud s'acheminait vers la démocratie). Le projet de Kim d'une confédération du " Koryo " ne faisait plus recette.
Kim assista au lâchage, l'un après l'autre, des pays d'Europe de l'Est. Le coup de pied de l'âne fut donné par M. Gorbatchev. Alléché par les succès économiques du Sud, dont il attendait investissements et biens de consommation, le bloc soviétique ou ce qu'il en restait établit des relations avec Séoul. " Gorby " rencontra son homologue sud-coréen et ouvrit une ambassade à Séoul en 1990. Pendant ce temps, la Chine communiste elle aussi développait ses échanges avec la Corée du Sud !
A la fin de sa vie, Kim, vieilli, cachant mal une douteuse excroissance au cou, toujours mégalomane, aura vu se déliter son oeuvre. Son régime devenait de plus en plus anachronique, symbole de l'inanité de toute autarcie. Diplomatiquement et économiquement aux abois, discrédité et isolé, il ne trouva qu'un appui incertain auprès d'un régime chinois ostracisé après le massacre de la place Tiananmen en 1989.
Ce désastre, couplé aux pressions d'une Chine demeurée son dernier bailleur, incita Kim à accepter la main tendue, non sans arrière-pensées, par le Sud-Coréen Roh Tae-woo. Après des décennies de contacts avortés, de promesses non tenues et d'invectives, eut lieu en septembre 1990 la première rencontre entre premiers ministres des deux Corées. En octobre, Kim accepta un " sommet ", et la normalisation avec le Japon.
Cette fois, celui qui acceptait le dialogue était un homme usé, dûment averti par Pékin de ne pas relancer une aventure sans espoir.
Dernier des communistes staliniens, Kim aura fait durer la guerre froide dans la péninsule jusqu'en 1990, survécu à Staline de trente-sept ans et à Mao de quatorze. Il est douteux, en revanche, qu'il ait fondé une dynastie communiste durable.
PATRICE DE BEER, ROBERT GUILLAIN
Le Monde du 10-11 juillet 1994
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