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Jacques Fauvet, l'homme qui a ouvert "Le Monde" sur la société

Publié le 17/01/2022

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1er juin 2002 Lorsque, le 19 décembre 1969, pour le vingt-cinquième anniversaire du journal, Jacques Fauvet succède à Hubert Beuve-Méry à la direction du Monde, nul ne conteste une élection acquise sans débat ni scrutin formel. Désigné sans concurrent par la SARL, préparé à sa tâche depuis onze ans par le fondateur, le rédacteur en chef couronne tout naturellement une carrière, dont il peut dire, comme il le fait de quelques politiques, qu'elle est "sans faute". Il était entré en journalisme à 23 ans, jeune licencié en droit, en 1937, et avait fait ses premières armes au quotidien de Nancy, L'Est républicain. Officier de réserve de cavalerie, sorti de Saumur, fait prisonnier en 1940, il resta cinq ans derrière les barbelés. Dans un oflag, il rencontra le philosophe Jean Guitton, le Père Congar, dominicain, et deux de ses futurs confrères du Monde, Robert Gauthier et Henri Fesquet. Le travail intellectuel auquel, avec eux, il s'astreignit dans l'"université" animée par le second, lui valut notamment de fréquenter saint Thomas d'Aquin et sa Somme théologique. Il conserva une vive amertume de ce long enfermement qui l'empêcha de participer aux années noires et le priva, comme ses camarades, d'une partie de sa jeunesse. Il en garda aussi une horreur très vive des contraintes et une longue suspicion à l'égard de l'Allemagne. En juin 1945, lorsqu'il rentre dans une France différente de celle qu'il avait quittée et qu'il s'acharne à découvrir, la rédaction du Monde est encore composée, pour l'essentiel, d'anciens collaborateurs du Temps. Hubert Beuve-Méry commence à y infuser un sang neuf. Jacques Fauvet entre au service politique, encore embryonnaire, que dirige Raymond Millet. Il s'adapte très vite à une classe parlementaire nouvelle, relativement jeune - François Mitterrand a 29 ans, Edgar Faure, 35 -, alors que ses aînés ont quelque peine à oublier l'avant-guerre, ses vedettes vieillies et le découpage de ses partis. Très vite, il se révèle comme un des meilleurs analystes de la politique française. Au départ de Raymond Millet, en 1948, il prend la tête d'un service qui s'est étoffé. On y parle peu, on y travaille beaucoup : une classe studieuse. Son responsable s'attache à la fois à une connaissance approfondie des élus et à la sociologie du corps électoral. Il publie une première étude, Les Partis politiques en France, donne quotidiennement des articles, sous un pseudonyme, à des journaux régionaux. Ses formules à l'emporte-pièce - "Quand on n'a pas les moyens de sa politique, il faut avoir la politique de ses moyens" -, un style limpide dans l'exposé des jeux complexes de la IVe République, la rigueur dans l'information, font que nul parlementaire ne laisserait passer un jour sans avoir lu "le Fauvet". Le MRP lui propose une circonscription, qu'il refuse. C'en serait fait d'une indépendance à laquelle il tient par-dessus tout. Surtout, il veut rester journaliste, et journaliste au Monde. En 1958, Hubert Beuve-Méry, qui déjà songe à sa succession, le nomme rédacteur en chef adjoint. Il laisse à Pierre Viansson-Ponté la direction du service politique, peu de temps avant les événements d'Alger et l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Sous l'aimable supervision d'André Chênebenoit, il partage la responsabilité de la rédaction avec son ancien camarade de captivité Robert Gauthier. Lorsqu'André Chênebenoit prend sa retraite, en 1963, Jacques Fauvet lui succède. Il sera l'homme d'un Monde dont le tirage, jusqu'alors modeste, s'accroît rapidement à mesure qu'arrivent à l'âge des classes terminales, puis de l'enseignement supérieur, les "classes pleines" issues de l'accroissement de la natalité à partir de 1943. Le journal de Hubert Beuve-Méry offre à la jeunesse une morale politique et sociale en même temps que le sens et le goût de la modernité, dans le domaine intellectuel, aussi bien que dans celui de l'économie. La demande d'information ne cesse de s'étendre. Le nouveau rédacteur en chef crée ou développe les rubriques, les complète par des suppléments économique, littéraire, scientifique. Le journal s'épaissit et se diversifie. Hubert Beuve-Méry freine parfois l'enthousiasme de son adjoint. Son pessimisme foncier lui fait craindre que la vocation profonde du journal ne soit compromise par ce qu'il appelle "l'anémie graisseuse": un quotidien alourdi par l'excès de développement. Mais sa tolérance, le brio professionnel du rédacteur en chef l'emportent. Le Monde cesse d'être le journal d'une petite élite pour devenir le maître à penser et la source privilégiée d'information d'un vaste public. Jacques Fauvet est un bourreau de travail. Tôt levé, après une marche dans le bois de Boulogne, il arrive rue des Italiens après avoir lu en route les principaux quotidiens. A huit heures, lorsque se réunissent, dans le bureau du "patron", les chefs de service, il a déjà "composé" le journal, dessiné le plan de la "une", telle du moins que les événements le permettent à cette heure, équilibré son contenu. Après un tête-à-tête avec Hubert Beuve-Méry, il s'attelle avec une boulimie joyeuse aux décisions immédiates, aux relectures minutieuses. Ce journal dont il voudrait qu'il réponde à tous les besoins, il ne cesse, par petites touches - les lecteurs ont horreur des changements trop visibles - de le compléter, de l'adapter à l'évolution des idées et à celle de la société française. Il continue, de plus loin, de suivre une politique dont le gaullisme a changé en partie les données. Sans sympathie excessive pour une Ve République dont il craint que, pour corriger les défauts du régime précédent, elle ne tombe dans d'autres excès. Hubert Beuve-Méry est un moraliste et se dresse en face de Charles de Gaulle au nom d'une conception de l'homme et des rapports entre les nations. Jacques Fauvet est un politique. Ses analyses sont proches du terrain. Il a soutenu en 1954 Pierre Mendès France pendant la période où celui-ci a pu gouverner sans trop d'entraves et, lors de ses diverses candidatures, François Mitterrand, non sans recul critique. Historien du Parti communiste, dont il n'est proche en aucune façon, il a gardé de ses méditations derrière les barbelés le rêve d'une société qui rejetterait à la fois le totalitarisme et les excès du libéralisme, et il appelle de ses voeux une voie nouvelle, favorable à l'épanouissement des hommes et des peuples. C'est sans doute pour cette raison qu'il observe sans hostilité, et même avec un certain espoir, les débuts de la révolte étudiante de 1968. Attaché au droit d'expression des minorités, il donne la parole à celles qui s'expriment alors avant qu'elles ne sombrent dans la confusion intellectuelle et la destruction systématique. Il défend en même temps, pendant l'absence de Hubert Beuve-Méry, l'indépendance du journal vis-à-vis des pressions qui s'exercent de plusieurs côtés pour le contrôler ou le censurer. Son horreur de toute contrainte injustifiée le conduit aussi à dénoncer les répressions quelles qu'elles soient. Ce grand notable condamne avec rigueur les désordres commis au nom de l'ordre. En 1969, au Palais des congrès de Versailles, lorsque, déjà cogérant depuis mars 1968, il succède à Hubert Beuve-Méry à la direction, il ne cherche pas à marquer sa différence, bien au contraire. Il sait trop que le prestige et l'autorité du Monde, le journal les doit à son fondateur. Il entend continuer dans la voie que celui-ci a tracée. Sur les bases intellectuelles et morales que Sirius a bâties, il poursuit le développement du journal. La rédaction est confiée à Bernard Lauzanne et, sur le plan éditorial, à André Fontaine. Le directeur n'oublie pas, cependant, qu'il a été rédacteur en chef. Malgré les nouvelles charges qui lui incombent, il lui arrive d'avouer qu'il s'ennuie parfois malgré les tensions entre un quotidien qui marque peu d'inclination pour la droite et les premiers occupants de l'Elysée. Le Monde, au moins sur le papier, a quitté le stade artisanal pour le stade industriel. En réalité, la "culture" de l'entreprise est restée la même. Ses querelles internes ont la virulence sentimentale des disputes familiales, et son mode de gestion reste celui d'une prospérité qui gomme les erreurs. Jacques Fauvet, qui n'en est, dans la pratique, pas responsable, le ressentira durement lorsque le temps de la facilité sera passé. Il s'efforce de préparer sa succession. Vainement. Il n'est pas "le père" comme l'était Hubert Beuve-Méry, il est le frère aîné. C'est à la société des rédacteurs, principal associé de la SARL, qu'il revient, dans un contexte industriel et financier dégradé, de désigner un successeur à celui qui incarne depuis quarante ans le journalisme tel que le conçoit le Monde. Après une de ces crises à rebondissement qui, apparemment, sont la preuve de la vitalité du quotidien, Jacques Fauvet intronise, en 1982, dans le foyer de l'Opéra, son successeur rue des Italiens : André Laurens, venu comme lui du service politique. S'arracher à un métier devenu pour lui une seconde nature ? Impossible. Jacques Fauvet collabore au Provençal, à Radio Monte-Carlo, il préside le concours extérieur de l'ENA en 1983. Le 14 juin 1984, il devient président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Ainsi se trouve-t-il placé dans le droit-fil d'une préoccupation permanente de l'ancien prisonnier de 1940-1945 : combattre les atteintes à la liberté. Le Monde n'avait pas disparu des préoccupations de son ancien directeur, devenu un des porteurs de parts de la SARL, propriétaire du quotidien. Après les remous des années 1980, il avait retrouvé la place à laquelle il avait droit dans la saga mouvementée de la maison : celle de l'homme qui, fait par le journal, l'a conduit de l'estime au succès. JEAN PLANCHAIS Le Monde du 4 juin 2002.

« France pendant la période où celui-ci a pu gouverner sans trop d'entraves et, lors de ses diverses candidatures, FrançoisMitterrand, non sans recul critique. Historien du Parti communiste, dont il n'est proche en aucune façon, il a gardé de ses méditations derrière les barbelés le rêved'une société qui rejetterait à la fois le totalitarisme et les excès du libéralisme, et il appelle de ses voeux une voie nouvelle,favorable à l'épanouissement des hommes et des peuples.

C'est sans doute pour cette raison qu'il observe sans hostilité, et mêmeavec un certain espoir, les débuts de la révolte étudiante de 1968. Attaché au droit d'expression des minorités, il donne la parole à celles qui s'expriment alors avant qu'elles ne sombrent dans laconfusion intellectuelle et la destruction systématique.

Il défend en même temps, pendant l'absence de Hubert Beuve-Méry,l'indépendance du journal vis-à-vis des pressions qui s'exercent de plusieurs côtés pour le contrôler ou le censurer. Son horreur de toute contrainte injustifiée le conduit aussi à dénoncer les répressions quelles qu'elles soient.

Ce grand notablecondamne avec rigueur les désordres commis au nom de l'ordre. En 1969, au Palais des congrès de Versailles, lorsque, déjà cogérant depuis mars 1968, il succède à Hubert Beuve-Méry à ladirection, il ne cherche pas à marquer sa différence, bien au contraire.

Il sait trop que le prestige et l'autorité du Monde, le journalles doit à son fondateur.

Il entend continuer dans la voie que celui-ci a tracée.

Sur les bases intellectuelles et morales que Sirius abâties, il poursuit le développement du journal. La rédaction est confiée à Bernard Lauzanne et, sur le plan éditorial, à André Fontaine.

Le directeur n'oublie pas, cependant,qu'il a été rédacteur en chef.

Malgré les nouvelles charges qui lui incombent, il lui arrive d'avouer qu'il s'ennuie parfois malgré lestensions entre un quotidien qui marque peu d'inclination pour la droite et les premiers occupants de l'Elysée. Le Monde, au moins sur le papier, a quitté le stade artisanal pour le stade industriel.

En réalité, la "culture" de l'entreprise estrestée la même.

Ses querelles internes ont la virulence sentimentale des disputes familiales, et son mode de gestion reste celuid'une prospérité qui gomme les erreurs.

Jacques Fauvet, qui n'en est, dans la pratique, pas responsable, le ressentira durementlorsque le temps de la facilité sera passé. Il s'efforce de préparer sa succession.

Vainement.

Il n'est pas "le père" comme l'était Hubert Beuve-Méry, il est le frère aîné.C'est à la société des rédacteurs, principal associé de la SARL, qu'il revient, dans un contexte industriel et financier dégradé, dedésigner un successeur à celui qui incarne depuis quarante ans le journalisme tel que le conçoit le Monde.

Après une de ces crisesà rebondissement qui, apparemment, sont la preuve de la vitalité du quotidien, Jacques Fauvet intronise, en 1982, dans le foyerde l'Opéra, son successeur rue des Italiens : André Laurens, venu comme lui du service politique. S'arracher à un métier devenu pour lui une seconde nature ? Impossible.

Jacques Fauvet collabore au Provençal, à RadioMonte-Carlo, il préside le concours extérieur de l'ENA en 1983.

Le 14 juin 1984, il devient président de la Commissionnationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Ainsi se trouve-t-il placé dans le droit-fil d'une préoccupation permanente del'ancien prisonnier de 1940-1945 : combattre les atteintes à la liberté. Le Monde n'avait pas disparu des préoccupations de son ancien directeur, devenu un des porteurs de parts de la SARL,propriétaire du quotidien.

Après les remous des années 1980, il avait retrouvé la place à laquelle il avait droit dans la sagamouvementée de la maison : celle de l'homme qui, fait par le journal, l'a conduit de l'estime au succès. JEAN PLANCHAIS Le Monde du 4 juin 2002. CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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