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Grand cours: LE DROIT (9 de 16)

Publié le 22/02/2012

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II) LA JUSTICE, VERTU ET NORME DU DROIT

- La justice se dit en deux sens : comme conformité au droit et comme égalité ou proportion. Nous jugeons injustes aussi bien l’écart trop criant des richesses que la transgression de la loi; le juste, au contraire, est celui qui ne viole ni la loi ni les intérêts légitimes d’autrui, ni le droit en général ni les droits des particuliers. La justice se joue donc tout entière dans ce double respect de la légalité, dans la cité, et de l’égalité entre individus. Mais ces deux sens, quoique liés (il est juste que les individus soient égaux devant la loi), n’en sont pas moins différents : la loi peut être injuste et il est alors juste de la combattre, de la violer.

- D’où le second sens de la justice, non plus la justice comme fait (la légalité), mais la justice comme valeur ou comme vertu (l’égalité, l’équité). Lorsque nous disons d’une décision de justice qu’elle est injuste, nous mesurons une réalité à l’aune d’une idée, d’un idéal. Que désigne exactement cette idée ? Comment la justice comme institution peut-elle être juste ?

 

A) LES DIFFERENTES DEFINITIONS DE LA JUSTICE

- Il est possible de ranger toutes les conceptions de la justice en deux groupes : ou bien la justice est définie par la hiérarchie (c’est le cas des sociétés holistes), ou bien la justice est définie par l’égalité (c’est le cas des sociétés individualistes d’aujourd’hui). La notion d’égalité se donne elle-même à penser sous différents aspects.

1)     La justice comme hiérarchie   

- Les sociétés anciennes et primitives se conçoivent comme inégalitaires, l’ordre social étant souvent représenté comme homologue à l’ordre cosmique : le Tao en Chine, le Dharma en Inde, le cosmos  en Grèce désignent un ordre universel au sein duquel la société humaine constitue un microcosme. Dès lors, la justice est définie comme le respect de cet ordre, l’injustice comme sa transgression.

- On peut donner l’exemple de la conception aristotélicienne de l’esclavage : Aristote pense qu’il y a des esclaves par nature, comme il y a des hommes faits pour commander ; en voulant se révolter contre son sort, l’esclave commettrait une double injustice, d’abord en volant son maître (l’esclave est considéré comme la propriété de celui-ci), d’autre part en violant l’ordre social fondé sur l’esclavage.

- Dans une telle conception, la justice n’est que l’observation d’un ordre absolu, éternel, transcendant les individus et les consciences, ordre donc indépassable, de sorte que l’opposition entre le légal (ce qui est conforme aux lois positives) et le légitime (ce qui est conforme à la loi morale ou à celle, supérieure, de la raison) n’a pas lieu d’être : la réalité et la norme, que la conscience moderne distingue volontiers, se confondent et l’injustice découle précisément de la volonté de disjoindre l’être et le devoir-être.

- Il serait intéressant d’étudier de près le système des castes en Inde pour comprendre comment cette conception hiérarchique de la justice fonctionne réellement et à quel système de valeurs elle renvoie. La complexité de la question nécessiterait un cours spécifique. Aussi renvoyons-nous les élèves intéressés par ce thème aux ouvrages suivants : Le système des castes de Robert Delège (Puf, collection « Que sais-je ? «, 1993) et Homo hierarchicus, le système des castes et ses implications de Louis Dumont (Tel Gallimard, 1966).

- On peut dégager à grands traits l’évolution de la conception de la justice.

- Chez les Anciens, comme nous l’avons signalé plus haut, la justice est liée à une conception aristocratique fondée sur la hiérarchie sociale : à chacun selon son rang dans la hiérarchie naturelle (selon Aristote, par exemple, la justice est la proportionnalité au mérite).

- Au XVIIIe siècle, apparaît une conception démocratique de la justice qui s’incarne notamment dans les différentes déclarations des droits de l’homme : idée que tous les hommes sont égaux en droit, même s’ils ne le sont pas en fait.

- Au XIXe siècle, une conception sociale de la justice émerge, en rapport avec la réflexion sociale sur la misère et le développement du mouvement socialiste.

- Aujourd’hui, l’évolution de la justice va dans le sens d’une individualisation, d’une intériorisation de la justice (on se prétend toujours plus facilement victime d’injustice, frustré, opprimé), d’une universalisation (quand un droit est revendiqué, il l’est pour tous : le droit de vote qui s’est étendu à tous les hommes, puis aux femmes, bientôt aux étrangers), d’une plus grande attention au réel concret (la question est davantage de définir les conditions d’application de la justice que son contenu).

2)     La justice comme égalité

- Le sentiment d’injustice naît souvent de l’expérience de l’inégalité dont un sujet est victime, expérience qui se traduit par un sentiment de révolte et une exigence impérieuse de justice. Si les sociétés modernes définissent la justice par l’égalité, que faut-il entendre exactement par égalité ?

2.1 – Egalité et identité, égalité de droit et égalité de fait

- Distinguons d’abord égalité et identité. Dire que les hommes sont égaux ne signifie pas qu’ils soient « pareils «. A ceux qui prétendent que l’égalité entre les hommes est impossible parce que les hommes sont différents, il convient de répondre que l’exigence d’égalité n’est pas un rêve naïf d’uniformisation des individus.

- Ne pas confondre non plus identité et ressemblance. L’identité désigne le caractère de ce qui reste tel qu’il est. Lorsqu’on dit de deux jumeaux qu’ils se ressemblant comme deux gouttes d’eau, ils ne sont pas identiques pour autant : deux jumeaux n’ont pas les mêmes cicatrices, ils n’on tpas mangé la même chose depuis leur naissance, etc. Il n’y a pas d’identité entre deux êtres humains, pas plus qu’entre deux grains de sable ou deux feuilles d’arbre. La réalité physique n’est faite que de différences (Leibniz appelle cela le principe des indiscernables).

- Moralité : s’il y a égalité possible parmi les hommes, ce ne peut être que sur le fond de leurs différences multiples. La différence implique donc l’idée d’égalité et ne l’exclut pas : c’est précisément parce que les individus sont différents que les hommes peuvent et doivent être égaux. Si les hommes étaient égaux, pourquoi voudrait-on l’égalité ?

- Les hommes sont certes inégaux de fait : inégalités de naissance, qui ne sont pas toutes des inégalités naturelles (l’inné peut être le résultat d’une longue histoire, voire de l’influence environnementale in utero : par exemple, l’alcoolisme maternel peut entraîner chez le foetus le « syndrôme alcoolique foetal «, qui se traduit notamment par une débilité mentale irréversible) ; inégalités acquises, que la société creuse et démultiplie (inégalités de richesse, d’intelligence, etc.).

- De ce que les hommes sont inégaux, il ne s’ensuit donc pas qu’ils doivent le demeurer ; on ne justifie pas une valeur par un fait. Une différence ne peut être transformée en inégalité qu’à partir d’une mesure, d’un étalon, d’un critère qui sont fonction de celui qui les choisit (si je dis qu’un tel est supérieur à un autre, je dois dire en quoi, selon quel critère : intelligence, beauté, richesse, etc.).

- C’est l’esprit de la déclaration française des droits de l’homme de 1798 : si les hommes sont inégaux de fait, ils « naissent libres et égaux en droit « (article 1) des droits. La tâche que doit réaliser la civilisation, le droit, l’Etat est de supprimer ou de réduire autant que faire se peut cette inégalité. Même si la science venait donner raison au racisme et confirmait l’existence d’éventuelles inégalités naturelles, cette découverte n’évacuerait pas la question de savoir quelle devrait être l’attitude d’un démocrate face à cette découverte. L’inégalité, fût-elle avérée, ne devant pas se traduire, pour le démocrate, par l’attribution de privilèges juridiques ou politiques (la dignité de l’être humain est une donnée morale et non matérielle).

- Cette question du rapport entre egalité et inégalité sera aprofondie dans la partie suivante.

- Mais si les hommes doivent être égaux, que faut-il entendre par égalité ? Si l’on définit l’égalité comme le principe selon lequel les individus doivent être traités de la même façon, il convient de distinguer plusieurs formes d’égalités qui ne se recoupent pas nécessairement : l’égalité métaphysique, juridique, distributive, corrective, sociale et économique

2.2 – L’égalité métaphysiqu

- Ce type d’égalité émane des grandes religions – bouddhisme, christianisme et islam.

- Pour le Bouddha, en rupture avec la hiérarchie des castes de al société indienne, tout homme, quel qu’il soit, peut atteindre le nirvana et se libérer de la souffrance du désir. De même, pour les grandes religions révélées, tous les hommes sont frères puisqu’ils ont tous le même Père, Dieu créateur. Aux yeux de Dieu, aucun homme ne vaut a priori plus ou moins qu’un autre, seules comptent l’intensité de sa foi et la valeur de ses actes.

- Le christianisme considère avant tout l'individu comme un prochain, indépendamment de l'usage qu'il peut faire de sa raison. Les " simples " sont aussi mes frères, et aussi les méchants. Tous les hommes sont également les créatures de Dieu, ils sont égaux en tant que créatures : " Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants " (Saint Paul, Epître aux Romains, 1, 14).

- La cité nouvelle, celle du peuple de Dieu, intègre en son sein tout homme sans distinction d'appartenance religieuse, sociale, ethnique, sexuelle : " Vous n'êtes plus des étrangers ou des immigrés, vous êtes de la même cité que tout le peuple de Dieu " (Epître aux Ephésiens, II, 18-19). L'Eglise est une nouvelle communauté universelle : les membres de cette Eglise sont membres du Corps du Christ, le Corps mystique. Cette Eglise n'est pas l'addition de sous-ensembles particuliers, c'est une création, image du Créateur.

- St Augustin oppose la Cité du pèlerinage et la cité d'oppression : chacun doit s'arracher à ses lieux, à son identité pour pérégriner dans le monde, vivre d'amour dans l'universelle charité. Pour St Augustin, le précepte juif de l'amour du prochain est défini comme la totalité des hommes : il n'est pas limité à l'immédiate proximité mais ouvert au plus lointain. Le prochain, c'est le semblable, l'autre que moi et l'autre moi. Ce n'est pas la parenté, le voisinage qui définit le prochain, c'est tout homme, c'est quiconque appartient au genre humain : " Tu es seul et tes proches sont nombreux. Comprends-le bien, en effet, ton prochain n'est pas seulement ton frère, ton parent, ton allié. Tout homme a pour prochain tous les hommes…Rien n'est si proche qu'un homme et un autre homme " (St Augustin, De disciplina Christiana, III, 3).

- Le prochain, c'est celui qui s'approche de l'homme dans la détresse et non pas celui qui est spontanément proche. Faisons remarquer, au passage, que l'interprétation raciste ou nationaliste de la notion de prochain en termes de préférence due aux « Français de souche « (le célèbre « La France aux français «) est une lecture dévoyée et perverse de la notion biblique de prochain.

2.3– L’égalité juridique

- C’est celle qui est proclamée et garantie par l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : les hommes naissent et demeurent libres égaux en droits. Egalité de tous devant la loi qui garantit qu’un homme n’est pas jugé pour ce qu’il est mais pour ce qu’il fait et pour l’infraction qu’il a commise. Cette égalité juridique s’oppose à l’arbitraire et garantit que le ministre, le chef d’Etat ont les mêmes devoirs au regard de la loi que le citoyen de base. Les droits et les devoirs sont en théorie les mêmes pour tous. Et si tel n’est pas toujours le cas, il est possible de défendre ce principe devant les tribunaux et de déférer devant les tribunaux le ministre ou l’homme politique corrompu.

- Cette notion d’égalité juridique est précisément un des fondements de l’Etat de droit. Le citoyen peut faire valoir ses droits contre les prétentions et l’arbitraire du gouvernement ou de l’administration. Dans l’Etat autocratique, au contraire, le citoyen ne dispose d’aucun recours légal contre les actes de l’administration. Ce recours, dans un Etat de droit, existe soit devant les tribunaux ordinaires, soit devant des cours spéciales. Le citoyen peut obtenir du gouvernement ou de l’administration, si sa plainte aboutit, soit qu’une mesure illégale soit invalidée, soit qu’un tort soit redressé (dommages-intérêts, restitutions…). Le gouvernement et l’administration sont donc soumis au juge et les organes du gouvernement sont tenus d’exécuter les décisions judiciaires. Cela exclut les emprisonnements arbitraires, l'usage de la violence est limité.

2.4  – La justice distributive

- Aristote distingue trois formes de justice et d’égalité : la justice distributive qui concerne les rapports entre l’Etat et les citoyens pour la distribution des biens et des honneurs ; la justice corrective qui a trait aux torts et à leur réparation ; la justice commutative qui porte sur les contrats.

- Ce qui revient à chacun, est-ce exactement autant ? Il y a des cas où il serait injuste de réserver à tous le même traitement. L’égalité n’est pas tout. Est-il juste, le juge qui inflige à tous les accusés la même peine ? Le professeur qui attribuerait à tous les élèves la même note ?

- L’égalité est ici définie comme égalité de proportions. La justice distributive concerne essentiellement les biens de l’Etat, même si elle est également à l’oeuvre dans les relations interpersonnelles. Les récompenses doivent être proportionnées aux mérites. Dans une famille, par exemple, ce qui est juste, ce n’est pas de donner la même part d’argent de poche à chaque enfant, mais de les distribuer à proportion de l’âge et des besoins. Le bon candidat recevra la bonne note, le mauvais candidat la mauvaise note. Notion de mérite : si un salarié fournit un travail plus important ou de meilleure qualité, on peut envisager de lui donner un salaire supérieur; si un crime plus grave a été commis, la sanction doit être plus lourde. Le mérite  est la valeur morale, considérée en fonction des efforts déployés par le sujet pour surmonter des difficultés ou vaincre des obstacles. Ces efforts rendraient la personne estimable.

- Selon Aristote, toute société est forcée de définir des normes de classement si elle ne veut pas être injuste en traitant tous les hommes de la même manière, l’injustice étant de traiter également ce qui est inégal. On peut ainsi rapprocher la justice distributive d’Aristote des procédures par lesquelles les Etats modernes attribuent les emplois publics en proportion du mérite (par les diplômes, les concours, l’ancienneté, etc.), et non par des relations d’amitié (le « piston «) ou selon le bon vouloir des dirigeants.

2.5 – La justice corrective

- Cette question de la justice corrective sera approfondie dans le chapitre consacré à la sanction pénale et au problème général du rapport entre la force et le droit.

- La justice corrective relève de ce qu’on appelle aujourd’hui la justice pénale. C’est l’égalité arithmétique stricte qui l’emporte ici. La loi n’envisage que la nature de la faute, sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Celui qui commet une injustice crée une inégalité. La justice rétablit alors la mesure en infligeant au fautif une peine qui compense négativement l’avantage que lui avait procuré la faute, et en donnant à la victime des indemnités qui compensent la perte causée par l’injustice.

- Ne pas confondre la justice corrective et la loi du talion. Cette dernière affirme que quand on subit le tort qu’on a fait, c’est pure justice. Or, dans les cas des torts faits à l’autorité, cette loi du talion est insuffisante : si quelqu’un frappe un magistrat, la simple réciprocité ne suffit pas, il doit y avoir une punition supplémentaire car, si un particulier frappe un magistrat, c’est la cité tout entière qui est lésée. Il convient d’autre part d’établir une différence entre faute volontaire et faute involontaire : l’homicide par imprudence n’est pas puni aussi sévèrement que l’assassinat.

- L’idée de la justice corrective comme balance des torts causés et des peines pose de nombreux problèmes :

·       répondre au mal par le mal, ce n’est pas annuler le mal : exécuter le condamné, dans le cas de la peine de mort, par exemple, ce n’est pas ressusciter la victime ;

·       il y a dissymétrie entre le tort que l’on fait et celui que l’on subit : « Mais si forcément il devait y avoir ou l'injustice commise ou l'injustice subie, je choisirais de la subir, plutôt que de la commettre «, « le plus grand des maux est de commettre l'injustice « (Platon, Gorgias). Il vaut sans doute mieux subir que faire et il est plus grave d’avoir plus que d’avoir moins.

2.6 – La justice commutative

- C’est celle qui préside aux échanges, aux contrats (l’achat, la vente, par exemple). Son principe est la réciprocité ; elle doit respecter l’égalité entre les choses échangées, quelles que soient les différences des individus : un échange est juste lorsque les deux termes échangés ont la même valeur, lorsque chacun d’eux est échangeable contre un même troisième; deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles.

- Derrière cette équivalence des objets échangés, il y a égalité entre les sujets qui échangent, égalité non pas de fait, mais de droit. Symbole de la balance : la justice est la vertu de l’ordre équitable et de l’échange honnête. Règle d’or de la justice selon Alain : « dans tout contrat et dans tout échange, mets-toi à la place de l’autre, mais avec tout ce que tu sais, et, te supposant aussi libre des nécessités qu’un homme peut l’être, vois si, à sa place, tu approuverais cet échange ou ce contrat «.

- L’égalité est ici non pas de fait, mais de droit, entre les sujets qui échangent, malgré les inégalités de fait, ce qui suppose que ces sujets soient tous également informés et libres pour ce qui touche à leurs intérêts et aux conditions de l’échange. Par exemple, si l’on vend une maison, la justice est d’informer l’acquéreur éventuel de tout vice.

- Si la justice est l’égalité arithmétique ou proportionnelle, se pose alors le problème du rapport entre l’égalité et l’inégalité : les hommes sont égaux arithmétiquement dans certains domaines, tout en étant inégaux dans d’autres. La règle de l’égalité et de la proportionnalité sont insuffisantes pour dicter une décision juste car elles n’ont aucun contenu précis : la règle de l’égalité permet de dire que deux personnes qui ont commis le même vol doivent recevoir le même châtiment; mais elle ne nous dit rien sur la nature d’un juste châtiment du vol (amende, prison, peine capitale, etc.). De même, la règle de la proportionnalité énonce que les châtiments doivent être proportionnels à la gravité du délit. Mais on ne sait pas comment on doit mesurer cette gravité. Comment décidera-t-on si un salarié doit être rémunéré en fonction de ses mérites ou de ses besoins, de ses aptitudes ou de l’utilité des services qu’il rend ? Il y a l’égalité des droits ou des citoyens devant la justice d’un côté, l’inégalité des fortunes de l’autre et la rétribution selon le mérite. La question reste alors de déterminer les justes proportions.

 

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