Grand cours: L'ART (IV de X)
Publié le 22/02/2012
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2) Les Critères de l’oeuvre d’art
- L’oeuvre d’art existe simultanément sur trois plans : elle est tout à la fois une réalité matérielle et sensible, le résultat du projet d’un artiste, la source d’effets bien spécifiques. Elle est, en somme, une réalité singulière, créée par un artiste et provoquant des émotions et des jugements esthétiques. Quels sont alors les critères essentiels qui permettent de l’identifier ?
2.1 - L’apparence de la nature
- Il semble d’abord qu’une oeuvre d’art partage les caractères essentiels de la nature: le propre de l’oeuvre d’art serait d’apparaître comme un “acte pur”, de paraître aller de soi et pour toujours.
- Une oeuvre d’art ne se laisse pas décomposer en une forme et une matière, et offre toujours une unité incomparable. L’architecture, par exemple, qui est de tous les arts celui qui est soumis le plus aux contraintes matérielles, ne parvient à ses plus beaux résultats que si son art sait faire oublier ce contrôle sur les matériaux et réussit à conférer aux édifices l’apparence de libres individus. Même s’il n’y a pas d’oeuvre d‘art sans intention de produire quelque chose, en regardant un tableau de Breughel, cette oeuvre semble excéder toute intention et s’offre plutôt comme origine que comme aboutissement.
- Comme le signale Alain, si l’oeuvre n’est pas sans règles, si elle n’est pas pur désordre ou arbitraire, sa règle reste prise dans l’oeuvre. Chaque oeuvre est la création d’une règle au coup par coup; l’artiste la trouve au fur et à mesure, sans parvenir à se la représenter à lui-même. Selon Kant, contrairement au génie scientifique, le génie artistique ne peut rendre raison de son activité, ne peut expliquer comment il produit ses oeuvres.
- Ainsi une oeuvre se révèle-t-elle être une oeuvre d‘art si son originalité est exemplaire et si elle a l’apparence de la nature. Le destin d’une oeuvre d’art n’est pas tant de servir de modèle au goût, ou de règle aux écoles, que d’éveiller par son exemplarité les aptitudes créatrices d’un autre génie. L’oeuvre d’art a l’apparence de la nature, au sens où elle paraît se produire elle-même.
2.2 – La Finalité sans fin
- Un objet technique sert de moyen pour une fin extérieure qui est sa fonction, son utilité : un style sert à l’écriture. Le sens d’une activité technique est sn utilité (finalité extrinsèque), le sens d’une activité artistique est sa finalité intrinsèque : faire de la musique pour faire de la musique. Une oeuvre d’art ne sert qu’à être ce qu’elle est.
- En ce sens, ce qui caractérise l’oeuvre d’art, c’est que la forme est le véritable contenu.
- La forme n’est pas le contenu extérieur de l’oeuvre, mais l’agencement des parties et des signes propres au domaine auquel elle appartient. Chaque art possède ses moyens de création et une façon propre de s’exprimer : la musique est la mise en rythme des sons, la sculpture est l’organisation de la matière en volumes, la photographie se caractérise par le cadrage et la lumière, la danse par les gestes et le rythme du corps, la poésie par le pouvoir évocateur des mots assemblés en un certain ordre, etc.
- Une oeuvre produit et exprime un contenu qui n’est pas ce qui est représenté ou évoqué - paysage, histoire, sentiment -, mais la signification présente dans la forme esthétique : aussi important que soit le thème apparent d’une oeuvre, c’est seulement par sa manière et par ses moyens spécifiques que l’oeuvre d’art produit une signification et une émotion : le peintre Maurice Denis rappelle qu’un « tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé «.
- Les sensations et les émotions éprouvées par l’artiste doivent d’abord se métamorphoser en matériau et en signes d’un langage particulier. Cézanne indique même la façon dont un peintre doit reproduire les sensations que la nature lui a inspirées : « il faut traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône, le tout mis en perspective «.
- Exemple de l’art abstrait qui naît dans les années 1910 : il ne s’agit plus de restituer le monde visible, mais de promouvoir la création individuelle et originale qui puise son existence dans l’instant et qui obéit à une « nécessité intérieure « (Kandinsky). Art qui se concentre sur la couleur, la forme, la composition. Art souvent marqué par les gestes et qui intègre, dans l’élaboration de l’oeuvre, le hasard. Exemple de Jackson Pollock (1912-1956) dans son tableau “Nimber 3” (1949).
- Une oeuvre d’art présente ainsi une cohésion, une unité organique si puissante qu’elle renvoie toujours à elle-même. Toute oeuvre se retire du monde, se mire en elle-même, et montre pourtant quelque chose comme un monde, enseigne à voir d’une manière nouvelle notre univers quotidien. Face à une oeuvre d’art, il faut d’abord la regarder ou l’écouter avec attention. Il faut attendre qu’elle nous parle, abandonner toute prétention à un sens préétabli ou à une compréhension immédiate. Puis nécessité de la décrire, de fixer dans les mots ce qu’elle exprime ou semble exprimer. Analyse de la technicité, de l’ambiance, référence à l’histoire de l’art, etc.
- Si l’oeuvre d’art est une réalité spécifique et autonome, qu’est-ce qui distingue ce qui est de ce qui n’est pas une oeuvre d ‘art ? Un objet peut être une oeuvre d’art à certains moments et non à d’autres : c’est en vertu du fait qu’un objet fonctionne comme symbole d’une certaine manière qu’il peut devenir une oeuvre d’art. La pierre n’est pas une oeuvre d ‘art tant qu’elle est sur la route, elle peut l’être, exposée dans un musée d’art; sur la route elle ne remplit pas de fonctions symboliques; dans le musée d’art, elle symbolise certaines de ses propriétés, - propriétés de forme, de couleur, de texture.
- Symbolique veut dire que les signes et les formes sensibles de l’oeuvre d’art sont porteurs d’une signification qui lui est propre, qu’elle crée. De même, un Rembrandt peut cesser de fonctionner comme oeuvre d ‘art si on l’utilise pour remplacer une fenêtre cassée.
- Les choses ne fonctionnent comme oeuvres d’art que lorsque leur fonctionnement est symbolique, expressif : une oeuvre peut être symbolique et ne rien représenter, ne pas être figurative, comme dans la peinture abstraite; une peinture abstraite qui ne représente rien peut exprimer, symboliser un sentiment, une émotion, une idée. Une oeuvre d’art, même libre de représentation et d’expression, est un symbole, même si ce qu’elle symbolise, ce ne sont pas des choses, des gens ou de sentiments, mais certaines structures de formes, de couleur, de texture.
2.3 – La beauté ?
- Outre l’apparence de la nature et la fonction symbolique, l'œuvre d‘art semble également se caractériser par la production d’une valeur, la beauté. Or, la beauté est-elle le critère de l’oeuvre d’art ?
- A l’époque classique, un artiste cherchait à traduire le beauté dans son oeuvre, de sorte que la beauté paraissait être l’objet même de l’art. A contrario, la laideur était au domaine esthétique ce que le péché estd ans le domaine moral, ou l’erreur dans le domaine logique : une figure du mal (valeur du Kalos Kagathos chez les Grecs).
- Or, la beauté n’a été un objet d’intention explicite chez les artistes que pendant un temps limité de l’histoire de l’art (esthétique classique). Depuis le romantisme, l’art a gagné à lui le laid, le grotesque, le terrible, le bizarre et montré que le beau pouvait se trouver partout, et pas seulement dans la beauté. La beauté est liée essentiellement à l’harmonie classique, tandis que le beau est plus large et peut englober la laideur. Exemples de Goya qui peint d’horribles petites vieilles.
- Par ailleurs, la beauté n’a pas seulement un sens esthétique. Elle peut renvoyer à une idée d’adaptation fonctionnelle de réussite (belle occasion, beau succès), de supériorité (beau talent, beau sentiment), de bienséance (il n’est pas beau de se ronger les ongles), de calme et de clair (beau temps), etc. De sorte qu’un objet peut être beau, esthétique, sans être une oeuvre d’art (un chapeau, une voiture, une femme).
- Qui plus est, il existe manifestement quantité de choses belles dans la nature. Il est d’ailleurs caractéristique que la laideur naturelle commence avec la vie (crapaud, araignée, hippopotame) ; une étoile, un désert, un rocher ne peuvent être laids parce que, sous le concept de laideur, nous pensons l’idée d’une inadaptation fonctionnelle qu’un paysage ou un fragment d’univers ne saurait connaître.
- La beauté ne semble donc pas constituer un critère pertinent de l’oeuvre d’art.
2.4 – La singularité
- Autre critère de l’oeuvre d’art : la singularité. L’oeuvre d’art tient dans son caractère unique, irremplaçable. C’est notamment ce qui permet d’expliquer pourquoi certaines toiles de grands maîtres atteignent des sommes d’argent exorbitantes dans les salles de vente : il n’y a pas plus rare que ce qui n’existe qu’en un seul exemplaire.
- Le beau est rare. Quand on dit d’une chose qu’elle est belle, on veut dire notamment qu’elle n’est pas quelconque. En ce sens, le contraire de l’oeuvre d’art et du beau est la banalité. De sorte que l’oeuvre d’art se définit par l’originalité, par opposition à la banalité : un art original est celui qui assure par sa force la condition d’une poursuite possible ; un artiste est avant tout un inventeur qui rend impossible tout retour à une manière de faire antérieure. Et c’est précisément ce qui fait que l’esthétique ne peut devenir une science : s’il n’y a de science que du général, comme le pense Aristote, l’art n’est fait que de singularités, il est une suite d’exceptions.
- Cette singularité inhérente à l’art se détermine comme style : grâce au style, une identité esthétique est reconnue ; quelques notes, quelques vers suffisent au connaisseur pour reconnaître tel ou tel artiste. Cette identité que constitue le style ne va pas sans la différence qui la fonde : une forme n’a de style que dans ce qui la pose en soi et l’oppose aux autres ; elle peut s’inscrire partout : dans les mots, les vêtements, la vie (on parle de « style de vie «).
- Distinguons le style de ses formes dégradées : la manière (ensemble de savoir-faire qui n’a pu se hisser jusqu’au style, qui peut contribuer à faire une mode, mais pas un art), le procédé (ensemble de recettes : au lieu d’inventer, on se contente d’appliquer des règles, un style mort, stéréotypé).
CONCLUSION :
- Nous sommes donc en possession de quatre critères essentiels qui permettent de différencier une oeuvre d’art d’un objet quelconque ou d’un objet technique : le primat de la forme sur le contenu, la singlarité, la finalité intrinsèque, l’apparence de la nature. Il faut la réunion de ces critères pour être en présence d’une oeuvre d’art.
- Qu’est alors une oeuvre d’art ?
- Une oeuvre d’art est une réalité matérielle et sensible dont la forme est le véritable contenu, qui s’affranchit de l’utile et d’une fin déterminée à l’avance, et qui est elle-même son propre modèle. L’oeuvre d’art est une originalité exemplaire qui a l’apparence de la spontanéité de la nature. Elle est le produit d’un travail destiné à la sensibilité, dans lequel le style vaut pour lui-même. Comment, dès lors, comprendre la création artistique, c’est-à-dire le processus lent, complexe et en partie mystérieux d’élaboration et de production d’une oeuvre d’art ?
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