Grand cours: CONSCIENCE & INCONSCIENT (e de j)
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
B) LES PARADOXES DE L'IDENTITE PERSONNELLE
1. L'illusion substantialiste (la thèse de Hume)
- Dans son Traité de la nature humaine (Livre 1, IVe partie, section VI), Hume cherche à expliquer la croyance en un être nommé " moi ", c'est-à-dire la tendance de l'esprit à forger la fiction de l'identité.
- De même que l'on voit un bâton brisé dans l'eau à cause de la réfraction, ainsi l'on croit sentir un principe d'existence ininterrompu en soi (le moi), alors que nous avons seulement pris l'habitude d'associer des impressions semblables, et de les associer de si nombreuses fois que nous n'avons plus conscience de passer de l'une à l'autre. Hume va donc montrer que c'est l'accoutumance de glisser d 'une chose à une autre qui induit le mirage ou la fiction du moi. Il s'agit donc d'un effet de croyance : " nous n'avons aucune idée du moi " (Hume, op.cit.).
- Qu'est-ce que l'esprit ou le moi ? " Rien qu'un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels " (Hume, ibid.)
- Quand je regarde ce qui se passe en moi, je tombe toujours sur une perception particulière : chaleur, froid, amour, haine, plaisir, douleur. Je ne peux me saisir moi-même sans une perception. Nous sommes un faisceau de perceptions différentes qui se succèdent; pensées, sens, facultés changent constamment : " L'esprit est une sorte de théâtre, où des perceptions diverses font successivement leur entrée, passent, repassent, s'esquivent et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations " (op.cit., p 344). Il n'y a pas dans notre esprit d'identité.
- La croyance en l'identité est le fruit de l'imagination et de l'esprit qui ont naturellement tendance, que ce soit pour les choses extérieures ou les perceptions intérieures, à associer les impressions toujours distinctes, à unir ce qui est séparé, à rassembler nos multiples expériences discontinues. Principe de connexion qui se subdivise en trois principes :
1. Le principe de ressemblance (il régit notre imagination). Par analogie, nous imaginons que deux idées simples, correspondant à deux impressions distinctes, sont semblables : par exemple, j'associe l'idée de cheval, animal familier que j'aime, à la vertu, qualité orale que j'apprécie, et je forme l'idée de cheval vertueux.
2. Le principe de contiguïté (il régit notre perception) : j'associe deux phénomènes perçus simultanément : j'associe, par exemple, la froideur à la neige. Comme nous avons pris l'habitude d'associer des impressions semblables de si nombreuses fois, nous n'avons plus conscience de passer de l'une à l'autre. En passant facilement, habituellement, d'une chose à une autre, l'esprit ne remarque pas ce passage : de là la fiction de l'identité. Exemple du ralenti cinématographique : la succession très rapide des images nous donne l'impression d'une action, alors qu'au ralenti nous percevons une somme d'actes discontinus. Lorsque la succession est trop rapide, trop coutumière pour qu'on l'aperçoive, on croit voir la même chose.
3. Le principe de causalité (il régit notre raison) : de la conjonction répétée de deux phénomènes perçus simultanément, notre esprit conclut à une relation de causalité; à l'apparition d'un premier phénomène – par exemple, la source de chaleur – je m'attends à celle d'un second phénomène – l'ébullition. Les pseudo-liaisons nécessaires ne sont que des connexions de fait, des habitudes. La connaissance est la construction d'une habitude : celle-ci est si forte qu'elle entraîne une croyance en l'existence objective de relations là où il n'existe que des successions habituelles.
- Toute connexion est donc produite par notre esprit, elle ne dit rien sur l'essence des objets qui demeure cachée. C'est notre esprit qui imagine que les objets se ressemblent, bien qu'en réalité ils sont toujours distincts. Notre esprit procède toujours suivant le principe d'union avec régularité, avec méthode. En réalité, les objets sont distincts les uns des autres, les événements ne se répètent pas, notre esprit ne sait rien des lois qui les régissent.
- Il en est de même en ce qui concerne la conscience ou le moi. L'individu n'a que des sensations externes ou internes reliées par des associations contingentes, et non par un sujet. Il n'est que la constatation d'un défilé d'images et de sensations.
2. Le moi et ses qualités (texte de Pascal)
- Explication du texte de Pascal.
- Pascal met en évidence, à travers le thème de l'amour, cette illusion substantialiste qui nous fait croire en l'existence du moi.
- Pourquoi l'expérience de l'amour est-elle révélatrice au plus haut point de cette illusion ?
- Pascal montre que dans l’amour, ce n’est pas le moi qui est aimé mais des qualités qui ne sont pas moi. Nous n'aimons que des personnages, c'est-à-dire personne en particulier. Le moi n'est peut-être rien, ou presque rien : que l'illusion d'être quelqu'un. Pascal démystifie ainsi l'illusion substantialiste qui consiste à croire que par-delà les qualités qu'on chérit chez une personne, c'est celui qui les possède qu'on aime, de même qu'il révèle comme vain le désir que nous avons d'être aimés en nous-mêmes et non pour nos qualités fugaces.
3. Le bouddhisme et le non soi
- Dans L'inscription corporelle de l'esprit, Sciences cognitives et expérience humaine, Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch montrent que les avancées les plus récentes des sciences cognitives déconstruisent la conception classique du sujet humain. Selon les auteurs, c'est la tradition bouddhique de la " voie moyenne " qui " peut nous permettre, existentiellement, de nous voir comme des êtres pensants sans sujet et de faire nôtre, "sans angoisse", une éthique du "sans fond ". le bouddhisme propose une sagesse de la vacuité.
- Les sciences cognitives ont pour objet l'analyse scientifique de l'esprit et de la connaissance sous toutes ses formes. Les sciences cognitives aboutissent à la même idée que le bouddhisme, savoir que le sujet de la connaissance est fondamentalement fragmenté, divisé, non unifié. La tradition bouddhique est elle-même fondée sur le concept d'un " sans moi " ou d'un " sans soi ".
- L'essence du bouddhisme est exprimée dans les fameuses quatre " nobles vérités " que Bouddha exprima dans le Sermon de Bénarès.
- Rappelons que d'après la légende, le jeune Siddharta Gautama a quitté la palais paternel après voir lors de quatre promenades successives rencontré un vieillard, un malade, un convoi funéraire et un moine renonçant. La conscience de la misère inhérente à une vie vouée à la mort amène Siddharta à demander à son père qu'il lui donne la jeunesse éternelle et l'immortalité – et c'est précisément quand son père avoue son impuissance, qu'il part en errant à la recherche de la délivrance. C'est ce pessimisme quant à l'existence terrestre qui transparaît dans les " nobles vérités " (évoquons les trois premières) :
1. Tout est souffrance
1. " La naissance est souffrance, le vieillissement est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, être uni à ce que l'on n'aime pas est souffrance, être séparé de ce que l'on aime est souffrance ".
2. La cause de la souffrance est le désir
2. Il n’y a de vie que par le désir, par le désir farouche de survivre, de se défendre contre les autres êtres vivants. Le désir fondamental est le désir de persévérer dans son être (ce que Spinoza appelle le conatus), le désir d’être et de persister à être un individu (désir d’individuation). Mais le désir n’est jamais insatiable, nous souffrons toujours de désirs inassouvis.
3. La cessation de la souffrance
3. Elle suppose " la cessation de cette soif " (s'en libérer, la délaisser, y renoncer).
- L'idée essentielle du bouddhisme est celle de " l'impermanence " : rien n'est stable, tout change et doit disparaître; le monde est comme une maison en feu dans laquelle l'homme comme un enfant joue avec insouciance; et ce feu est celui du désir qui mène à la mort. Il n'y a donc pas derrière les phénomènes de substance permanente, mais seulement des combinaisons provisoires de forces. Cela est non seulement vrai pour les choses autour de nous, mais aussi pour notre moi.
- En effet, nous sommes pour la plupart convaincus de notre identité : nous avons une personnalité, des souvenirs, des projets, etc., qui semblent se rassembler en un centre à partir duquel nous observons le monde, bref un soi ou moi unique réellement existant.
- En même temps, nous observons que notre expérience se modifie sans cesse et est toujours tributaire d'une situation particulière, d'un contexte.
- L'expérience bouddhiste de la méditation révèle au début l'activité tumultueuse de l'esprit du méditant : perceptions, pensées, sentiments, désirs se pourchassent à l'infini. Le méditant prend conscience d'une fugacité intime qui pénètre l'activité de son esprit. Les bouddhistes appellent " absence de soi " ou " absence de moi " le sentiment concrètement vécu de n'avoir aucun refuge unique, stable, précis.
- Nous observons aussi que l'esprit tente de rejeter sa propre impression de fugacité, d'absence de soi, en recherchant toutes les distractions mentales susceptibles d'interrompre l'attention, voler d'une préoccupation à l'autre. Ce courant d'agitation, d'anxiété, d'insatisfaction qui envahit l'expérience est appelé Dukka – souffrance ou malaise. La souffrance se développe à mesure que l'esprit cherche à nier qu'il est par nature pétri de fugacité et dénué de soi.
- Ainsi l'origine de la souffrance humaine réside-t-elle dans cette tendance à construire un sentiment de soi, un moi, là où il n'y en a pas. La souffrance a pour origine l'obsession du sujet à s'agripper à lui-même. On pense, agit, sent comme si l'on avait un soi à protéger et à préserver. L'espoir le plus intime de se mettre en valeur par le profit, les éloges, la célébrité suscite l'avidité. C'est cette illusion d'être un moi qui engendre la volonté de l'affirmer, de l'imposer égoïstement aux autres et celle d'exister indéfiniment.
- Il n'existe rien qui corresponde réellement à un soi permanent. Ce que nous nommons le soi n'est qu'une combinaison de forces ou d'énergies physiques entremêlées, en état de changement constant. L'erreur est de surimposer à ces agrégats l'idée d'un soi permanent qui les tiendrait ensemble ou les gouvernerait. Là se trouve justement la source même de tout malheur et de toute souffrance. De là viennent les réactions néfastes telles que " ceci m'appartient ", " je suis ", ainsi que les différentes manières qu'a l'homme d'affirmer son moi, souvent aux dépens d'autrui. L'illusion que le soi existe donne naissance à l'avidité, à l'attachement aux choses.
- Se détacher de l'illusion du moi est la condition de la libération, du nirvana (délivrance du temps, béatitude définitive). Nécessité d'un regard désillusionné sur l'existence, d'un renoncement à la quête de la vie éternelle et à celle d'un sens transcendant, d'un détachement apaisé par rapport à tous les liens qui peuvent nous aliéner, ce qui n'exclut nullement bienveillance et compassion. La désillusion sur soi est la condition de la liberté et du bonheur. Une telle libération ne peut s'obtenir qu'au terme d'un long travail de méditation.
4. Conclusion : une identité problématique.
- Cette identité semble se résoudre en une pure illusion, un effet de croyance, un produit du désir de vivre dont il conviendrait de se libérer. Cette question de l'identité apparaît donc pour le moins paradoxale et génératrice d'apories. On aboutit à l'idée d'un sujet fragmenté, aliéné, pétri d'illusions sur le monde et sur lui-même. L'illusion fondamentale consistant, pour la conscience, à se croire autonome et rattachée, nous l'avons vu, à une réalité substantielle, pôle de l'identité personnelle, que l'on nomme cette réalité le moi, l'âme, l'ego ou l'esprit.
- Cette suspicion à l'endroit de la conscience va être renforcée avec l'hypothèse d'une pensée inconsciente sur laquelle nous allons maintenant nous pencher.
III) L'INCONSCIENT PSYCHIQUE
- L'âme pense toujours, disait Descartes, de sorte qu'on ne saurait penser à rien. Or, sommes-nous conscients de tout ce qui se passe en nous ? Peut-il y avoir, par exemple, non seulement des souvenirs provisoirement inconscients, mais aussi des sentiments totalement inconscients (amour, haine, jalousie, angoisse…) ? Sommes-nous conduits dans nos actions par des motivations inconscientes, qui ne seraient pas de simples impulsions organiques ?
- Si l'on répond à ces questions de façon affirmative, peut-on alors en déduire qu'il existe un inconscient psychique ? Parler d'inconscient psychique, n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? Le psychique peut-il n’être pas toujours conscient ?
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