François Marie Arouet, dit Voltaire: DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - Tolérance
Publié le 22/02/2012
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Qu'est-ce que la tolérance ? C'est l'apanage de l'humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d'erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c'est la première loi de la nature.
Qu'à la bourse d'Amsterdam, de Londres, ou de Surate, ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker trafiquent ensemble : ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. Pourquoi donc nous sommes-nous égorgés presque sans interruption depuis le premier concile de Nicée ?
Constantin commença par donner un édit qui permettait toutes les religions ; il finit par persécuter. Avant lui on ne s'éleva contre les chrétiens que parce qu'ils commençaient à faire un parti dans l'État. Les Romains permettaient tous les cultes, jusqu'à celui des Juifs, jusqu'à celui des Égyptiens, pour lesquels ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-elle ces cultes ? C'est que ni les Égyptiens, ni même les Juifs, ne cherchaient à exterminer l'ancienne religion de l'empire, ne couraient point la terre et les mers pour faire des prosélytes : ils ne songeaient qu'à gagner de l'argent ; mais il est incontestable que les chrétiens voulaient que leur religion fût la dominante. Les Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à Jérusalem ; mais les chrétiens ne voulaient pas qu'elle fût au Capitole. Saint Thomas a la bonne foi d'avouer que, si les chrétiens ne détrônèrent pas les empereurs, c'est qu'ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient donc nécessairement ennemis de toute la terre, jusqu'à ce qu'elle fût convertie.
Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur tous les points de leur controverse. Faut-il d'abord regarder Jésus-Christ comme Dieu, ceux qui le nient sont anathématisés sous le nom d'ébionites, qui anathématisent les adorateurs de Jésus.
Quelques-uns d'entre eux veulent-ils que tous les biens soient communs, comme on prétend qu'ils l'étaient du temps des apôtres, leurs adversaires les appellent nicolaïtes, et les accusent des crimes les plus infâmes. D'autres prétendent-ils à une dévotion mystique, on les appelle gnostiques, et on s'élève contre eux avec fureur. Marcion dispute-t-il sur la Trinité, on le traite d'idolâtre.
Tertullien, Praxéas, Origène, Novat, Novatien, Sabellius, Donat sont tous persécutés par leurs frères avant Constantin ; et à peine Constantin a-t-il fait régner la religion chrétienne que les athanasiens, et les eusébiens se déchirent ; et, depuis ce temps, l'Église chrétienne est inondée de sang jusqu'à nos jours.
Le peuple juif était, je l'avoue, un peuple bien barbare. I1 égorgeait sans pitié tous les habitants d'un malheureux petit pays sur lequel il n'avait pas plus de droit qu'il n'en a sur Paris et sur Londres. Cependant, quand Naaman est guéri de sa lèpre pour s'être plongé sept fois dans le Jourdain ; quand, pour témoigner sa gratitude à Élisée, qui lui a enseigné ce secret, il lui dit qu'il adorera le Dieu des Juifs par reconnaissance, il se réserve la liberté d'adorer aussi le Dieu de son roi ; il en demande permission à Élisée, et le prophète n'hésite pas à la lui donner. Les Juifs adoraient leur Dieu ; mais ils n'étaient jamais étonnés que chaque peuple eût le sien. Ils trouvaient bon que Chamos eût donné un certain district aux Moabites, pourvu que leur Dieu leur en donnât aussi un. Jacob n'hésita pas à épouser les filles d'un idolâtre. Laban avait son Dieu comme Jacob avait le sien. Voilà des exemples de tolérance chez le peuple le plus intolérant et le plus cruel de toute l'antiquité : nous l'avons imité dans ses fureurs absurdes, et non dans son indulgence.
I1 est clair que tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu'il n'est pas de son opinion, est un monstre. Cela ne souffre pas de difficulté. Mais le gouvernement, mais les magistrats, mais les princes, comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers puissants, il est certain qu'un prince fera alliance avec eux. François Ier, très chrétien, s'unira avec les musulmans, contre Charles Quint, très catholique. François Ier donnera de l'argent aux luthériens d'Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l'empereur ; mais il commencera, selon l'usage, par faire brûler les luthériens chez lui. I1 les paye en Saxe par politique ; il les brûle par politique à Paris. Mais qu'arrivera-t-il ? Les persécutions font des prosélytes ; bientôt la France sera pleine de nouveaux protestants. D'abord ils se laisseront pendre, et puis ils pendront à leur tour. I1 y aura des guerres civiles, puis viendra la Saint-Barthélemy, et ce coin du monde sera pire que tout ce que les anciens et les modernes ont jamais dit de l'enfer.
Insensés, qui n'avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits ! Malheureux, que l'exemple des noachides, des lettrés chinois, des parsis et de tous les sages n'a jamais pu conduire ! Monstres, qui avez besoin de superstitions comme le gésier des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l'a déjà dit, et on n'a autre chose à vous dire : si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc : il gouverne des guèbres, des banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé, et tout le monde est tranquille.
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