Fausses révélations, moulins à rumeurs, les médias dérapent
Publié le 17/01/2022
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6 février 1998 - On parle beaucoup, ces jours-ci dans les médias américains, de la sacro-sainte "règle des deux sources", qui veut que l'on ne diffuse une information que si elle a été corroborée par deux sources différentes . "Qui sont les deux sources dans ce scandale ?", ironisait cette semaine un représentant du Wall Street Journal lors d'un débat organisé à l'université de Columbia; "le président ne parle pas, et Monica Lewinsky ne parle pas."
Alors ? Alors, il faut trouver autre chose et la pression sur les journalistes pour qu'ils rapportent un nouvel "élément de l'enquête" est telle qu'il y a eu quelques dérapages. Ceux des télévisions qui ont affirmé, par exemple, que les enquêteurs avaient saisi chez Monica Lewinsky "une robe bleu nuit souillée de sperme" pour y effectuer des tests génétiques... jusqu'à ce que l'avocat de la jeune femme souligne que tous les vêtements saisis chez elle sortaient du teinturier ! Celui du Dallas Morning News, qui a mis, un soir de cette semaine, sur son site web un article selon lequel le procureur indépendant Kenneth Starr avait contacté un agent du Secret Service qui avait surpris le président et Mlle Lewinsky dans un "moment intime". Quelques heures plus tard, le quotidien retira l'article, précisant que la source de cette révélation s'était rétractée; malheureusement, la "révélation" avait déjà fait le tour de plusieurs agences de presse et radios... Mercredi, elle a refait surface dans le Dallas Morning News, avec quelques nuances : M. Starr n'avait parlé qu'à un "intermédiaire" et le moment n'était plus "intime" mais "ambigu".
"Moments" surréalistes
Il y a eu, depuis dix jours, beaucoup de "moments" surréalistes dans les médias américains. L'expression "oral sex" (fellation) s'est trouvée au centre d'interminables discussions sémantiques, voire religieuses, tenues sur un ton docte par des journalistes-vedettes : "La fellation est-elle une relation sexuelle ? Participe-t-elle de l'adultère ? Qu'en dit la Bible ?"; on a pu voir Dan Rather, le grand présentateur de CBS, affirmer courageusement au cours d'un débat que non, décidément, s'il en avait l'occasion, il ne demanderait pas au président s'il avait eu de " l'oral sex" dans le bureau ovale, désormais surnommé "oral office", par les humoristes !
Beaucoup d'Américains crient à l'excès, alors que l'absence d'informations solides alimente le moulin à rumeurs et le mélange des genres. Il devient difficile de distinguer les journalistes des amateurs, des commentateurs, des politiciens et des humoristes. Le summum a été atteint lorsque Matt Drudge, l'homme qui se considère affranchi par internet de toutes les règles déontologiques du journalisme, l'homme qui a diffusé sur son site web le "scoop" que Newsweek renonçait à publier, a été invité sur le plateau de la très respectable émission politique dominicale "Meet The Press" sur NBC. Matt Drudge se targue de diffuser dans le Drudge Report des informations "exactes à 80 %" et estime que ce n'est pas aux journalistes de juger si une information est susceptible d'être rendue publique ou non. "Laissez les gens décider eux-mêmes !", clame-t-il.
Les médias sont devenus un élément de " l'affaire". "Oui, je crois qu'on en fait trop", confie sous couvert de l'anonymat une journaliste d'un des trois grands networks, "et beaucoup de mes collègues pensent comme moi, mais on n'a pas le temps d'en débattre, on est bien trop occupés à couvrir ``l'affaire``."
SYLVIE KAUFFMANN
Le Monde du 31 janvier 1998
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