Explication de texte : « Toute l’âme résumée », Stéphane Mallarmé, Poésies
Publié le 08/03/2014
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Explication de texte : « Toute l’âme résumée «, Stéphane Mallarmé, Poésies
Introduction
Etienne Mallarmé, dit Stéphane Mallarmé, est né à Paris en 1842 et mort à Valvins en 1898.[1] Mallarmé a été l’initiateur dans la seconde moitié du XIX siècle d’un renouveau de la poésie dont l’influence se mesure encore aujourd’hui et qui lui a fait un des fondateurs de notre modernité. Par exemple l’arrangement du texte dans son poème « Un coup de dés «, publié un an avant sa mort, nous fait certainement penser au calligramme d’Apollinaire, qui a encore inspiré le surréalisme dans le domaine de l’art.
Le texte qu’on va étudier apparaît dans la section Autres poèmes de Poésies, édition de Bertrand Marchal. Sans titre et non daté, il est le dernier poème de cette collection, se situant juste avant le dossier. Ce poème a paru dans le Figaro, le 3 août 1895. Publié à la fin de l’interview du poète pour une enquête sur le vers libre, ce sonnet propose en somme un art poétique, qui définit la poésie comme une combustion idéale du réel.[2] En fait, ce sonnet n’a pas été choisi par Mallarmé à apparaître dans ses Poésies, l’édition Deman de 1899. Bien que ce poème n’ait pas été accordé une grande importance par son créateur, on ne peut point ignorer sa place comme la théorie et la conception résumant toutes les pratiques poétiques de Mallarmé.
Comme ce que dit le philosophe Jacques Rancière, Mallarmé figure « par excellence le poète de l’obscurité «[3]. Dans la préface des Poésies, Yves Bonnefoy atteste aussi : « Comprendre Mallarmé a toujours paru difficile. «[4] C’est avec Mallarmé que la « suggestion « devient le fondement de la poétique antiréaliste et fait du symbolisme un impressionnisme littéraire. En ce qui concerne la conception de la poésie, Mallarmé a dit : « la poésie est l’expression du sens mystérieux des aspects de l’existence « et « il doit toujours y avoir une énigme en poésie «. Métaphore, symbole, énigme, mystère… voilà à travers lesquels Mallarmé tente dans ce poème à suggérer, mais pas expliquer, sa propre conception ou théorie de la poésie, ce qui est l’abstraction du concret, le dépouillement du signifiant, la raréfaction du sens, et la purification de l’idée.
La poétique de la suggestion, la fascination pour le Rien et le Vide, l’image de souffle rendu visible par la fumée comme représentation de l’âme… ces intérêts de Mallarmé le rapproche aussi, d’une façon implicite, de la pensée chinoise ancienne, notamment le taoïsme. Ce qui est caché aux yeux des Occidentaux, pour moi, une Chinoise, est tout à fait évident, même frappant. Mallarmé jouit d’une grande popularité en Chine et a influencé une génération de poètes. C’est parce qu’en le lisant, on trouve une certaine familiarité, une certaine valeur qu’on partage et une certaine esthétique commune qui nous rapproche. Quant à l’étude littéraire de Mallarmé, ce rapprochement pourrait aussi nous donner une autre perspective, une autre approche.
Ce sonnet se compose de trois quatrains et un couplet, avec sept syllabes par vers. Le schéma de rime est « rime croisée « (abab, cdcd, efef, gg).
Ce poème peut être interprété en trois parties : les premiers deux quatrains comme la première partie, le quatrain suivant comme la deuxième et le couplet à la fin comme la troisième. De la première partie où figurent toutes les images concrètes du poème (fumée, cigare, cendre, feu) jusqu’à la troisième partie où n’apparaissent que les concepts abstraits (sens, littérature), ce poème est lui-même une mise en pratique du processus de l’abstraction. La première partie non seulement sert-elle à élucider la théorie (qui a paru dans la troisième partie), mais aussi sert d’un exemple de la théorie. L’utilisation de la deuxième personne et de l’impératif ajoute un certain élément de dialogue dans ce poème, comme un maître parlant à son élève de sa propre théorie. La volonté du poète de faire comprendre sa théorie est exprimée non par une explication, une définition, mais par un exemple, une suggestion. Comme Jean-Luc l’interprète dans Etudes littéraires, « ce poème est tout à la fois un art poétique en même temps que son illustration. Il est mode d’emploi et application. « C’est justement de cette dualité qu’est née une poésie de la poésie. Ce qui pourrait être notre problématique de ce poème.
Explication du texte
Partie 1 : Composée des deux premiers quatrains, la première partie est toute entière une métaphore filée du fumeur de cigare. Fumer, la principale activité décrite dans ce poème, est ici l’image du processus de la création poétique. Cette activité nous rappelle aussi le style mallarméen, ce qui est de parler souvent d’une situation concrète, un détail de la vie quotidienne pour en dégager un sens profond et abstrait. (Consciemment ou non, ce style est pratiqué par la plupart des poètes chinois anciens comme un principe de la poétique.) La première strophe décrit donc une scène : des ronds de fumée qui se dissipent sont remplacés par les ronds suivants. Mallarmé voit dans ce spectacle de ronds une représentation concrète de l’âme, qui, selon le sens étymologique d’anima, désigne non seulement l’essence humaine, mais aussi le souffle, donc l’inspiration poétique comme dans le texte de Chateaubriand qu’on a étudié[5]. L’âme est le résultat de la combustion du tabac et en même temps le résumé des arômes du tabac. En ce qui concerne le champ lexical, ici dans la première strophe, on remarque que la notion du tabac ou du cigare est absente ; il ne reste que le condensé, le résumé ou l’esprit du cigare, ce qui est la fumée. Ici, l’absence ou plutôt la suspension du mot cigare (car le mot va apparaître bientôt au début de la deuxième strophe) accentue formellement encore cet effet de résumer et d’abolir. Cette absence nous renvoie aussi à la citation la plus célèbre de Mallarmé concernant la notion d’abstraction, qui a paru dans Crise de vers dans les Divagations : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. « Se référant à l’idée de Hegel de ne pas pouvoir désigner une chose sans le supprimer, on dit que la fleur poétique désignée ici n’est pas telle ou telle fleur précise ou concrète, mais une fleur absente, supprimée, résumée, abstraite, tout comme la notion de fumée dans ce poème. Les participes passés « résumée « et « abolis « dans le premier et le dernier vers du premier quatrain partage dans ce contexte un certain sens commun et créent eux-mêmes une sorte de « rond « qui, tout comme des ronds de fumée, englobe et résume le processus de la création poétique.
Ces ronds de fumée sont donc les produits d’une combustion idéale et savante (« brûlant savamment pour peu «). Le tabac est brûlé et transformé en ronds de fumée par le « clair baiser de feu « et s’élève à une hauteur, laissant les résidus de cette opération, les cendres, sur terre. Donc la matière brute, ce qui est la réalité, le réel, est raffinée en vers poétiques par un processus d’abstraction. Comme des alchimistes qui jettent le plomb en or dans le creuset pour en extraire la quintessence, les poètes jettent le langage de tous les jours et des sentiments triviaux sous sa plume pour en creuser (comme Mallarmé « creuse le vers «), en dégager la poésie qui est indéfinie, indéterminée, imprécise, donc est ouverte à tout moment à une multiplicité d’interprétations. Ici, le « feu «, qui est la métaphore de l’effort à abstraire, est accueilli par le poète comme un « clair baiser «. En plus, le cigare ici pourrait aussi désigner le poète. Le feu brûlant lui fait mal, mais il doit l’accueillir et le souffrir, il doit « creuser par veillée « des « fosses nouvelles « dans « le terrain avare et froid « de son cervelle[6], car c’est sa vocation et son ambition. « Atteste quelque cigare «, le mot « quelque « ici est très mallarméen. Par rapport aux articles définis, Mallarmé a toujours préféré les indéfinis. Comme la fleur « absente de tous bouquets «, le cigare n’est plus tel ou tel cigare concret, mais la notion du cigare qui fait partie de la métaphore de la création poétique. Ici, on trouve toute une série d’articles indéfinis comme quelque, plusieurs, qui atteste encore l’esthétique du poète.
Cette image du cigare nous renvoie à Un foyer subtil dans Divagations de Mallarmé. Là on trouve les images du bûcher et du soleil couchant, qui sont toujours l’image du feu brûlant la réalité pour la purifier et donc la sublimer. La fonction de la poésie est donc une fonction spirituelle : se débarrasser de l’épaisseur (qui est au contraire de la subtilité de la fumée) et de la lourdeur (qui est au contraire de la légèreté de la fumée) de la réalité pour atteindre à une hauteur et une ouverture qui sont tant cherchées par le poète.
Partie 2 : La deuxième partie se compose d’un seul quatrain qui résume le premier principe de la théorie poétique de Mallarmé : rejeter et nier la réalité dans sa dimension matérielle pour accéder au mystère, qui est la beauté de l’univers révélé à la conscience pure. Les mots chœur et romance non seulement fait naître une image musicale de la création poétique, mais aussi crée un sens de dépassement : le poète idéal doit passer de la vulgaire romance qui utilise les mots ordinaires et qui évoque les sentiments futiles pour s’élever à la sublime poésie. Si l’on transcrit cette strophe en langage commun, elle devient : Poète, quand tu commence à composer un poème, écarte le concret de la réalité parce qu’il a quelque chose de pas noble, de pas pur. Le poète ne doit pas se contenter d’imiter ou de copier la réalité qui est « vile «; il faut la dépasser et s’en débarrasser pour « donner un sens plus pur aux mots de la tribu «[7]. « Vil « est contraire de noble, élevé ou sublime. Le contraire du réel est l’imaginaire. Les poètes doivent dépasser l’étape de décrire et monter à la hauteur de l’imagination et de la création. Comme ce que dit Mallarmé dans un texte intitulé Médaillon dans Divagations : « La divine transposition pour l’accomplissement de quoi existe l’homme va du fait à l’idéal. « C’est une transposition des choses concrètes à l’abstrait, du sensible à l’intelligence, de la réalité ordinaire à un autre univers qui est celui des images, de l’imagination.
Partie 3 : Composée d’un seule couplet à la fin du poème, la troisième partie saute à une autre idée sans marquer la transmission et résume le deuxième principe de la théorie poétique de Mallarmé, ce qui est l’indétermination. Comme ce que Jacques Rancière l’interprète dans son commentaire intitulé Mallarmé, la politique de la sirène, « la puissance de pensée du poème était en même temps la puissance de l’esprit qui nie toute détermination finie et tout sens figé. « La littérature, selon Mallarmé, n’est pas compatible avec un sens trop précis et donc doit rester vague. Le mot « raturer « ici évoque une pratique commune des écrivains pour donner un sens d’empêcher ou d’interdire. Les deux adjectifs parus dans ce couplet, « précis « et « vague «, forment un certain contraste pour faire comprendre la conception de la poésie du poète.
Plus on réduit le signifiant, plus le signifié s’enrichit. Plus le langage reste vague et indéterminé, plus le sens s’approfondit et s’ouvre aux mille interprétations. C’est justement dans cette esthétique paradoxale que réside la possibilité de rapprochement entre Mallarmé et la sagesse chinoise, notamment le taoïsme, dont le principe est « non-agir «. Comme ce que dit le sinologue français François Julien, « En fixant et codifiant la pensée, des idées la rendent à jamais partiale et privent l’esprit de sa disponibilité. «[8] Un sage est sans idée, c’est qu’il ne s’attache à aucune idée fixe, donc notre intentionnalité peut toujours rester libre et indéterminée.[9] La Chine n’en finira pas d’être en quête d’une parole « qui ne parle pas « : qui évoque mais sans signifier, qui donne à voir mais sans représenter.[10] Tout comme ce que fait Mallarmé dans sa poésie de suggestion : un discours raréfié, dépouillé, épuré.
Conclusion
Jacques Rancière conclus ainsi la conception de poésie de Mallarmé : « le poème, en général, est un processus de disparition et de substitution. Il transforme toute réalité ‘solide et prépondérante’ (par exemple un navire sur les flots par gros temps, une fille de roi ou une fleur dans un vase) en un simulacre inconsistant et glorieux (la sirène, le nénuphar blanc ou l’absente de tous bouquets). «[11] Ce qui est difficile, ce n’est pas de comprendre ce que Mallarmé dit dans ses poèmes, mais de comprendre la tâche qu’il se propose comme poète[12]. De cette combustion idéale du réel figurée dans ce poème, on voit une poésie sur la poésie, une poésie de la poésie qui suggère non seulement cette tâche, mais aussi la façon de l’accomplir.
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[1] Wikipédia, Stéphane Mallarmé
[2] Page 273, Notes, Poésies, Edition de Bertrand Marchal
[3] Jacques Rancière, Mallarmé, la politique de la sirène, avant-propos
[4] Yves Bonnefoy, la Clef de la dernière cassette, préface des Poésies, édition de Bertrand Marchal
[5] Chateaubriand, Mémoire d’outre-tombe, I, 3, Page 2 de l’Anthologie
[6] Las de l’amer repos, Mallarmé, Poésies, édition de Bertrand Marchal, Page 16
[7] Le tombeau d’Edgar Poe, Mallarmé, Poésies, édition Bertrand Marchal, Page 60
[8] François Julien, Un sage est sans idée, ou l’autre de la philosophie, Page 8
[9] François Julien, Un sage est sans idée, ou l’autre de la philosophie, Page 38
[10] François Julien, Un sage est sans idée, ou l’autre de la philosophie, Page 65
[11] Jacques Rancière, Mallarmé, la politique de la sirène, l’Eventail du poème
[12] Jacques Rancière, Mallarmé, la politique de la sirène
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