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Europe, terre d'asile, terre d'exil

Publié le 17/01/2022

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21-22 juin 2002 A l'échelle de l'histoire, cette mutation-là a été menée tambour battant : un demi-siècle a suffi à changer la face de l'Europe des migrations. Un continent qui restait largement voué à l'émigration et aux exils en 1945 s'est mué, à l'orée du XXIe siècle, en une terre d'immigration, potentiellement ouverte à tous les vents de la planète, à tous les métissages. Une prétendue terre de cocagne, dont chaque Etat désormais, même parmi ceux que les habitants fuyaient, voilà peu de temps encore, accueille, de gré ou de force, une part des flux mondiaux d'hommes et de femmes en quête d'un avenir meilleur. Sur 380 millions d'habitants que compte l'Union européenne, 13 millions sont des étrangers à l'Union, soit 3,4 % de la population totale. Chiffres dérisoires en apparence, mais qui masquent de larges disparités : la Suisse accueille 19 % d'étrangers, l'Allemagne 8,9 %, la France 6,3 % et le Royaume-Uni 3,8 %. Encore ces chiffres sont-ils faussés par la diversité des lois permettant l'acquisition de la nationalité : ils ne tiennent pas compte des millions de descendants de parents immigrés, Européens de passeport et de naissance, auxquels le continent doit ce qui lui reste de vitalité démographique, mais que leur visibilité physique désigne comme « différents » aux yeux du reste de la population. Le contraste est total avec la situation qui prévalait au sortir de la seconde guerre mondiale. Les migrations européennes étaient alors d'abord internes au continent : des Irlandais travaillaient au Royaume-Uni, des Italiens et des Polonais en France, etc. Et, si le continent était ouvert sur le monde, c'est que lui-même essaimait largement : colonisations en Afrique et en Asie, de l'Algérie à l'Inde et des Guyanes aux îles Moluques ; migrations économiques et exils politiques vers les Amériques. Un seul pays contredisait ce tableau général de l'émigration, la France. Depuis les années 1860, l'Hexagone s'était progressivement affirmé comme le seul pays d'immigration massive du continent, pour cause de démographie défaillante, de géographie avantageuse et de nécessité économique. Au recours à la main-d'oeuvre des pays limitrophes avait succédé l'appel aux coloniaux en 1914-1918, puis aux Polonais dans les années 1930. Mais, en dehors de la France, seules la Suisse et l'Allemagne, jusqu'à l'époque des travailleurs forcés du régime nazi, avaient alors l'expérience du recrutement de travailleurs hors de leurs frontières. La période ouverte en 1945 amorce la généralisation du recours à l'immigration dans la plupart des pays de l'Europe du Nord. L'histoire coloniale de chaque Etat détermine largement les mouvements massifs qui débutent alors. Au Royaume-Uni comme en France, l'incorporation de coloniaux dans les armées de libération amorce ces migrations : ressortissants du Commonwealth d'un côté, Maghrébins de l'autre, affluent d'autant que la liberté de circulation avec la « métropole » est alors la règle. C'est aussi le cas des Pays- Bas avec ses possessions asiatiques. Les indépendances, loin de stopper ces arrivées, les multiplient, au moins pendant un temps. Paradoxe ? L'immigration algérienne vers la France atteint un pic au moment même où, en 1962, la colonie conquiert son indépendance. La décolonisation se traduit aussi par une vague de retours de colons européens. L'évolution de l'Allemagne est différente : l'absorption massive des minorités allemandes et des réfugiés des pays voisins (12 millions de personnes) ne suffit pas aux besoins de la reconstruction et de l'expansion dans l'immédiat après-guerre : des accords d'Etat à Etat sont signés (notamment avec la Turquie et la Grèce), prévoyant l'arrivée de contingents de Gastarbeiter , ces travailleurs ainsi qualifiés d' « invités » pour mieux souligner le caractère temporaire de leur séjour. Il faudra encore quarante ans pour que l'Allemagne admette qu'elle est devenue le plus grand pays d'immigration d'Europe. Le continent lui-même ne deviendra globalement une terre d'accueil qu'au tournant des années 1970, lorsque les arrivées de l'extérieur l'emporteront sur les départs. Jusque-là, les migrations internes à l'Europe alimentent l'augmentation rapide de la population étrangère (Européens compris) dans chaque Etat : de 4 millions de personnes en 1950, celle-ci atteint 11 millions en 1970 et dépasse 20 millions aujourd'hui. Au cours du dernier quart du XXe siècle, le continent va être marqué par une double tendance : les migrants vont arriver de plus en plus loin et leur destination va inclure, à partir des années 1980, les pays du sud de l'Europe. Le premier choc pétrolier coïncide avec la décision des principaux pays (Allemagne en 1973, France l'année suivante) de stopper l'immigration de travailleurs non qualifiés. Anticipation de la crise économique, mais aussi première perception d'une réalité qui domine encore aujourd'hui : l'immigration de travailleurs induit nécessairement l'installation de familles et donc l'intégration des générations suivantes. Le mythe du retour s'effondre : Pakistanais, Algériens et Turcs feront souche en Europe. De Brixton à Kreuzberg en passant par Vénissieux, cette réalité devient explosive, et la gestion du « vivre ensemble » une priorité politique. Mais l' « arrêt de l'immigration » est un autre mythe : l'Europe des droits de l'homme ne peut refuser aux travailleurs immigrés de faire venir femmes et enfants. De plus, en prétendant fermer la porte d'entrée, on a aussi bloqué la sortie : les migrants limitent leurs rotations et s'enracinent, de crainte de ne pouvoir ré-immigrer, d'autant que leurs pays d'origine ne décollent pas. Conséquences : les flux du regroupement familial deviennent dominants tandis que ceux de l'asile, la seule voie d'accès restée entrouverte, prennent leur envol. De 700 000 entrées par an dans les années 1980, l'Europe passe à largement plus d'un million au cours de la décennie suivante, dont près de la moitié en Allemagne. Sans oublier les clandestins, qui, de plus en plus nombreux, franchissent les frontières au prix de drames répétés (2 000 morts entre 1993 et 2000). Trois phénomènes presque concomitants vont alors imposer la nécessité d'une politique européenne : la République fédérale absorbe l'essentiel des migrations nées de l'implosion du bloc de l'Est en 1989, puis des convulsions balkaniques. Au même moment, les pays du sud de la communauté s'affirment comme de nouveaux pays d'immigration et doivent se doter de législations et de structures d'accueil. Enfin, la mondialisation de l'économie induit des mouvements de main-d'oeuvre désormais indépendants des histoires diplomatiques ou coloniales. Des Marocains s'installent aux Pays-Bas, des Philippins en Espagne, des Iraniens en Suède, des Chinois en France... Dans ce contexte, l'espace Schengen, conçu à l'origine (1985) comme un espace de libre circulation intérieure, va symboliser plutôt la mise en commun des moyens de lutte contre l'immigration irrégulière dans la « forteresse Europe ». D'ici à 2004, les membres de l'Union, qui font désormais face aux mêmes défis en matière d'intégration et de xénophobie, se sont engagés à bâtir une politique commune en matière d'immigration et d'asile. La nécessité de répondre aux opinions publiques les pousse à mettre en avant l'unification des systèmes juridiques et policiers. Le durcissement généralisé des politiques qui se dessine entre pourtant en contradiction non seulement avec la faiblesse démographique du continent, mais aussi avec la pénurie de main-d'oeuvre dont souffrent certains secteurs. La réduction des tensions liées aux phénomènes migratoires suppose l'ébauche de solutions à plus long terme, notamment la définition du type de migrations souhaité en Europe, la prise en compte des liens économiques entre l'Union et les pays d'émigration, notamment dans les politiques d'aide au développement. Devant la réalité d'une Europe devenue en quelques décennies le premier continent d'immigration du monde, la nécessité de politiques communes s'est imposée. Elle conduit les citoyens de l'Union à interroger non seulement l'efficacité de leurs instruments répressifs, mais leur volonté d'ouverture sur le monde et leurs valeurs en matière de droits de l'homme, de gestion des différences et de place faite à « l'autre ». PHILIPPE BERNARD Le Monde du 10 juin 2002

« entrouverte, prennent leur envol.

De 700 000 entrées par an dans les années 1980, l'Europe passe à largement plus d'un millionau cours de la décennie suivante, dont près de la moitié en Allemagne.

Sans oublier les clandestins, qui, de plus en plusnombreux, franchissent les frontières au prix de drames répétés (2 000 morts entre 1993 et 2000). Trois phénomènes presque concomitants vont alors imposer la nécessité d'une politique européenne : la République fédéraleabsorbe l'essentiel des migrations nées de l'implosion du bloc de l'Est en 1989, puis des convulsions balkaniques.

Au mêmemoment, les pays du sud de la communauté s'affirment comme de nouveaux pays d'immigration et doivent se doter de législationset de structures d'accueil.

Enfin, la mondialisation de l'économie induit des mouvements de main-d'oeuvre désormaisindépendants des histoires diplomatiques ou coloniales.

Des Marocains s'installent aux Pays-Bas, des Philippins en Espagne, desIraniens en Suède, des Chinois en France... Dans ce contexte, l'espace Schengen, conçu à l'origine (1985) comme un espace de libre circulation intérieure, va symboliserplutôt la mise en commun des moyens de lutte contre l'immigration irrégulière dans la « forteresse Europe ».

D'ici à 2004, lesmembres de l'Union, qui font désormais face aux mêmes défis en matière d'intégration et de xénophobie, se sont engagés à bâtirune politique commune en matière d'immigration et d'asile.

La nécessité de répondre aux opinions publiques les pousse à mettreen avant l'unification des systèmes juridiques et policiers. Le durcissement généralisé des politiques qui se dessine entre pourtant en contradiction non seulement avec la faiblessedémographique du continent, mais aussi avec la pénurie de main-d'oeuvre dont souffrent certains secteurs.

La réduction destensions liées aux phénomènes migratoires suppose l'ébauche de solutions à plus long terme, notamment la définition du type demigrations souhaité en Europe, la prise en compte des liens économiques entre l'Union et les pays d'émigration, notamment dansles politiques d'aide au développement.

Devant la réalité d'une Europe devenue en quelques décennies le premier continentd'immigration du monde, la nécessité de politiques communes s'est imposée.

Elle conduit les citoyens de l'Union à interroger nonseulement l'efficacité de leurs instruments répressifs, mais leur volonté d'ouverture sur le monde et leurs valeurs en matière dedroits de l'homme, de gestion des différences et de place faite à « l'autre ». PHILIPPE BERNARD Le Monde du 10 juin 2002 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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