Europe : la question du fédéralisme revient au premier plan
Publié le 17/01/2022
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1er janvier 1999
"Je suis convaincu que le passage à la monnaie unique va recentrer les énergies et relancer la construction européenne. Ce projet est porteur d'une dynamique considérable, à condition que nous soyons capables de la maîtriser et de répondre aux défis qu'elle révèle", déclarait Pierre Moscovici, le ministre délégué aux affaires européennes, lors d'un colloque organisé en juillet à l'Assemblée nationale sur le thème : "L'euro, plus rien comme avant ?" Plus rien comme avant ! telle est bien la grande question que chacun se pose aujourd'hui au moment où ce vieux rêve de monnaie unique qui a mis tant de temps à entrer dans les esprits se réalise.
Qui oserait pourtant apporter une réponse sûre, affirmative ? Hans Tietmeyer, le président de la Bundesbank, longtemps la "tête de Turc" de tous ceux qui voyaient en ses exigences de discipline un obstacle à la monnaie unique, affirme désormais lui aussi que l'euro appelle une Europe plus politique. Chacun sent bien, les partisans comme les adversaires de l'Europe, que le pas qui est effectué aujourd'hui en appelle d'autres, qu'on est peut-être simplement au tout début de l'aventure, et qu'il faudra encore aux responsables politiques une sacrée dose de courage et de fermeté pour maîtriser les prochaines étapes.
Inévitablement, le débat sur le devenir fédéral de l'Europe revient au premier plan. Mais on se rappelle aussi qu'à chaque fois que des propositions concrètes ont été faites en ce sens, elles ont suscité de formidables mouvements de recul. Lorsque les dirigeants de la CDU allemande, Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, proposèrent en 1994 de constituer un noyau dur de pays fortement intégrés autour desquels le reste de l'Europe s'organiserait, ce fut en France un déchaînement d'indignation, comme si l'on n'y voyait qu'un projet allemand de dominer l'Europe. Et quand, quelques années plus tard, les Français à leur tour exigeaient d'instituer, à côté de la Banque centrale européenne (BCE), un embryon de pouvoir politique pour organiser la coopération économique au sein de la future zone euro, c'était au tour des Allemands de s'élever contre les prétentions jacobines antilibérales françaises.
Les deux derniers sommets européens de Pörtschach et de Vienne ont montré que quelque chose bougeait en Europe. Il y a une prise de conscience que les gouvernements ne maîtriseront pas, chacun de son côté, les problèmes sociaux auxquels ils sont tous confrontés. Malgré l'intuition de Jacques Chirac, au départ très isolé, il aura fallu 18 millions de chômeurs en Europe pour qu'on se demande si le Livre blanc de Jacques Delors sur l'emploi, qui remonte à 1993, ne valait pas après tout qu'on s'y intéresse ; s'il ne fallait pas qu'on se préoccupe, à côté de la politique monétaire, d'élaborer aussi une stratégie commune face au chômage.
La monnaie unique suppose, chacun en est conscient, un travail d'horlogerie pour que la Banque centrale européenne - institution à caractère quasi fédéral - et les gouvernements puissent ajuster la mécanique, trouver le bon policy mix. On pourra le faire à tâtons, ce qui suscitera inévitablement des tensions. On l'a vu récemment à propos de la fiscalité européenne, quand l'exigence du nouveau ministre allemand des finances, Oskar Lafontaine, de faire vraiment quelque chose de sérieux en matière d'harmonisation a provoqué des réactions d'une violence inouïe en Grande-Bretagne. La crainte de nombreux gouvernements, notamment dans les petits pays, d'organiser de manière concrète leur coordination, d'accepter de créer à cette fin un organe visible, et contrôlable démocratiquement, mais qui les limite dans leur action, entraîne une situation nouvelle : on s'efforce d'avancer sans le dire. Le problème de cette approche, soulignait le directeur adjoint de l'IFRI (Institut français des relations internationales), Pierre Jacquet, dans un rapport publié en 1998 par le Conseil d'analyse économique de Matignon, est qu'elle conduit à "l'inaction".
Par tradition politique, les Français, s'ils sont pour un approfondissement de l'intégration européenne, privilégient une solution plus institutionnelle. "L'Europe n'a avancé qu'au rythme d'une intégration économique accrue. La contrepartie de cette démarche est l'écart qui s'est progressivement creusé entre l'européanisation croissante des économies nationales et la faiblesse des institutions politiques et démocratiques européennes ", notait Alain Muet en introduction du rapport pré-cité. Dominique Strauss-Kahn, qui déploie beaucoup d'énergie pour donner corps à l'"Euro 11", ce groupe informel où les ministres des finances des pays de la zone euro sont censés coordonner leur action, a reçu un renfort appréciable avec l'arrivée au pouvoir à Bonn du chancelier Gerhard Schröder et d'Oskar Lafontaine. Avec Carlo Azeglio Ciampi, le ministre du Trésor de Massimo D'Alema en Italie, l'Europe dispose d'un trio de grands argentiers fermement décidés à faire avancer les choses. Mais l'Euro 11, qui sera représenté désormais dans les discussions monétaires internationales, s'il peut devenir un instrument efficace dans cette phase de transition, n'épargnera pas un véritable débat sur le degré d'organisation souhaitable en Europe.
L'Union monétaire à onze ne peut être isolée d'un contexte plus global. La question des relations avec les pays restés en dehors de l'Euroland est plus que jamais ouverte. Non pas tellement avec la Grèce, qui fait tout ce qu'elle peut pour recoller au peloton d'ici à 2002, avant l'introduction des billets et des monnaies, mais avec la Grande-Bretagne et les deux pays nordiques, Suède et Danemark. Et surtout l'arrivée de l'euro doit aussi être examinée dans la perspective de l'élargissement de l'Union aux nouveaux candidats d'Europe du Centre et du Sud. Mis à part la Pologne, il s'agit de petits pays qui pour la plupart rêvent de réintégrer l'espace européen sans y perdre une identité qu'ils ont eu bien du mal à sauvegarder sous le joug soviétique.
Les discussions actuelles sur le financement de l'Union paraissent bien dérisoires par rapport à ces enjeux. Il faut bien cependant que la cuisine interne se fasse, et ces négociations soulèvent des questions de fond, comme l'organisation de la solidarité entre les membres de l'Union, qui sont importantes pour l'avenir. Il n'est pas étonnant que le sommet d'Amsterdam, en 1997, ait précisément échoué là où on l'attendait, c'est-à-dire sur la nouvelle architecture institutionnelle de l'Europe. Le chancelier Kohl, en bout de course, n'a plus eu la force de "tirer" tout seul l'Allemagne aux prises avec son débat larvé sur l'après-réunification allemande. C'est à son successeur, Gerhard Schröder, en tant que président en exercice de l'Union, qu'il appartiendra au sommet de Cologne en juin, avant les élections européennes, de ficeler un accord sur la manière dont devra être reprise la discussion.
Une seconde chance s'offre aux Européens - avant l'élargissement - de s'entendre sur un modèle qui allie un exécutif fort, un contrôle démocratique adéquat et suffisamment de souplesse pour tenir compte des spécificités nationales. S'ils n'y arrivent pas, on voit mal comment cet élargissement ne tournerait pas à la catastrophe. Le seul recours serait d'en revenir, comme le suggère Jacques Delors dans son entretien accordé au Figaro le 29 décembre , à une forme d'Europe à cercles, avec un noyau dur, un peu à la manière du dernier carré qui résiste sur le champ de bataille. Une perspective décidément peu optimiste.
HENRI DE BRESSON
Le Monde du 1er janvier 1999
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