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Drôle de guerre au Cachemire

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

14 mai 2002 ON dirait du tissu sy n t h é t i que, mais le tailleur jure que non. Les burkas sont en crêpe léger, de couleur noire exclusivement. A Srinagar, capitale de la province indienne du Jammu-et-Cachemire, on a le sens des traditions. La seule fantaisie tolérée consiste à agrémenter le bord des manches ou le bas de la chasuble d'une discrète broderie - noir sur noir. Penché sur sa machine à coudre, un quadragénaire à moustache se dépêche d'achever son ourlet. Le ciel s'est assombri déjà sur la mosquée Jamia Masjid, dont les murs de brique rouge, élevés il y a six siècles, semblent avoir avalé la lumière. « Depuis qu'il y a eu ce problème, vous savez, en septembre, les ventes de burkas n'ont jamais été aussi bonnes ! », se réjouit le tailleur. L'incident auquel il fait allusion s'est produit quelques jours avant les attentats de New York. Trois femmes, dont une adolescente de quatorze ans, ont été attaquées en pleine rue et défigurées à l'acide. Un groupuscule islamiste, Lakshar-e-Jabbar, jusque-là inconnu des habitants de Srinagar, avait menacé, quelques semaines auparavant, de châtier les femmes de la capitale qui ne porteraient pas la burka. Dans les ruelles bordées d'échoppes et d'ateliers qui entourent l'immense mosquée, les femmes que l'on croise n'ont pourtant rien de Belphégor rasant les murs. L'immense majorité d'entre elles portent un voile assez lâche, qui couvre plus ou moins les cheveux. Quelques autres sont couvertes de la burka. Certaines, plus rares, vont tête nue. Elles marchent tranquillement, bras dessus, bras dessous, s'attardant devant les étals de foulards aux couleurs vives et les présentoirs de colifichets. « On ne peut pas être plus éloigné de l'islam qu'en imposant de force un code vestimentaire », s'insurge Hameeda Nayeem, lectrice d'anglais à l'université de Srinagar. « Les femmes du Cachemire ont toujours suivi le juste milieu et elles sont, aujourd'hui, grâce à l'éducation, beaucoup plus conscientes de leurs droits, de leur dignité et de leur liberté », assure-t-elle. Elle-même porte le voile. Le petit salon où elle reçoit ses visiteurs est décoré, comme presque toutes les maisons de Srinagar, de fleurs en plastique et de versets du Coran. Le fait de parler à la presse, de militer - elle fait partie d'une association internationale de femmes - et même, tout simplement, d'avoir un poste à l'université fait d'elle, selon ses propres mots, un « mouton noir ». A majorité musulmane depuis des lustres, la vallée du Cachemire l'est désormais à presque 100 %. L'exode des hindous vers la ville de Jammu, en 1989 et 1990, dès le début de l' « insurrection » des séparatistes musulmans, a vidé les temples de ses fidèles. Autre minorité, les sikhs défrayent régulièrement la chronique locale, victimes des violences qui ensanglantent la région. Quant aux bouddhistes, ils restent retranchés dans leurs montagnes du Ladakh, loin des tumultes de Srinagar et de ses prédicateurs. Ces derniers, depuis la mise à l'index de plusieurs organisations islamistes basées au Pakistan, ont mis de l'eau dans leur vin. Quand on évoque devant Gulam Mohamed Bath, président en titre de l'ancestrale Jamaat-e-Islami, la fermeture des cinémas, des magasins d'alcool, des salons de beauté et autres lieux décrétés « non islamiques » par les groupes extrémistes, le vieil homme éclate de rire : « En 1990, dans toute la vallée du Cachemire, les gens avaient réglé leur montre sur l'heure du Pakistan ! Depuis, ils ont changé », admet-il, sans aller plus avant. Les cinémas, eux, sont restés fermés : c'est l'armée indienne, omniprésente à Srinagar, qui les a réquisitionnés, comme elle a réquisitionné la plupart des grands hôtels et certains bâtiments publics. Tout autour du lac Dal, bijou d'eau calme et de lumière, où glissent silencieusement les vieilles barques en bois et les tribus de canards, des soldats en treillis montent la garde tous les 100 mètres, l'arme à l'épaule. En a-t-il tué, des soldats, ce jeune barbu allongé sous un monceau de couvertures qui nous reçoit, affaibli par la maladie, dans sa petite chambre peinte en bleu, au dernier étage d'une vieille maison de Srinagar ? Le visage maigre est mangé par les yeux, noirs et graves. Yasin Malik n'avait pas dix-neuf ans, en 1983, quand il a commencé à militer. Et moins de vingt-cinq ans quand il a rallié les camps d'entraînement militaire du Pakistan. « Non, pas du Pakistan. Du Cachemire pakistanais », corrige-t-il d'une voix douce. Pour lui, militant de la première heure du Front de libération du Jammu-et-Cachemire (JKLF) et figure du groupe des haji s, ces pionniers de la lutte séparatiste, la nuance n'est pas importante, elle est essentielle. Car, malgré son aversion pour la soldatesque indienne et son rejet de la domination imposée depuis cinquante ans par New Delhi, qui a transformé le Cachemire « en bunker », rien ne pourra faire de lui un partisan du Pakistan. « L'immense majorité de la population du Cachemire est favorable à l'indépendance. Vis-à- vis de l'Inde, bien sûr. Mais pas seulement : ce serait une trahison que de vouloir le rattachement au Pakistan », assène le jeune homme. La violence, celle d'abord de l'armée indienne, présente au Cachemire depuis 1947, il l'a connue dès son enfance à Srinagar. « La panique, soudain, se répandait dans les rues, les gens couraient de partout, cherchant un abri, et les soldats en armes se mettaient à charger, attrapant tous ceux qui leur tombaient sous la main pour les jeter en prison ou pour les battre. J'étais terrorisé », a-t-il raconté dans Kashmir in the Cross-Fire, de Victoria Schofield (Viva Books Private Limited, 1997). De la violence, pourtant, Yasin Malik est devenu un adepte. Ou, plus exactement, de la lutte armée. Il a fait partie des premiers bataillons de jeunes « militants » revenus en nombre au Cachemire, à la fin des années 1980, après avoir appris le maniement des armes dans les camps de la zone pakistanaise, bien décidés à en découdre avec l' « impérialisme » indien. Un des premiers faits d'armes des séparatistes sera le kidnapping de Rubaiya Sayeed, fille du ministre de l'intérieur, le 8 décembre 1989. Yasin Malik est l'un des principaux négociateurs du JKLF. Après cinq jours de marchandage avec les autorités indiennes, la jeune femme est relâchée, saine et sauve, en échange de la libération de cinq détenus séparatistes. Yasin Malik lui-même a passé, au total, dix années de sa vie en prison. Quand il en sort, en 1994, il souffre de graves problèmes cardiaques. Et il voit les choses autrement : il fait savoir publiquement qu'il abandonne la lutte armée. « L'islam est le même partout. Mais ici, au Cachemire, nous avons en plus le soufisme, explique-t-il. C'est une tradition ancienne, profondément ancrée. Le soufisme nous apprend l'amour, la dignité, le respect des êtres humains, sans distinction de race, de sexe ou de religion. » L'indépendance pourrait-elle donc être arrachée par des voies pacifiques ? Le jeune homme pousse un long soupir. Ses yeux errent un moment sur les journaux, qui ne parlent, en ces premiers jours de janvier, que du bruit de la guerre et des tensions entre l'Inde et le Pakistan. A Srinagar, un attentat, le 1er octobre 2001, revendiqué par le Jaish-i-Mohammad, a fait quarante morts et près de soixante blessés. Un mois et demi plus tard, à New Delhi, un nouvel attentat faisait treize morts dans l'enceinte du Parlement et provoquait la fureur du gouvernement indien, prompt à voir dans ces crimes la main du Pakistan. Le Cachemire, dans l'affaire, fait figure de décor - à la fois central et occulté. « L'indépendance viendra, c'est tout ce que je sais », murmure Yasin Malik. « Ce n'est pas avec l'armée et les moudjahidins qu'on va régler le problème », s'énerve ce vieil habitant de Srinagar, donné comme un fin connaisseur du soufisme. « Nos valeurs ont été balayées par les armes : les jeunes ont préféré prendre le fusil et passer la frontière », peste-t-il. « Pourtant, le soufisme est au-delà des religions, il impose le respect de la vie », plaide le vieil homme. « Obéir à l'islam, cela peut permettre d'éviter d'aller en enfer. Mais ça ne suffit pas forcément pour atteindre Dieu ! », renchérit Nazir A. Kamali, un vieillard, lui aussi, qui dirige la prière des fidèles soufis lors de la cérémonie annuelle du 6 janvier. Les hommes jeunes, on en voit peu dans la vallée. Il y en a, bien sûr, mais moins nombreux qu'ailleurs. « Un des aspects parmi les plus importants dans l'évolution de la pratique des mariages, dans la vallée du Cachemire, est directement lié aux douze dernières années de conflit », confirme le sociologue Bashir Ahmad Dabla, professeur à l'université de Srinagar, en évoquant le « manque de garçons à marier ». Nombre de jeunes hommes âgés de dix-huit à trente-deux ans « sont morts ou ont été blessés », à moins qu'ils n'aient « rejoint les groupes de militants et, par conséquent, une vie de clandestinité » , précise le professeur Dabla. Cette situation, « comparable à ce que l'Europe a connu au lendemain de la première et de la seconde guerre mondiale », place les filles et les jeunes femmes dans une position que le conservatisme de la société et les brutalités de l'armée indienne rendent « extrêmement difficile à vivre ». La proportion de veuves et d'orphelins a également augmenté « de façon alarmante », indique l'universitaire, auteur de plusieurs ouvrages sur la place des femmes et les problèmes de genre dans la vallée du Cachemire. Que la guerre éclate ou pas entre l'Inde et le Pakistan, le conflit du Cachemire demeure une plaie vive. Selon l'avocat Pervez Imroz, « entre dix et quinze personnes » sont tuées chaque jour dans la province du Jammu-et-Cachemire, victimes des affrontements - avec leurs cycles de représailles - entre les « militants » séparatistes et les forces de sécurité. Ces dernières ont fait de la torture des prisonniers « une pratique routinière » , affirme Me Imroz, militant des droits de l'homme, dont la lettre mensuelle ( [email protected] ) dresse un tableau peu reluisant de la démocratie indienne appliquée au Cachemire. LE comportement de certains « moudjahidins », que Me Im-roz n'hésite pas à qualifier de « fascistes », et l'impasse politique où ces douze années de conflit ont mené n'augurent pas d'un avenir meilleur. « Les gens sont fatigués des violences. Que l'Inde nous laisse tranquilles ! », s'exclame un vendeur de safran, en montrant sa main droite mutilée : deux doigts ont été arrachés par une balle perdue, tirée par un soldat indien. « Et que le Pakistan s'occupe de ses affaires, ajoute-t-il. Dans le passé, le Cachemire était un royaume, nous avions notre maharadjah. Pourquoi n'avons-nous pas droit à la liberté ? » Dans la vieille ville de Srinagar, où se dressent çà et là, au hasard des ruelles, les maisons incendiées des familles de Cachemiris hindous, les marchands des célèbres châles traditionnels brodés sont au chômage forcé. Comme les propriétaires des fameux houseboats, ces bateaux en bois sculpté, amarrés au bord du lac, que plus un seul touriste ne visite. « Aujourd'hui, 100 % de notre production est exportée, aux Etats-Unis surtout, le reste en Europe », explique Gulam Rasool, gérant de Paradise Crafts, l'un des derniers centres d'exposition commerciale de tapis et objets d'artisanat. « Il n'y a plus que nos clients qui viennent ici, de New Delhi, pour choisir la marchandise. Les touristes se sont envolés ». A Srinagar, certains vieux habitants de la vallée se souviennent de la légende qui voulait qu'un affreux démon, vivant au fond du lac et semant la terreur dans toute la contrée, ait été terrassé, un jour, par la déesse Parvati - celle-ci l'ayant écrasé sous une montagne. Mais les déesses sont loin. Et les démons de la guerre s'amusent, quadrillant les rizières et patrouillant dans les montagnes, sans que personne sache quand finira le jeu. CATHERINE SIMON Le Monde du 10 janvier 2002

« les camps de la zone pakistanaise, bien décidés à en découdre avec l' « impérialisme » indien. Un des premiers faits d'armes des séparatistes sera le kidnapping de Rubaiya Sayeed, fille du ministre de l'intérieur, le 8décembre 1989.

Yasin Malik est l'un des principaux négociateurs du JKLF.

Après cinq jours de marchandage avec les autoritésindiennes, la jeune femme est relâchée, saine et sauve, en échange de la libération de cinq détenus séparatistes. Yasin Malik lui-même a passé, au total, dix années de sa vie en prison.

Quand il en sort, en 1994, il souffre de gravesproblèmes cardiaques.

Et il voit les choses autrement : il fait savoir publiquement qu'il abandonne la lutte armée.

« L'islam est lemême partout.

Mais ici, au Cachemire, nous avons en plus le soufisme, explique-t-il.

C'est une tradition ancienne, profondémentancrée.

Le soufisme nous apprend l'amour, la dignité, le respect des êtres humains, sans distinction de race, de sexe ou dereligion.

» L'indépendance pourrait-elle donc être arrachée par des voies pacifiques ? Le jeune homme pousse un long soupir.Ses yeux errent un moment sur les journaux, qui ne parlent, en ces premiers jours de janvier, que du bruit de la guerre et destensions entre l'Inde et le Pakistan. A Srinagar, un attentat, le 1er octobre 2001, revendiqué par le Jaish-i-Mohammad, a fait quarante morts et près de soixanteblessés.

Un mois et demi plus tard, à New Delhi, un nouvel attentat faisait treize morts dans l'enceinte du Parlement et provoquaitla fureur du gouvernement indien, prompt à voir dans ces crimes la main du Pakistan.

Le Cachemire, dans l'affaire, fait figure dedécor - à la fois central et occulté.

« L'indépendance viendra, c'est tout ce que je sais », murmure Yasin Malik.

« Ce n'est pasavec l'armée et les moudjahidins qu'on va régler le problème », s'énerve ce vieil habitant de Srinagar, donné comme un finconnaisseur du soufisme.

« Nos valeurs ont été balayées par les armes : les jeunes ont préféré prendre le fusil et passer lafrontière », peste-t-il.

« Pourtant, le soufisme est au-delà des religions, il impose le respect de la vie », plaide le vieil homme.

«Obéir à l'islam, cela peut permettre d'éviter d'aller en enfer.

Mais ça ne suffit pas forcément pour atteindre Dieu ! », renchéritNazir A.

Kamali, un vieillard, lui aussi, qui dirige la prière des fidèles soufis lors de la cérémonie annuelle du 6 janvier. Les hommes jeunes, on en voit peu dans la vallée.

Il y en a, bien sûr, mais moins nombreux qu'ailleurs.

« Un des aspects parmiles plus importants dans l'évolution de la pratique des mariages, dans la vallée du Cachemire, est directement lié aux douzedernières années de conflit », confirme le sociologue Bashir Ahmad Dabla, professeur à l'université de Srinagar, en évoquant le «manque de garçons à marier ».

Nombre de jeunes hommes âgés de dix-huit à trente-deux ans « sont morts ou ont été blessés »,à moins qu'ils n'aient « rejoint les groupes de militants et, par conséquent, une vie de clandestinité » , précise le professeur Dabla.Cette situation, « comparable à ce que l'Europe a connu au lendemain de la première et de la seconde guerre mondiale », placeles filles et les jeunes femmes dans une position que le conservatisme de la société et les brutalités de l'armée indienne rendent «extrêmement difficile à vivre ».

La proportion de veuves et d'orphelins a également augmenté « de façon alarmante », indiquel'universitaire, auteur de plusieurs ouvrages sur la place des femmes et les problèmes de genre dans la vallée du Cachemire. Que la guerre éclate ou pas entre l'Inde et le Pakistan, le conflit du Cachemire demeure une plaie vive.

Selon l'avocat PervezImroz, « entre dix et quinze personnes » sont tuées chaque jour dans la province du Jammu-et-Cachemire, victimes desaffrontements - avec leurs cycles de représailles - entre les « militants » séparatistes et les forces de sécurité.

Ces dernières ontfait de la torture des prisonniers « une pratique routinière » , affirme Me Imroz, militant des droits de l'homme, dont la lettremensuelle ( [email protected] ) dresse un tableau peu reluisant de la démocratie indienne appliquée au Cachemire. LE comportement de certains « moudjahidins », que Me Im-roz n'hésite pas à qualifier de « fascistes », et l'impasse politique oùces douze années de conflit ont mené n'augurent pas d'un avenir meilleur.

« Les gens sont fatigués des violences.

Que l'Inde nouslaisse tranquilles ! », s'exclame un vendeur de safran, en montrant sa main droite mutilée : deux doigts ont été arrachés par uneballe perdue, tirée par un soldat indien.

« Et que le Pakistan s'occupe de ses affaires, ajoute-t-il.

Dans le passé, le Cachemire étaitun royaume, nous avions notre maharadjah.

Pourquoi n'avons-nous pas droit à la liberté ? » Dans la vieille ville de Srinagar, où se dressent çà et là, au hasard des ruelles, les maisons incendiées des familles de Cachemirishindous, les marchands des célèbres châles traditionnels brodés sont au chômage forcé.

Comme les propriétaires des fameuxhouseboats, ces bateaux en bois sculpté, amarrés au bord du lac, que plus un seul touriste ne visite.

« Aujourd'hui, 100 % denotre production est exportée, aux Etats-Unis surtout, le reste en Europe », explique Gulam Rasool, gérant de Paradise Crafts,l'un des derniers centres d'exposition commerciale de tapis et objets d'artisanat.

« Il n'y a plus que nos clients qui viennent ici, deNew Delhi, pour choisir la marchandise.

Les touristes se sont envolés ». A Srinagar, certains vieux habitants de la vallée se souviennent de la légende qui voulait qu'un affreux démon, vivant au fond dulac et semant la terreur dans toute la contrée, ait été terrassé, un jour, par la déesse Parvati - celle-ci l'ayant écrasé sous unemontagne.

Mais les déesses sont loin.

Et les démons de la guerre s'amusent, quadrillant les rizières et patrouillant dans lesmontagnes, sans que personne sache quand finira le jeu.. »

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