Didier Érasme : L'ÉLOGE DE LA FOLIE
Publié le 17/03/2010
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Que ne cessent de crier ces textes, sinon que tous les mortels sont fous, même les dévots ? que le Christ lui aussi, pour venir en aide à la folie des mortels, alors qu'il était la sagesse du père, est malgré cela d'une certaine façon devenu fou, puisqu'il a assumé la nature humaine et par son aspect a été reconnu pour un homme ? De même qu'il est devenu péché pour guérir les péchés. Et il n'a pas voulu les guérir autrement que par la folie de la croix, par des apôtres ignorants et épais auxquels il prescrit avec insistance la folie, les détournant de la sagesse, quand il les invite à suivre l'exemple des enfants, des lis, du sénevé et des petits oiseaux, êtres stupides et dépourvus de raison qui n'obéissent qu'à l'instinct naturel et vivent sans artifice ni inquiétude ; en outre quand il leur interdit d'être soucieux du discours qu'ils tiendront devant les pouvoirs, qu'il leur défend de scruter les temps ou les moments, bien sûr pour qu'ils ne se fient pas à leur prudence, mais dépendent de toute leur âme de lui seul. Dans le même sens va l'interdiction de goûter à l'arbre de la science, comme si la science était un poison pour le bonheur. D'ailleurs Paul critique ouvertement la science comme source d'orgueil et de perdition. A sa suite, je pense, saint Bernard comprend la montagne sur laquelle Lucifer avait établi son siège comme montagne de la science. Peut-être ne faudrait-il pas oublier, semble-t-il, l'argument suivant : la folie a la faveur du ciel, puisque seule elle obtient le pardon de ses fautes, tandis qu'au sage il n'est pas pardonné ; d'où vient que même ceux qui ont péché en toute conscience utilisent le paravent et la protection de la folie. Car Aaron demande ainsi la grâce de sa sœur dans le livre des Nombres si j'ai bonne mémoire : " Je t'en prie, Seigneur, ne nous impute pas ce péché que nous avons commis par folie. " C'est ainsi que Saül excuse sa faute devant David : " Il est clair, dit-il, que j'ai agi par folie. " À son tour David cherche à amadouer ainsi le Seigneur : " Mais je te prie, Seigneur, de retirer l'iniquité de ton esclave, parce que j'ai agi par folie ", comme s'il devait se voir refuser le pardon s'il ne donnait pour excuse la folie et l'ignorance. Mais voici qui nous presse plus instamment : le Christ en croix, priant pour ses ennemis : " Père, pardonne-leur " n'a pas mis en avant d'autre excuse que celle de l'inconscience : " parce que, dit-il, ils ne savent pas ce qu'ils font ". De la même manière Paul écrit à Timothée : " Mais si j'ai obtenu la miséricorde de Dieu, c'est parce que j'ai agi par ignorance, dans mon incrédulité. " Que signifie " j'ai agi par ignorance " sinon : " j'ai agi par folie, non par malice " ? Que signifie " si j'ai obtenu la miséricorde " sinon qu'il ne l'aurait pas obtenue sans la protection de la folie ? Pour nous parle aussi l'auteur sacré des psaumes que j'ai oublié de citer au bon moment : " Oublie les fautes de ma jeunesse et mes ignorances. " Vous avez entendu les deux arguments qu'il met en avant, c'est-à-dire : l'âge que j'accompagne toujours et les ignorances, au pluriel, pour nous faire comprendre la force immense de la folie. " (LXVI) Pour ne pas continuer cette énumération sans fin et pour tout dire en peu de mots, la religion chrétienne de façon générale semble avoir une parenté avec une certaine folie et n'avoir à peu près aucun rapport avec la sagesse. Si vous souhaitez des preuves de ce fait, remarquez d'abord que les enfants, les vieillards, les femmes et les sots aiment plus que les autres les cérémonies et les instruments du culte et sont donc toujours plus près des autels, évidemment sous la seule impulsion de la nature. En outre vous voyez que les premiers fondateurs de la vie religieuses se sont merveilleusement attachés à la simplicité, qu'ils ont été des ennemis très ardents des lettres. Enfin il ne semble pas qu'il y ait un seul bouffon plus dépourvu de bon sens que ceux que l'ardeur de la piété chrétienne a d'un seul coup saisis tout entiers, tant ils engloutissent leurs richesses, sont indifférents aux injustices, se laissent berner, ne font nulle distinction entre amis et adversaires, ont en horreur la volupté, se régalent de privations, de veilles, de larmes, d'épreuves, d'outrages, sont dégoûtés de la vie, souhaitent par-dessus tout la mort, bref semblent totalement fermés à tout sens commun, comme si leur esprit vivait ailleurs que dans leur corps. Or qu'est-ce là sinon du délire ? On doit donc moins s'étonner si les apôtres ont semblé ivres de moût, si le Juge Festus a pris Paul pour un dément.
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