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Dénonciation de la guerre Jean de LA BRUYERE

Publié le 24/03/2020

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bruyere

Dénonciation de la guerre

Jean de LA BRUYERE

1645 - 1696

Les Caractères (1688)

« Petits hommes, hauts de six pieds1, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de éminence1, qui est tout ce que l’on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former au-dessous d’elles; espèces d’animaux glorieux et superbes3, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l’éléphant et la baleine ; approchez, hommes, répondez un peu à DémocriteL Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loup ravissants5, des lions furieux, malicieux comme un singe? Et vous autres, qui êtes-vous? J’entends corner sans cesse à mes oreilles: L’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si6 vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ? C’est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme ils s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ; mais écoutez-moi un moment. Vous dites d’un tiercelet de faucon7 qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : « Voilà un bon oiseau»; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps à corps: «C’est un bon lévrier. » Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce: «Voilà un brave “homme”8.» Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites: «Voilà de sots animaux»; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix

bruyere

« L'HOMME ENGAGÉ i mille chats sur la place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas: « Voilà le plus abominable sabbat 9 dont 35 on ait jamais ouï parler?» Et si les loups en faisaient de même: « Quels hurlements! quelle boucherie!» Et si les uns ou les autres vous disaient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce? ou après l'avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre 40 cœur de l'ingénuité de ces pauvres bêtes? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement; car avec vos seules mains que pouviez-vous faire les uns aux autres, que vous 45 arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête? au lieu que vous voilà munis d'instruments commodes, qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies d'où peut couler votre sang jusqu'à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d'en échapper.

Mais comme vous devenez d'an- 50 née à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri sur cette vieille manière de vous exterminer: vous avez de petits globes qui vous tuent cout d'un coup, s'ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine; vous en avez d'autres, plus pesants et plus massifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans compter ceux qui, 55 tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlèvent les voûtes, et font sauter en l'air, avec vos maisons, vos femmes qui sont en couche, l'enfant et la nourrice: et c'est encore où git 10 la gloire; elle aime le remue-ménage, et elle est personne d'un grand fracas.

Les Caractères, XII, § 119.

1.

Un pied= 0,32 m.

-2.

Titres d'honneur.

-3.

Orgueilleux.

-4.

Philosophe grec (v.

460-370 av.

J.-C.), fondateur du matérialisme ec de l'atomisme.

- 5.

Ravisseurs.

-6.

Ou bien.

- 7.

Faucon mâle.

- 8.

Un homme brave.

-9.

Assemblée nocturne bruyante de sorciers au Moyen Âge; vacarme.

-10.

Réside.

/~--w,.•., i • Quel est le système d'énonciation choisi par La Bruyère? Quel en est l'intérêt? 1 • ! • Gomment expliquez-vous la fréquence des exemples empruntés au monde des ani­ ! maux? Quelle tonalité apportent-ils au texte? ' 1 • ~nalysez comment la scène finale se transforme en épopée (lignes 51 à 59).

> Groupement de textes: voir 82 -84 -87.

130. »

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