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Débat à la Chambre sur l'abolition de la peine de mort

Publié le 19/02/2013

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Débat à la Chambre sur l'abolition de la peine de mort (1908)

Depuis la Révolution française, le débat sur la peine de mort rebondit régulièrement. En 1908, il est de nouveau d’actualité, opposant une opinion publique majoritairement favorable à la punition capitale et un président de la République, Armand Fallière, abolitionniste. Entre juillet et novembre 1908, les députés discutent le projet d’abolition présenté par le garde des Sceaux, Aristide Briand. Maurice Barrès et Jean Jaurès, notamment, défendent longuement leurs points de vue antagonistes, avant que le vote du 3 décembre ne sanctionne la défaite des abolitionnistes.

L’abolition de la peine de mort : Maurice Barrès contre, Jean Jaurès pour…

 

3 juillet 1908

 

 

M. Maurice Barrès. Je suis partisan du maintien de la peine de mort, du maintien et de l’application. Je n’apporterai pas à la tribune la masse des arguments que soulève cette grande question ; M. Failliot en a déjà fait valoir quelques-uns ; je voudrais me tenir sur un point particulier, bien déterminé et contredire, réfuter, si je puis, l’opinion de ceux qui croient que la suppression de la peine de mort serait un progrès moral pour la société française.

 

 

C’est ce sentiment qu’il y avait tout au long du discours de M. Joseph Reinach, et c’est une tradition très puissante dans la vie politique et dans la littérature politique de ce pays. Des esprits très nombreux et fort généreux, certes, croient que l’abolition de la peine de mort c’est un pas en avant dans la voie du progrès.

 

 

La suppression de la peine de mort sera-t-elle du moins un ennoblissement de notre civilisation ? Si quelques-uns sont disposés à le croire, c’est qu’ils désirent mettre, de plus en plus, notre société d’accord avec les données que nous fournit la science. Nous écoutons les médecins qui nous disent en regardant les assassins : « Ils sont nécessités. Celui-ci tient son crime de son atavisme ; cet autre le tient du milieu dans lequel il a été plongé «.

 

 

Assurément il y a quelque chose à retenir de ces dépositions des médecins ; ce qu’il faut en retenir, me semble-t-il, c’est que notre devoir est de combattre les conditions qui ont préparé cet atavisme, d’assainir le milieu dans lequel tel ou tel homme s’est perverti. (Très bien ! très bien !)

 

 

La science nous apporte une indication dont nous tous, législateurs, nous savons bien que nous avons à tirer parti ; combattons les causes de dégénérescence. Mais quand nous sommes en présence du membre déjà pourri, quand nous sommes en présence de ce malheureux — malheureux, si nous considérons les conditions sociales dans lesquelles il s’est formé, mais misérable si nous considérons le triste crime dans lequel il est tombé —, c’est l’intérêt social qui doit nous inspirer et non un attendrissement sur l’être antisocial. (Bruit à l’extrême gauche.)

 

 

Allons au fond de la question.

 

 

Il me semble que dans la disposition traditionnelle qu’ont un grand nombre d’esprits, éminents, généreux, à prendre en considération les intérêts de l’assassin, à s’y attarder, avec une sorte d’indulgence, il y a cette erreur de croire que nous nous trouvons en présence d’une sorte de barbare tout neuf, auquel il a manqué quelques-uns des avantages sociaux que, nous autres, plus favorisés, nous possédons […] Les apaches ne sont pas des forces trop pleine de vie, de beaux barbares qui font éclater les cadres de la morale commune : ce sont des dégénérés. Loin d’être orientés vers l’avenir, ils sont entravés par des tares ignobles. Et, à l’ordinaire, quand nous sommes en présence du criminel, nous trouvons un homme en déchéance, un homme tombé en dehors de l’humanité et non pas un homme qui n’est pas encore arrivé à l’humanité. […]

 

 

Pour ma part, je demande que l’on continue à nous débarrasser de ces dégradés, de ces dégénérés, dans les conditions légales d’aujourd’hui, en tenant compte des indications qui nous sont fournies par les hommes de science compétents s’ils nous disent que celui-ci relève des asiles plutôt que de la punition. Je crois qu’il y a lieu de recourir à la punition exemplaire. Et, par exemplaire, je n’entends pas la publicité ; je crois que l’exemple peut être plus saisissant encore, tel qu’il est obtenu en Angleterre où la punition capitale, à la muette, derrière de hauts murs, me semble plus terrifiante encore que cette manière d’apothéose infâme que nous dressons sur les places publiques. (Applaudissements.) […]

 

 

Messieurs, j’ai autant d’horreur qu’aucun de vous pour le sang versé. Un jour il m’a été donné d’assister à une exécution, je ne peux pas dire de la voir — car en effet c’est un spectacle intolérable. Je m’y trouvais non loin de M. le Président du Conseil. Le lendemain M. Clemenceau a écrit un bel article où il exprimait tout le dégoût qu’il avait éprouvé, toute la répulsion morale et physique que l’on ne peut pas ne pas ressentir.

 

 

Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve d’abord que M. le Président du Conseil a bien fait d’abandonner sa carrière médicale, qui aurait pu l’amener à des opérations chirurgicales. (Exclamations et mouvements divers.)

 

 

Pour ma part, cette même émotion pénible ne l’éprouverais-je pas, si je devais assister à ces terribles opérations qui pourtant sont le salut, une ressource de guérison ? La vie est en elle-même chose cruelle, et ce n’est pas avoir fourni un argument contre la peine capitale de constater — ce que personne ne nie — qu’une vision de décollation est chose atroce.

 

 

C’est par amour de la santé sociale que je vote le maintien et l’application de la peine de mort. […]

 

 

18 novembre 1908

 

 

M. Jaurès. Ce qui m’apparaît surtout, c’est que les partisans de la peine de mort veulent faire peser sur nous, sur notre esprit, sur le mouvement même de la société humaine, un dogme de fatalité. Il y a des individus, nous dit-on, qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de relèvement moral, qu’il n’y a plus qu’à les retrancher brutalement de la société des vivants, et il y a au fond des sociétés humaines, quoi que l’on fasse, un tel vice irréductible de barbarie, de passions si perverses, si brutales, si réfractaires à tout essai de médication sociale, à toute institution préventive, à toute répression vigoureuse mais humaine, qu’il n’y a plus d’autre ressource, qu’il n’y a plus d’autre espoir d’en empêcher l’explosion, que de créer en permanence l’épouvante de la mort et de maintenir la guillotine.

 

 

Voilà ce que j’appelle la doctrine de fatalité qu’on nous oppose. Je crois pouvoir dire qu’elle est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et a rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

 

 

Le christianisme a été, pour les hommes, tout ensemble une grande prédication d’humilité et de confiance. Il a proclamé, avec l’universelle chute, l’universelle possibilité du relèvement. Il a dit à tous les hommes qu’aucun ne pouvait s’assurer en sa vertu propre ; qu’au fond des cœurs les plus durs et des âmes les plus innocentes il y avait des germes empoisonnés, résidus de la grande faute originelle, et qui pouvaient toujours infecter de leur venin les âmes les plus orgueilleuses et les plus assurées d’elles-mêmes. Et en même temps il a dit qu’il n’y avait pas un seul individu humain, tant qu’il gardait un souffle, si déchu soit-il, si flétri soit-il, qui n’eût été virtuellement compris dans l’œuvre du rachat divin et qui ne fût susceptible de réparation et de relèvement. Et lorsque je constate cette doctrine du christianisme, lorsque j’essaie d’en résumer ainsi l’essence et la substance, j’ai le droit de me demander comment des chrétiens, comment des hommes de cette humanité misérable et divine… (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs de gauche.) […]

 

 

Je comprends que M. Barrès, qui ne s’intéresse surtout au catholicisme que comme à un élément de la tradition nationale, ait pu se contenter de cette réponse : mais je ne crois pas que ceux des chrétiens qui entrent vraiment dans l’esprit du christianisme acceptent cette distinction et cette opposition : la force du christianisme, sa grandeur tragique, c’est de tout revendiquer, le monde d’ici et le monde de là-haut, et de vouloir mettre partout son empreinte. Eh bien ! cette ambition universelle, elle a comme contrepartie une universelle responsabilité ; et c’est dans l’ordre naturel d’aujourd’hui, dans l’ordre social d’aujourd’hui que vous devez affirmer, que vous devez réaliser cette universelle possibilité de relèvement, que vous n’avez pas le droit d’ajourner à un autre monde. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

 

 

S’il en était autrement, messieurs, si l’Église n’admettait pas, si elle ne proclamait pas pour les pires criminels, pour les individus que vous prétendez ne considérer que comme des déchets sociaux qu’il faut rapidement balayer, si l’Église n’admettait pas pour eux jusqu’au pied de l’échafaud la vocation au relèvement, la possibilité du relèvement, quelle comédie lugubre joue donc l’aumônier des dernières prières ? (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.) Par quelle dérision sinistre donne-t-il à baiser au condamné l’image du supplicié rédempteur ? (Nouveaux applaudissements.)

 

 

Ah ! ne dites pas que c’est précisément la peur et la terreur de la guillotine qui préparent les conversions, car l’Église n’a jamais accepté de confondre cette terreur animale de la vie qui va finir avec l’esprit de relèvement et de repentir, elle déclare que ce n’est pas la crainte servile, que c’est la crainte filiale qui, seule, prépare le relèvement de l’homme : elle déclare que le criminel, pour être racheté, sauvé, doit non pas subir, mais accepter son expiation comme une satisfaction suprême donnée par lui au principe supérieur de l’ordre. Et je vous demande si une conscience humaine que vous déclarez capable, naturellement ou surnaturellement, d’entrer dans ces vues, à la minute même où l’horreur de la mort va la saisir, je vous demande si une société chrétienne a le devoir de la frapper comme étant irrémédiablement gâté, irrémédiablement tarée. Non, non, là comme en bien d’autres questions, à l’esprit chrétien les chrétiens substituent une tactique conservatrice qui n’a plus du christianisme que le nom. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs de gauche.)

 

 

[…] Il y a des individus maudits, socialement maudits, qui sont à jamais incapables de se relever ; il y a des races socialement, historiquement maudites… […]

 

 

Il y a sans doute aussi des classes socialement maudites (Vifs applaudissements à l’extrême gauche) qui ne seront jamais appelées à une libre coopération. Fatalité de la guerre et de la haine, fatalité des races, fatalité des servitudes économiques, fatalité du crime et des répressions sauvages, voilà quel est, selon nos contradicteurs le fondement durable ou plutôt le fondement éternel de l’échafaud !

 

 

C’est sur ce bloc de fatalités qu’ils dressent la guillotine. Elle a pour mission de signifier aux hommes que jamais le progrès social, jamais le progrès de l’éducation et de la justice ne dispensera les sociétés humaines de tuer et de répondre à la violence individuelle par le meurtre social. C’est le signal du désespoir volontaire, systématique et éternel : c’est le disque rouge projetant ses lueurs sanglantes sur les rails et signifiant que la voie est barrée, que l’espérance humaine ne passera pas ! (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

 

 

Et pourquoi, messieurs, dans quel intérêt, pour quel dessein pratique, par quelle nécessité de sécurité immédiate, demande-t-on aux républicains d’abandonner leurs traditions ?

 

 

On nous dit : « La peine de mort ! elle est nécessaire, elle est exemplaire ; si on la supprime, les crimes vont se multiplier. «

 

 

Messieurs, j’ai d’abord le droit de dire à la commission que c’est à elle de faire la preuve. Vous reconnaissez, vous-mêmes, que la peine de mort est atroce, qu’elle est une forme de barbarie, que vous voudriez la rejeter, que vous demanderiez au pays de la rejeter, si elle n’était pas strictement indispensable à la sécurité des hommes.

 

 

C’est à vous, messieurs, de faire la preuve, par des faits décisifs, qu’elle est, en effet, indispensable. Or, qu’est-ce que je remarque ? Ah ! si vous la maintenez, si vous la développez, il y aura demain une certitude, la certitude que des têtes humaines tomberont ; mais il y aura cette certitude aussi que, parmi ces têtes qui tomberont, il y aura des têtes d’innocents. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche Applaudissements à l’extrême gauche.)

 

 

Source : Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, débat entre Maurice Barrès et Jean Jaurès, 3 juillet et 18 novembre 1908, cité par Mopin (Michel) les Grands Débats parlementaires de 1875 à nos jours, sous la direction de Philippe Ardant, Paris, la Documentation française, 1988.

 

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