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De Dakar à Djakarta : les musulmans face à la guerre

Publié le 17/01/2022

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7 octobre 2001 EXTRAIT d'un éditorial du quotidien égyptien Al-Akhbar, courant octobre : « Les médias américains sont aux ordres du lobby juif, leur identité n'est américaine qu'en théorie, en réalité ce sont des médias sionistes travaillant clandestinement à la solde des organisations sionistes. » Et plus loin, sous la même plume : « Plusieurs informations indiqueraient que les rations alimentaires larguées par les avions américains en Afghanistan ont été traitées génétiquement afin d'affecter la santé du peuple afghan. Si ces informations sont vérifiées, les Etats-Unis sont coupables d'un crime contre l'humanité. » Précision : Al-Akhbar est un quotidien qui reflète le point de vue du gouvernement égyptien. L'Egypte est un pays allié et ami des Etats-Unis, qui, depuis 1980, lui accordent une aide de 2 milliards de dollars par an. Extrait de l'hebdomadaire égyptien Al-Ahram Al Arabi, propriété publique lui aussi : « Pendant de très longues années, les Etats-Unis ont fait pleurer de malheur un grand nombre de peuples sur la terre. C'était toujours l'Amérique qui agressait. Maintenant, c'est l'Amérique qui est agressée. Le cuisinier qui concocte du poison finit toujours par devoir y goûter un jour... » Le commentaire vise les attentats dont les Etats-Unis ont été victimes le 11 septembre. Précision : Al-Ahram est une publication supposée représenter le point de vue du président égyptien. Hosni Moubarak passe pour être un grand ami des Etats-Unis ; il est chaque année chaleureusement reçu à la Maison Blanche. De la Malaisie au Maroc, de l'Arabie saoudite à l'Indonésie, c'est le même refrain médiatique. L'islam est géographiquement divers : 100 millions de fidèles dans le monde arabe ; 190 millions pour l'Iran, le Pakistan et l'Afghanistan réunis ; 174 millions en Indonésie ; 130 en Inde ; 103 au Bangladesh ; sans doute 160 sur le continent africain. Mais dans ce vaste monde arabo-musulman, la presse témoigne d'une hostilité quasi monolithique à la guerre que les Etats-Unis poursuivent en Afghanistan - contre un Etat musulman. La plupart des exercices de micro-trottoir rendent la même tonalité. Les gouvernements sont plus prudents ou discrets. Comme l'Organisation de la conférence islamique (OCI), qui les a réunis en octobre, ils ont condamné sans appel les attentats de New York et Washington. La réplique américaine, la campagne d'Afghanistan, légitimée par le Conseil de sécurité de l'ONU, les laisse mal à l'aise. Dénoncer Ben Laden est une chose, se déclarer solidaire de l'Amérique une autre. Stigmatiser le terrorisme islamiste ne pose pas de problème ; appuyer des opérations militaires contre un Etat musulman est plus difficile. Plusieurs facteurs entrent en jeu : crainte d'aller à l'encontre de l'opinion ; peur de céder du terrain à l'opposition islamiste ; antiaméricanisme flottant. Libre cours est laissé à la presse pour exprimer ce qui serait l'état de l'opinion. Cité par le Financial Times, Mohammad al-Sayed Said, directeur du Centre de recherches d' Al- Ahram pour les questions stratégiques, affirme : « La réalité aujourd'hui est celle d'un ressentiment à l'encontre des Etats-Unis tellement profond qu'ils sont condamnés quoi qu'ils fassent. » Peu importe que les Etats-Unis exercent en Afghanistan un droit de légitime défense qui leur a été reconnu par l'ONU ; peu importe que cette action soit la conséquence d'une agression qui a laissé quelque 5 000 morts, tous civils, à New York : « Pour les Arabes, l'image de cette guerre, celle d'une riche superpuissance frappant un petit pays, ne peut susciter aucune sympathie. » La presse va plus loin dans le rejet de l'Amérique. A l'appui de sa condamnation, elle convoque l'habituelle série de conflits régionaux dans lesquels les Etats-Unis sont accusés de partialité, sinon d'hostilité aux musulmans : de l'Irak à l'Intifada palestinienne, en passant par la présence de troupes américaines en Arabie saoudite... Et la même presse oublie, tout aussi unanimement, les conflits dans lesquels les Etats-Unis sont intervenus pour défendre des populations musulmanes, de la Bosnie au Kosovo. La tendance éditoriale majoritaire va dans une seule direction : l'Amérique est contre l'islam. La conclusion est à l'unisson : la guerre menée en Afghanistan est une manière de terrorisme. Cité dans le magazine Time (12 novembre), un éditorial de l'égyptien Al-Akhbar tranche : « Les Etats-Unis [avec la campagne d'Afghanistan] sont devenus comme les terroristes [qui ont attaqué le World Trade Center]. » Et, logiquement, ici et là, l'insinuation, l'aveu formulé entre les lignes : au fond, l'Amérique n'a eu que ce qu'elle méritait... Pourquoi un tel extrémisme ? Pourquoi s'exprime-t-il dans la presse de pays qui, de l'Egypte à l'Indonésie, de l'Arabie saoudite au Maghreb, sont dits « modérés », suivent et appuient souvent la diplomatie américaine dans la région, même s'ils sont, pour beaucoup, affligés de gouvernants autocrates ou dictatoriaux ? Le ressentiment éprouvé à l'encontre des Etats-Unis dans l'affaire palestinienne ou irakienne ne dit pas tout. CES régimes sont en mal de légitimité. Dans un article confié au Monde (31 octobre), Robert Malley, ancien conseiller du président Clinton, explique que la liberté laissée à la presse dans le commentaire antiaméricain, anti-israélien ou antisémite fonctionne comme un dérivatif : elle est une manière de détourner l'attention des problèmes intérieurs. « La colère a vite fait de se diriger contre l'Occident et les Etats-Unis, écrit Malley, en particulier dès lors que culture et biens américains dont jouissent les élites locales deviennent synonymes d'injustice sociale qui devient synonyme de matérialisme athée dès lors que, de l'Irak à l'Iran et à la Palestine, la politique américaine est ressentie comme intrinsèquement hostile à l'islam et au monde arabe. » Plus le régime aura besoin des Etats-Unis pour sa sécurité ou sa survie économique plus il collera à leur politique dans la région, mais plus il éprouvera le besoin de s'en dédouaner vis-à-vis de son opinion... et plus il laissera la presse démoniser l'Amérique. « Plus étroite est l'alliance, conclut Malley, plus virulente la diatribe. »

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