Cours: THEORIE ET EXPERIENCE (4 de 7)
Publié le 22/02/2012
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II) L’EXPERIENCE FONDE LA THEORIE
- L’expérience peut ainsi être réhabilitée si l’on s’interroge non plus sur les processus d’élaboration du savoir, comme c’était le cas chez Platon, Descartes et Bachelard, mais sur le problème des procédures de validation des théories, si l’on passe de la question du fait, de laquelle relève l’interrogation sur les processus psychogénétiques de la connaissance, à la question du droit, de laquelle dépend la réflexion sur les critères du vrai. Passer donc du problème de l’Etre à celui de la représentation et de la vérité. Avec l’empirisme et le positivisme, la sensibilité et l’expérience deviennent les seules sources possibles de la connaissance. Le problème se pose de savoir si les théories sont bel et bien des reflets de l’expérience. D’où vient la certitude que ce que nous apprenons de l’expérience correspond bien à la façon dont les choses se passent dans la réalité ?
A) RELATIVISME ET SCEPTICISME
1) Sceptiques et sophistes : un point de départ commun
- Alors que pour Platon la science se conquiert contre l’illusion et la confiance naturelle accordée au sensible, grâce à l’instauration d’un arrière-monde intelligible, et par une véritable conversion spirituelle et existentielle que signe la philosophie, les sophistes et les sceptiques ont en commun le même point de départ : il n’existe qu’un seul monde, celui des apparences sensibles; c’est la sensation qui est vraie et la raison trompeuse; notre perception des choses ne nous permet pas une connaissance objective; l’illusion est partout car nous ne connaissons que des phénomènes; tout est relatif et la science est impossible.
- La science, la théorie se réduisent alors à l’expérience sensible tissée d’illusions, c’est-à-dire au phénomène (le phénomène est l’interaction du sujet et de l’objet : un oeil sain, par exemple, verra un objet blanc, un oeil atteint de jaunisse le verra jaune…), de sorte que notre savoir est toujours relatif à celui qui sait.
- Mais sceptiques et sophistes se distinguent sur deux points : les sophistes pensent que si l’illusion est universelle, il faut faire avec et déployer une science encyclopédique dans l’ordre des apparences (les sophistes s’instituent experts dans l’art des beaux discours). Les sceptiques pensent, au contraire, que le règne de l’universel doit nous faire suspendre notre jugement, douter et s’abstenir de tout dogmatisme.
1.1 Les sophistes
- Platon fait des sophistes des démagogues sans scrupules, d’habiles trompeurs, des commerçants du savoir vendant fort cher un art d’illusion. Or, en réalité, les sophistes ont développé une conception authentiquement philosophique : dans leur refus de toute transcendance et de toute acceptation a priori de la vérité, les sophistes annoncent la modernité.
- Selon Protagoras, “l’homme est la mesure de toutes choses”. La vérité est relative; le seul critère est l’utilité. Tout est vrai et tout est faux; la perception sensible est changeante, le raisonnement peut démontrer également une chose et son contraire. On aboutit ainsi à un universel relativisme : le sophiste est celui qui assume l’humaine condition en cultivant la maîtrise de l’illusion pour le salut des hommes et des cités.
- L’homme dont parle Protagoras n’est point l’individu particulier pris isolément, mais l’ensemble des citoyens qui composent la cité et dont l’individu lambda serait prudent d’écouter l’opinion. Protagoras cherche avant tout à enseigner la vertu du citoyen, d’un homme affranchi de toute transcendance, qui ne reconnaît de vérité que “convenue”, après en avoir publiquement débattu. Que rien ne soit absolument vrai ne signifie pas que rien n’est vrai. Simplement il est prudent d’éclairer son jugement à la lumière de ceux de ses concitoyens. La formule de Protagoras est donc un appel à débattre en vue de s’accorder, par contrat, sur ce qu’il convient de faire : le meilleur est celui du plus grand nombre. Le Bien se définit comme l’utile déterminé par convention. La quête d’un critère idéal du vrai et du faux est abandonnée : prévaut la norme pragmatique du meilleur et du pire. La sophistique travaille à l’élaboration d’un savoir-faire, d’une rhétorique qui rende possible une meilleure communication des hommes entre eux. Morale humaniste.
1.2 Les sceptiques
- Où les sophistes faisaient conquête, les sceptiques font retraite : les sophistes voient dans les arts de l’illusion (rhétorique et dialectique) le champ de la connaissance; les sceptiques y voient la nécessité de renoncer à toute connaissance.
- Le fondateur de l’école sceptique est Pyrrhon (365-275), contemporain d’Aristote. Le scepticisme soutient que la représentation des sens est toujours vraie et que c’est la raison qui est trompeuse. Pour se garder de l’illusion, il faut se contenter de décrire le phénomène tel qu’il apparaît et suspendre tout jugement de vérité (époché). Seul le dogmatisme est facteur d’illusion et d’erreurs en affirmant plus qu’il ne sait. Les sceptiques conjurent toute illusion en renonçant à connaître les choses en soi. C’est sagesse de suspendre son jugement, plutôt que d’affirmer ce dont on peut craindre le démenti.
- Les arguments de Pyrrhon peuvent être regroupés sous cinq titres ou tropes :
· la contradiction des opinions : on peut toujours penser à propos d’une même chose le contraire de ce qu’un autre pense; les opinions sont contingentes; le réel est changement, apparence pure.
· la régression à l’infini : si la vérité existe, elle ne peut être acceptée sans preuve; or, si j’apporte une preuve, je dois prouver ma preuve; pour prouver la moindre chose, il faudrait tout prouver; pour connaître un seul objet, encore faudrait-il connaître son rapport à l’ensemble de l’univers.
· la nécessité d’accepter des postulats invérifiables : dans l’impuissance où nous sommes de remonter de preuve en preuve à l’infini, nous sommes contraints d’accepter sans démonstration un point de départ qui est une simple supposition. La vérité n’est jamais garantie.
· toute opinion est relative : ni nos sensations ni nos jugements ne sont en mesure de dire le vrai, ni d’ailleurs le faux. Je peux toujours soutenir que le miel que je goûte m’apparaît doux, mais rien ne permet d’affirmer qu’il l’est réellement. Dans l’ignorance du bien, on ne peut jamais que faire pour le mieux. Le plus sage semble alors de suivre la coutume, de faire comme tout le monde : chacun en sait assez pour vivre au jour le jour.
3) Le relativisme
- Platon interprète la formule de Protagoras « l’homme est la mesure de toute chose « comme l’expression même du subjectivisme, du degré zéro de la pensée (“chacun voit midi à sa porte”, “à chacun sa vérité”, “des goûts et des couleurs”…). S’il n’y a point de référence qui permette de décider entre deux opinions contradictoires, rien n’est décisif, tout peut être dit, donc n’importe quoi ; je peux dire n’importe quoi puisque je laisse aux autres la même liberté ; ce qui compte ce que je l’emporte par séduction, tromperie. Dès lors, puisque toutes les opinions militent pour la vérité, les plus folles et les plus dangereuses seront mises sur le même plan que les plus raisonnables. La tolérance universelle risque d’aboutir à la plus grande violence.
- Si la science se ramène à la sensation, la théorie, assimilée au vide de la pensée, disparaît au profit de l’expérience. On aboutit ainsi à une réduction de la réalité à l’apparence, de la science à l’opinion. L’existence de chaque chose se ramène à l’être pour quelqu’un ; la vérité n’est plus que relative à quelqu’un. La réalité n’est rien d’autre que ce qui est appréhendé par les sens et l’intellect humain et tout ce qui est appréhendé par l’homme est réalité.
- Platon montre aussi que la portée du relativisme sophistique et sceptique n’est pas limitée à la connaissance : en politique, il débouche sur un opportunisme, en morale sur un laxisme. (Cf. Texte de Platon, in Gorgias, l’argument de Calliclès).
B) LA THEORIE VIENT DE L’EXPERIENCE (empirisme et positivisme)
- L’empirisme est une conception philosophique selon laquelle toute connaissance vient de l’expérience. Il s’agit de fonder dans l’expérience la connaissance et la certitude, de partir de l’observation des phénomènes et d’en rechercher les relations causales par induction.
1) L’origine de nos connaissances
- Pour l’empirisme, le monde existe tel qu’il nous est donné par l’intermédiaire des sens : ce que je perçois est, en quelque sorte, une copie de la réalité. Rien n’existe alors pour les sens qui ne soit d’abord donné dans les sens, ces derniers n’étant que portes et fenêtres ouvertes sur le dehors. A la différence de Descartes selon lequel l’homme a en son esprit des idées innées (idées nées avec nous, inscrites en nous par Dieu : le rationalisme cartésien ne peut rendre compte de la connaissance de la réalité que par l’intermédiaire de Dieu finalement), les empiristes pensent l’homme comme le produit d’une histoire et non comme pourvu d’une nature a priori (avant toute expérience).
- L’esprit humain est, en effet, comme une table rase, pur miroir de la réalité extérieure. L’homme ne tire de lui-même aucune idée : il est ce qu’il est par l’expérience qu’il fait, et pense ce qu’il pense par réflexion sur les opérations de son esprit à partir des impressions faites sur nos sens par les objets extérieurs. Ainsi toutes nos idées viennent-elles de l’expérience : toutes nos connaissances sont acquises soit par la perception du monde extérieur, soit par la perception de l’activité de notre esprit. Locke dit que nous avons en notre esprit des idées comme la blancheur, la douceur, l’homme, etc. Comme l’esprit est du “ papier blanc, vierge de tout caractère, sans aucune idée “, notre connaissance se fonde sur notre observation appliquée aux objets externes ou aux opérations internes de notre esprit.
- Nous avons des organes des sens par lesquels nous accédons au monde extérieur, c’est-à-dire percevons. Ces organes des sens donnent naissance à des sensations. La perception est constituée de sensations. Comme la connaissance vient de l’expérience et que l’expérience est faite de sensations, les sensations sont donc, selon les empiristes, l’origine de nos connaissances : nous avons d’abord des sensations et ces sensations composent nos idées, nos représentations.
- Or, il se trouve que, dans l’objet, les qualités sensibles sont étroitement mêlées, de sorte que je n’aperçois pas aisément de distinction entre elles (j’éprouve, par exemple, indistinctement la froideur et la dureté de la glace). Mais ce mélange est de fait et ne correspond pas à une unité qui précéderait la diversité des qualités sensibles. L’objet n’est qu’une collection de sensations . Il n’y a rien d’autre dans l’objet que ce qui affecte les sens, la perception se confondant avec les sensations.
- La sensation est d’abord un vécu, un état. Locke postule l’existence d’une réalité extérieure qui serait la cause de nos sensations par l’entremise de nos organes des sens (par exemple, la chaleur que nous éprouvons renvoie à une existence réelle hors de l’esprit). Berkeley, au contraire, montre que cela n’a aucun sens de poser un monde extérieur distinct de nos perceptions sensibles : la chaleur, la douleur ne sont rien d’autre que notre sensation. La réalité que nous percevons comme une réalité n’est rien d’autre que la perception que nous en avons. Par exemple, la chaleur que nous éprouvons n’est ni plus ni moins réelle que la douleur qu’elle devient lorsque son intensité augmente : la chaleur n’est rien d’autre que notre sensation. Cela signifie, non pas que la réalité n’existe pas, mais que cette réalité que nous percevons n’est rien d’autre que la perception que nous en avons.
2) La causalité
- Si l’expérience est le fondement de la connaissance, quelle est alors la nature de cette évidence qui nous assure de la réalité d’un fait au-delà du témoignage actuel des sens et qui nous fait dire qu’il y a une connexion entre le fait présent et ce qu’on en infère (la certitude, par exemple, que le soleil se lèvera demain ) ?
- La connaissance que j’ai de la relation de cause à effet se réfère à des sensations successives que j’ai éprouvées et que j’ai conservées dans ma mémoire ; je les relie par un lien qui n’est autre que l’habitude que j’ai de voir à chaque fois tel événement suivre tel autre. Ce lien de cause à effet est contingent : il aurait très bien pu être autre et ne pouvait pas être prévu avant toute expérience sensible ; le lien de causalité est a posteriori, c’est-à-dire tiré de l’expérience par la sensation d’abord, ensuite par l’habitude qui relie le sensations
- Hume développe cet argument dans l’exemple des boules de billard. Ce que je perçois lors du choc des boules, ce n’est pas que le mouvement de l’une est cause du mouvement de l’autre. En décomposant les faits, en effet, je vois d’abord la boule A en mouvement vers la boule B immobile, ensuite le choc des deux boules, enfin la boule A immobile et la boule B en mouvement. Si j’ai déjà vu cette succession des trois situations, je peux la prévoir : le joueur expérimenté est d’ailleurs celui dont l’habitude permet cette prévision ; cette dernière n’est qu’une référence au passé, et rien n’assure qu’autre chose ne puisse pas se produire. En somme, c’est parce que j’ai toujours vu le mouvement B suivre le mouvement de A que je crois qu’il en sera toujours ainsi.
- L’esprit ne peut donc établir entre les choses que des relations probables, qui peuvent être confirmées par une observation répétée, mais dont nous ne pouvons jamais être assurés qu’elles sont universelles et nécessaires.
3) La méthode et le raisonnement inductifs
- L’induction est la démarche favorite des empiristes : il s’agit de tirer une conclusion générale d’un inventaire si possible exhaustif de faits observés. Idée que l’observation - la sensation - est le point de départ de la connaissance : l’expérience, pour les empiristes, est à la fois l’origine de notre connaissance, mais aussi ce qui la justifie.
- La science commence par l’observation. Le scientifique doit rendre compte fidèlement de ce qu’il vit, entend, en accord avec la situation qu’il observe, et doit être dénué de tout préjugé. Or, si la science est fondée sur l’expérience, par quels procédés passe-t-on des énoncés singuliers résultant de l’observation (“le papier du tournesol vire au rouge lorsqu’il est plongé dans l’acide”) aux énoncés universels, constitutifs du savoir scientifique (“l’acide fait virer au rouge le papier de tournesol”)? Les empiristes définissent un certain nombre de critères :
· le nombre d ‘énoncés d’observation formant la base de l’expérimentation doit être élevé;
· les observations doivent être répétées dans une grande variété de conditions;
· aucun énoncé d’observation accepté ne doit entrer en conflit avec la loi universelle qui en est dérivée.
- Ainsi la science se fonde-t-elle sur le principe de l’induction : si un grand nombre de A ont été observés dans des circonstances très variées, et si l’on observe que tous les A sans exception possèdent la propriété B, alors tous les A ont la propriété B. Une fois en possession de lois et de théories universelles, le scientifique pourra en tirer différentes conséquences et prédictions : si la généralisation théorique T est vraie, alors on peut s’attendre dans certaines conditions à la production d’un événement E; si la prédiction est démentie, la loi ou théorie ne se vérifie pas. Le moment de la généralisation est inductif; la phase de prédiction / vérification est déductive.
- Quelle est la méthode de l’induction ? D’abord l’observation (collection des faits et hypothèses préalables), puis la formulation des lois et théories (généralisation des faits observés), enfin le retour à l’expérience par des prédictions (vérification de la théorie), phase déductive.
- D’abord l’observation : l’enregistrement neutre, passif, d’informations fournies par le sens ; la collection des faits et des hypothèses préalables ;
- Puis la formulation des lois et théories : l’observation conduit le scientifique à penser qu’il existe un ordre de l’univers, des séquences ordonnées ; généralisation des faits observés : lorsqu’on fait chauffer de l’eau, elle finit toujours par bouillir, le jour succède à la nuit, la chaleur dilate certains matériaux, etc.
- Formulation d’hypothèses explicatives destinées à rendre raison des phénomènes observés.
- Le retour à l’expérience par des prédictions (vérification de la théorie), phase déductive.
- Pour les empiristes, l’hypothèse est suggérée par les faits : il suffit de voir comment les faits s’enchaînent les uns aux autres. Il suffit au savant, selon Stuart Mill, d’observer que le phénomène A est toujours suivi du phénomène B, que A est la cause de B (méthode de concordance), de noter que le phénomène B se produit toujours quand le phénomène A est apparu et ne se produit jamais quand le phénomène A ne se montre pas (méthode des différences), que les relations entre les phénomènes se révéleront quand on observe que l’un variant, l’autre varie corrélativement (méthode des variations concomitantes).
- Les théories scientifiques sont les reflets des données observables; l’expérience est la vérification des théories; les progrès de la science relèvent de l’accumulation de faits découverts et ajoutés les uns aux autres. Or, cette conception de la science n’est - elle pas contestable ? L’induction permet-elle véritablement de rendre compte de la démarche expérimentale, c’est-à-dire de procédures de validation des théories ?
4) Conclusion sur l’empirisme : le risque de scepticisme
- Si l’on ne peut justifier l’induction et la causalité, il semble que la connaissance n’ait pas de fondement certain. Ainsi, selon Hume, la part la plus étendue de notre pouvoir se résout en termes de croyance : la causalité, consistant dans la représentation d’un lien nécessaire entre la cause et l’effet, se ramène à une banale association d’idées en fonction de l’habitude. Si je n’avais jamais observé la conjonction entre le soleil et la chaleur, la perception du soleil n’aurait jamais entraîné l’attente de la seconde. D’où un scepticisme mitigé, garde-fou contre le dogmatisme, c’est-à-dire une trop grande confiance dans le pouvoir de la raison ; il est utile de connaître la fragilité de nos connaissances, mêmes celles qui, comme le principe de causalité, nous paraissent le mieux assurées.
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