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Cours: TEMPS & MEMOIRE (9 de 9)

Publié le 22/02/2012

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temps

 

III) LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU TEMPS

-        La science offre une vision multiforme et éclatée du temps : temps absolu et réversible de la physique classique, temps élastique de la relativité, temps irréversible de la thermodynamique, etc. D’une manière générale, chaque discipline scientifique induit une certaine représentation du temps qui n’arrive pas à en fournir une conception unifiée.

A)   LA NEGATION DU TEMPS DANS LA SCIENCE CLASSIQUE

-        La physique classique est fondée globalement sur le primat de l’éternité sur le temps et met en quelque sorte le temps hors du temps.

-        La physique classique naît avec la révolution de Copernic et Galilée aux XVIe et XVIIe siècles. Elle repose essentiellement sur une utilisation des mathématiques et leur application à l’expérience. Les mathématiques permettent alors de formuler des lois, d’établir des rapports constants et nécessaires entre certains phénomènes. Galilée va même jusqu’à prétendre que le livre de l’univers est écrit dans la langue des mathématiques. Nulle place n’est accordée au temps. La nature est de part en part géométrisée, de sorte que le point de vue de l’espace y est privilégié par rapport à celui du temps : le temps est nié comme durée irréversible, et ramené à l’espace, au grand dam de Bergson (cf. Supra). De Galilée à Einstein, la science moderne offre le spectacle d’un ordre immuable et intemporel.

-        Selon Newton (1642-1727), l’univers est conçu comme un immense mécanisme, réglé comme une horloge; le mouvement des planètes est régulier, tout ce qui est à venir est prévisible. Dans ce cadre, le temps est un absolu : il s’écoule indépendamment des choses et sert de référence pour mesurer le mouvement d’un corps. Le sens du temps n’a pas d’importance, les lois de la physique newtonienne ne sont pas changées si l’on inverse le sens du temps (le temps est réversible) : il est aussi facile de déterminer les éclipses passées que les éclipses futures et les planètes pourraient aussi bien tourner à l’envers. Le temps s’écoule uniformément, il est universel, absolu et invariable, c’est-à-dire indépendant du référentiel. L’espace est inerte, regardant le temps passer, comme une vache les trains. Le temps de Newton est, en fait, un temps idéalisé et sous-tend les principes mêmes de la mécanique. Cette dernière décrit, en effet, le mouvement des corps dans l’espace en donnant leurs positions à des instants successifs.

-        Tout ce que la nature fait, elle pourrait le défaire selon le même processus. Le temps newtonien n’a donc pas de flèche. Il ne crée pas, ne détruit pas non plus. Il ne fait que battre la mesure et baliser les trajectoires. Temps absolument neutre par conséquent, manquant de consistance et de réalité.

B) LA THERMODYNAMIQUE ET LA FLECHE DU TEMPS

-        Pour la thermodynamique, née au XIXe siècle, qui étudie les phénomènes thermiques, le temps est, au contraire, irréversible, il existe une flèche du temps. Au début du XIXe siècle, voulant calculer le rendement théorique des machines à vapeur, Sadi Carnot se rendit compte qu’un phénomène comme celui de la dispersion  de la  chaleur se produit toujours en sens unique : en mélangeant de l’eau chaude à de l’eau froide on obtient toujours de l’eau tiède; il est impossible que les échanges de chaleur se fassent en sens inverse.

-        En 1865, le physicien allemand Rudolph Clausius énonça le second principe de la thermodynamique, le principe d’entropie. Ce dernier postule que, pour tout système physique, existe une grandeur appelée entropie, laquelle représente le degré de désordre ou de hasard présent dans le système. Ce principe indique ensuite que la quantité d’entropie contenue dans le système ne peut que croître lors d’un quelconque événement physique (« tout fout le camp « !). Par exemple, l’entropie totale d’un morceau de sucre et d’une tasse de thé non sucré est inférieure à l’entropie d’une tasse de café sucré ; en vertu du deuxième principe de la thermodynamique, le sucre est obligé de se dissoudre dans la tasse. Comme il ne peut y avoir augmentation de l’entropie qu’au cours du temps, ce dernier est fléché, c’est-à-dire irréversible : le sucre en train de fondre au fond de la tasse de café ne reprendra jamais sa forme et sa couleur initiales. Sa déstructuration apparente manifeste le sens privilégié dans lequel le temps s’écoule.

-        Il existe donc bel et bien des événements qui ne peuvent se dérouler qu’en sens unique, selon un temps fléché. La plupart des événements sont irréversibles : personne n’a jamais vu un bol de chocolat se réchauffer spontanément, personne n’a jamais vu un être vivant rajeunir, malgré ce que clament les marchands de crème de beauté (et les irrésistibles cocasseries du film de Robert Zemeckis, Death becomes her) . Ainsi avons-nous toujours tendance à rire lorsqu’un film est projeté à l’envers.

C) LA THEORIE DE LA RELATIVITE

-        Avec la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, formulée en 1905, le temps n’est plus absolu mais il devient lui-même relatif : la référence de la lumière est prise pour référence absolue; le temps est défini par rapport à cette vitesse.

-        Einstein s’intéresse aux durées mesurées entre deux événements par des observateurs situés dans des référentiels différents. Il montre que ces mesures ne donnent pas les mêmes résultats. Einstein introduit le concept d’espace-temps, en remplacement des concepts jusqu’alors séparés d’espace et de temps. Si l’on change de référentiel dans l’espace-temps, le temps se transforme en partie en espace, et l’espace se transforme en partie en temps. Temps et espace deviennent relatifs et entremêlés.

-        Lorsqu’on approche de la vitesse de la lumière se produit une véritable distorsion du temps illustrée par le “ paradoxe des jumeaux ” imaginé par Paul Langevin en 1911.

-        Soit deux jumeaux, Rémi et Eloi, initialement sur terre, au repos, avec leurs montres synchronisées.  Rémi effectue un aller-retour vers une étoile à une vitesse proche de celle de la lumière, l’autre jumeau restant sur la terre; au retour, le jumeau astronaute sera plus jeune de quelques années que son frère à son retour. Rémi et Eloi ne sont donc plus jumeaux, mais seulement frères. Deux années ont passé pour Eloi, par exemple, et seulement une pour Rémi. Des expériences ont confirmé ce phénomène de distorsion du temps, non pas avec des êtres humains mais avec des horloges atomiques embarquées à bord d’avions très rapides (cf. Document donné en annexe).

-        Avec la théorie de la relativité restreinte, le temps devient élastique, ce qui remet en question l’hypothèse classique d’un temps universel. Des événements qui sont dans le futur pour tel observateur sont dans le passé pour tel autre et dans le présent pour un troisième. Ce qui m’est présent à un certain instant n’existe plus ou pas encore pour quelqu’un d’autre en déplacement par rapport à moi.

-        Au total, la physique offre un état éclaté de la vision du temps : temps absolu et réversible de la physique classique; temps élastique et relatif de la relativité; temps irréversible de la thermodynamique. Le temps, pour la physique, revêt donc plusieurs facettes et il est à ce jour impossible d’en proposer une vision uniforme. D’où l’idée d’un « temps éclaté «.

D) LE TEMPS ECLATE

-        Il n’y a peut-être pas un temps universellement reconnu, mais des temps, selon le regard que l’on porte sur lui, celui de l’historien, du psychologue, du physicien, de l’anthropologue, etc.

-        Pour le psychologue, le temps a essentiellement trait à la subjectivité de l’individu: s’il nous est possible d’accorder nos montres sur une même heure, nous vivons et percevons différemment le temps en fonction de notre activité, de notre âge, etc. La chronopsychologie nous enseigne ainsi que l’attention, les capacités de mémorisation, les performances intellectuelles de tout individu fluctuent dans le temps de manière rythmique et selon des périodicités diverses. Mais, bien que subjective, la perception du temps obéit à des lois générales, comme le suggère le psychologue Paul Fraisse (article Sciences humaines, n° 55).

-        La première loi enseigne que plus une activité est morcelée, plus elle paraît durer longtemps ; tout dépend aussi du degré de motivation, de répétition, etc. (l’ouvrier travaillant sur une chaîne de montage trouvera le temps plus long que l’artisan). La deuxième loi montre que plus une activité est intéressante, plus elle paraît brève (l’heure de récréation paraît plus courte que l’heure de classe), de sorte que l’intérêt ou la motivation pour une tâche lui confère une unité et fait oublier les contraintes temporelles. La troisième loi établit que le temps d’une attente est toujours trop long (l’attente chez le dentiste ou l’attente du rendez-vous avec l’amant) : l’attente fait vivre un temps inutile, avant une épreuve ou la satisfaction d’un désir.

-        Pour l’anthropologue, le développement des sociétés qui coexistent ne s’inscrit pas dans un temps universel. La multiplicité des représentations du temps s’observe à travers la diversité des calendriers adoptés par les groupes humains : le calendrier musulman débute avec l’hégire (16 juillet 622), par exemple. Le choix du calendrier n’est d’ailleurs pas innocent, comme en témoigne la tentative des révolutionnaires français de substituer, entre 1793 et 1806, le calendrier républicain au calendrier grégorien. On peut en outre distinguer le temps sacré, magico-religieux, du temps profane, social et historique, le premier revêtant un caractère qualitatif, l’autre plutôt quantitatif. Les anthropologues distinguent une multiplicité, une diversité, une hétérogénéité de temps sociaux. Chaque individu vit selon des temps différents, déterminés tout à la fois par son activité et son milieu social.

-        Selon Georges Gurvitch (Les temps sociaux), il est possible d’identifier les temps sociaux caractéristiques d’une société. Dans la société féodale, par exemple, les temps dans lesquels s’inscrivent l’Eglise, l’Etat monarchique, les seigneuries différent des temps dans lesquels vit la population paysanne : l’Eglise vit dans plusieurs temps simultanément – le temps de la longue durée qui est essentiellement celui de la tradition, le temps des célébrations religieuses, le temps des prières, etc. Les paysans vivent pour l’essentiel au rythme des saisons mais aussi dans un temps linéaire ponctué par les guerres, les disettes, etc. Gurvitch va jusqu’à recenser huit temps sociaux différents. Dans les sociétés archaïques ou primitives, la conscience du temps s’exprime à travers les mythes, les rites, les échanges, etc.

-        En histoire, la signification donnée au fait historique dépend de l’échelle de temps choisie. Le découpage, par exemple, de l’histoire en Antiquité, Moyen Age, Renaissance, époque moderne et contemporaine, est historiquement daté et revêt un caractère européocentriste. Tout mode de périodisation induit une vision de l’histoire. La multiplicité des objets dont traite l’histoire entraîne une multiplicité des représentations du temps. Le temps de l’historien ne se confond pas avec le temps historique correspondant à l’événement effectivement vécu. Braudel, par exemple, propose d’articuler différentes échelles de temps en distinguant : la longue durée du temps géographique, le temps conjoncturel et cyclique de l’économique, l’histoire événementielle de l’individu et du politique. L’historien s’appuie sur la mémoire et les mémoires individuelle et collective sont des constructions; le passé est objet de constructions et de déconstructions successives.

-        On pourrait croire que les physiciens offrent une définition du temps objectif, celui de la nature, de l’univers. Pourtant, nous l’avons vu, chez les physiciens aussi, il existe des représentations divergentes du temps selon la perspective adoptée.

-        Chaque discipline induit donc une certaine représentation du temps, en fonction de leur objet d’étude et des méthodes utilisées. Temps subjectif, quantitatif, historique, géographique, économique, social, le temps devient éclaté, sa définition dépendant essentiellement de l’échelle choisie.

CONCLUSION GENERALE

-        Quelle idée finalement peut-on tirer de cet examen du temps, de cette multiplicité de points de vue, de problèmes ?

-        Tous les examens qu’on fait du temps, qu’ils se placent au niveau de l’expérience courante, vécue, ou à celui de la philosophie, voire de la science, ramènent tous à une oscillation : du réalisme (il existe un temps objectif, en dehors de la conscience), que ce réalisme soit naïf, philosophique ou savant, à l’irréalisme (le temps n’existe pas hors de la conscience), de la dévalorisation du temps à l’affirmation de sa valeur ontologique (le temps est créateur, il rend possible la liberté humaine, l’avenir est indéterminé). Ces couples d’opposition se recouvrent et se combinent.

-        Le temps soulève également de nombreux paradoxes : on peut dire, par exemple, que seul le présent existe puisque nous n'en sortons jamais; mais on peut soutenir qu'il n'existe pas puisque, à peine advenu, il s'abolit dans le passé.

-        Le temps ne m'emporte pas cependant tout entier. Par la mémoire – la vraie, et non l'habitude (cf. Bergson) -, ma conscience me restitue le passé sous al forme de souvenirs précis et datés. Seulement cette mémoire me fait parfois défaut. A côté de l'oubli qui témoigne de notre faiblesse (nous oublions ce que nous n'osons pas ou n'avons pas fait l'effort de retenir, par paresse ou lâcheté), il y a sans conteste un oubli salutaire, qui est le signe même de notre liberté.

-        D’autre part, il apparaît que le concept de temps n’est jamais saisissable en tant que tel et dans sa pure essence, tant il est indissociable de concepts connexes. En effet, l’idée de temps se situe au point de rencontre de démarches et de champs de savoir hétérogènes. C’est une idée métaphysique, mais c’est aussi un concept physique mesurable, une donnée de la conscience et du vécu, un concept psychologique, etc. L’idée de temps recouvre en vérité des champs différents du savoir.

-        La nature du temps reste toujours inconnue et se présente plus comme une énigme que comme une ignorance provisoire. La connaissance du temps n’apparaît pas à notre horizon. Est-ce seulement pour l’instant ou définitivement ? Les sciences parviendront-elles à dévoiler la nature du temps, à agir sur lui, à le manipuler ? Ce n’est pas encore le cas, la science étant pour le moment incapable de nous proposer une vision unifiée et cohérente du temps.

 

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