Cours: TEMPS & MEMOIRE (2 de 9)
Publié le 22/02/2012
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C) LES TROIS DIRECTIONS DU TEMPS VECU
1) Le présent
- Des trois moments du temps – le passé, le présent, l'avenir -, un seul semble m'être réellement donné et vécu : le présent. Notre angoisse devant l'avenir, notre colère au souvenir d'une humiliation passée sont des faits présents. Ce qu'il y a de réel dans l'avenir, c'est qu'il sera présent; ce qu'il y a de réel dans le passé, c'est qu'il fut présent lui aussi. Et quand nous tentons de considérer dans leur réalité avenir et passé, nous comprenons qu'ils tirent tout leur sens de notre pensée actuelle, comme le souligne Saint Augustin dans Les confessions : " …ni l'avenir, ni le passé n'existent…Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur…Le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition directe; le présent de l'avenir, c'est l'attente. " (Livre XI, chap. XIV et XX).
- Le présent : moment, actuellement donné, entre le passé et le futur ; ce qui existe dans le moment où l’on parle, par opposition au passé et au futur. L'instant : point du temps, n’ayant aucune durée.
- On remarquera qu'on ne peut penser le bref instant que si on le sépare, au moins par la pensée, d'une durée plus vaste, ce qui ne se peut que par l'introduction d'une discontinuité, d'un point indivisible de durée. Ainsi l'instant est-il compatible avec la continuité et la durée du temps ? L'instant est-il un élément réel du temps ou une simple limite idéale ? La question renvoie au problème des rapports entre succession et permanence, discontinu et continu, mais aussi au rôle et à la fonction de l'instant dans la pratique humaine : la valorisation positive de l'instant ne mène-t-elle pas le sujet à renoncer à assumer la valeur de la durée au bénéfice de l'éternité ? Peut-on envisager une valorisation pratique de l'instant qui assume la totalité du temps ?
- Pour prendre le contre-pied de l'affirmation de Saint Augustin (seul le présent existe), on peut insister sur le paradoxe du temps et montrer qu' il n'y a que le présent qui n'existe pas. En effet, qu'est le présent, sinon un moment du temps qui se décompose en deux moments, lesquels ont précisément pour caractère de ne pas être présents.
- Le premier moment est fait de ce qui vient tout juste de se passer, le second de ce qui va tout de suite advenir, un point virtuel tendu juste devant moi par mon désir ou par ma crainte. Où est donc le présent entre l'immédiatement passé et l'immédiatement futur ? Le présent apparaît ici comme un être insaisissable, une pure fiction sans épaisseur existentielle. Le temps serait donc un être qui se décompose en deux néants : ce qui fut (premier néant) et ce qui sera (second néant). Le temps est certes divisible mais ces parties n'existent pas, les unes étant au futur, les autres au passé.
- Le présent n'est - il pas alors l'instant, si on entend par instant un " atome de temps", " un point indivisible de durée " ?
- Sur un plan théorique ou ontologique, le présent n'est assurément pas l'instant. Dire que l'instant existe, qu'il est un élément réel du temps, conduit aux paradoxes de Zénon (ce point sera repris dans la suite du cours). Si le temps est composé d'instants comme une ligne est composée de points infiniment petits, la flèche de Zénon ne peut se mouvoir. La flèche est dans l'instant soit en repos, soit en mouvement. Or, la flèche ne peut être en mouvement dans l'instant supposé indivisible, puisqu'elle changerait de position, ce qui ne serait pensable qu'en envisageant l'instant comme divisé. Par conséquent, la flèche est en repos dans l'instant. Comme le temps est fait d'instants indivisibles, la flèche est toujours en repos.
- Penser l'instant comme une réalité en soi, comme un néant de durée, mène donc à une aporie insurmontable et à une incapacité à comprendre le mouvement et la durée. Dès lors, le présent doit être autre chose que l'instant présent. Une durée ?
- D'abord, le temps n'est pas la condition des événements mais bien plutôt leur conséquence – leur suite, leur succession réelle (ceci, puis cela, puis encore cela…). Un temps totalement vide d'événements ne serait pas du temps : il ne serait rien. Le présent, envisagé comme durée, n'est autre que l'action qui remplit ce temps.
- La durée est l'étoffe même de la conscience, comme l'a montré Bergson. Pas de conscience sans mémoire ni sans anticipation de l'avenir. Un amnésique qui aurait tout oublié de son passé et qui, d'instant en instant, continuerait d'oublier tout – un être absolument sans mémoire – n'aurait ni pensée ni conscience. Et sans mémoire, nul ne pourrait anticiper quoi que ce soit. Il n'y a donc de vie consciente que dans la durée, dans la mémoire, dans l'attente. Une durée toujours présente, en ce sens que le passé et l'avenir ne m'affectent qu'ici et maintenant. Si seul le présent est réel, ce présent, en tant qu'il est conscient, inclut une dimension d 'avenir et de passé qui est la temporalité même.
- En ce sens, vivre au présent ne suffit pas pour vivre le présent : la fidélité – exemple type de la valeur liée au temps – montre qu’il n’y a pas de présent réel dans l’oubli du passé. La liberté suppose la mémoire, savoir une certaine continuité. Rien dans le présent ne peut avoir du sens par rapport à ce seul présent : ce que je suis, ce que je fais prend sa source dans le passé et a le futur pour embouchure.
2) Le passé
- Si le temps perdu ne se retrouve jamais, le passé ne cesse pas de s’adresser au présent ; c’est la permanence du passé qui fait la vie du présent, même si le passé est le temps de la nostalgie, du remords, du regret, de la fatalité, de l’irréversible. La vie, l’action constituent un mélange paradoxal de continuité et de rupture.
- La reprise, par exemple, n’est jamais une pure et simple répétition : il y faut de la nouveauté mais il faut aussi que quelque chose de passé, de l’ancien, soit gardé. Il n’y a de rupture que par et dans une continuité temporelle où le présent se définit à partir du passé, tout en redéfinissant à son tour le passé pour lui donner une orientation inédite (exemple des révolutions en histoire, exemple également du processus de la création en art, en science, etc.).
- De même, être, c’est avoir été ; vivre, c’est avoir vécu. Le présent n’est peut-être alors que du passé composé et le futur, du passé décomposé.
3) Le futur
- Le temps n’est peut-être pas tant une chute du présent dans le passé qu’une chute du futur dans le présent. Attendre, désirer, prévoir, souhaiter, espérer – tous ces états psychiques tendent vers le futur. Alors que le passé est le temps de l’assomption et le présent, celui de l’engagement, le futur est le temps du projet et de la liberté. Nous vivons en avant, il n’y a pas d’action sans anticipation. Vivre, c’est anticiper (voir plus loin l’analyse de Sartre – le futur est le temps du pour soi).
- Le désir n’est pas seulement une tension vers le futur (je désire ce que j’imagine être une source de satisfaction) ; il contribue à le créer. Le temps, dit Bergson, est la création d’imprévisible nouveauté. La nécessité tourne le phénomène vers son passé, la finalité l’oriente vers le futur. Sans la finalité, ni liberté ni espérance.
- Mais le futur n’est pas seulement le temps du projet et de la liberté, il est aussi celui de l’angoisse et de l’espérance qui sont intimement liées : « Il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir « (Spinoza). L’espérance est un désir qui porte sur l’avenir; elle est manque. Elle est le symétrique de la nostalgie qui porte sur le passé. Le futur contient à la fois ce qu’il y a de plus imprévisible (les aléas de l’existence, la mort toujours imminente) et de plus prévisible (la mort à nouveau que l’on sait devoir nécessairement arriver).
4) L’intrication des différents temps les uns dans les autres
- Le temps est un va-et-vient entre le présent, le passé et le futur.
- Exemple de la question du sens et du bonheur. Le sens est totalité des trois dimensions du temps ; inversement, l’impression que la vie n’a pas de sens n’est pas seulement due à une absence de finalité, mais souvent à une discontinuité entre le présent et le passé. Les névrosés et les psychotiques, par exemple, ne s’intéressent pas à leur passé ; ils lui sont aliénés, voués à le répéter sans le savoir. Freud découvre ainsi qu’un névrosé souffre de réminiscences et lie la contrainte de répétition à la mort. Cette discontinuité, projetée sur le futur, est propre à engendrer l’angoisse.
- Dans Le désir d'éternité, Alquié souligne que la passion, fondée sur un désir d’éternité, est refus du temps, de sorte que la liberté et le bonheur, fondées sur l’action, supposent une acceptation du temps dans ses trois dimensions et non un refuge dans une éternité illusoire et pathogène.
- Dans Le bonheur (cf. Cours sur le bonheur), Robert Misrahi définit le bonheur comme la forme et la signification d’ensemble d’une vie qui se considère elle-même comme comblée et comme signifiante. Il est une appréhension réflexive de la vie de l’individu dans sa durée et un sentiment qualitatif de plénitude et de satisfaction concernant le Tout de l’existence. Sentiment d’homogénéité entre le présent en train de se vivre et le passé déjà vécu. Quand je dis : “je suis heureux”, cela signifie que je suis actuellement satisfait et comblé et que j’appréhende, dans le cours de ma vie, la même signification que celle qui, actuellement, justifie le sentiment positif de soi-même.
- La souffrance, le malheur, la vie sous le régime de la servitude et de la passion consistent justement en une incapacité à ressentir cette homogénéité dans notre propre vie qui apparaît discontinue, fragmentée, c’est-à-dire insensée et vaine.
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