Cours: TEMPS & MEMOIRE (1 de 9)
Publié le 22/02/2012
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INTRODUCTION
«Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame !
Las ! Le temps, non ! Mais nous nous en allons. « (Ronsard) «Mais n’oublie pas Que le temps te changera Non n’oublie pas Que le temps… « (Gérard Manset, « Attends que le temps te vide «, Il voyage en solitaire)
- La question du temps est une des questions fondamentales de la philosophie : il y va de la compréhension de nous-mêmes, dont la nature est d’être temporels, de notre liberté, du sens de notre existence, des possibilités de notre action et de notre connaissance. C’est aussi la plus difficile, et ce pour trois raisons essentielles.
- D’abord c’est l’universalité qui semble le mieux caractériser le temps. Ce dernier nous affecte sans cesse, nulle chose n’échappe au temps, de sorte que nous ne pouvons pas nous mettre en retrait par rapport à lui ; nous pouvons certes le mesurer, mais non l’observer en le mettant à distance. Rien de ce qui constitue le sens de l’existence n’est étranger au temps : les émotions de surprise, de peur, de déception, de regret, d’espoir, qui tissent notre quotidien, résultent toutes d’un télescopage du présent avec le passé et le futur ; la sagesse est également inséparable du temps, soit qu’elle privilégie le présent ‘(l’épicurisme, le stoïcisme), soit qu’elle s’échappe vers l’éternité (le bouddhisme, le taoïsme).
- Ensuite nous ne pouvons pas non plus saisir le temps qui n’est pas quelque chose de matériel, un objet dont nous pourrions avoir connaissance en l’examinant. Le temps n’est une matière à aucun de nos cinq sens. Il n’est pas perceptible en tant que phénomène brut.
- Enfin, le temps est un concept ou une expérience éminemment paradoxal : il est à la fois une puissance extérieure, une réalité objective sur laquelle nous n’avons pas de prise et qu’indiquent seulement les aiguilles d’une montre. Et, en même temps, nous vivons avec lui comme avec une personne à laquelle nous sommes liés subjectivement, affectivement; nous ressentons les effets du temps, et dans cette mesure nous pouvons dire que nous en avons l’expérience, mais une expérience en quelque sorte du dedans : nous ne pouvons nous écarter du temps pour l’observer, nous n’avons aucune prise sur lui, aucun recul vis-à-vis de lui. Le temps est à la fois évident et impalpable, substantiel et fuyant, familier et mystérieux : il détruit et construit, destitue et constitue, en nous menant tout droit à la mort.
- L’usage courant du terme temps découvre des confusions et contradictions. Dire «le temps passe vite « contredit ce que sous-entend l’expression « pendant ce temps « : la première implique un temps élastique, dont la vitesse est variable, ou que nous ressentons comme variable (aspect psychologique, subjectif du temps); la deuxième sous-entend un temps homogène, le même pour tous les événements qui se déroulent indépendamment les uns des autres, un temps objectif qui serait une sorte de contenant pour tous les mouvements, un temps réel, extérieur à nous, dans lequel nous pouvons découper des durées, établir des simultanéités, etc.
- On peut alors distinguer plusieurs acceptions du concept de temps.
- Il peut d’abord signifier, au sens commun du terme, une période qui s’écoule entre un événement donné dit antérieur et un autre événement dit postérieur.
- On entend également par “ temps “ une époque déterminée couvrant un certain intervalle de temps (exemple: le temps des cerises, les temps modernes…).
- Le temps, c’est aussi le changement continuel et irréversible par lequel le présent devient le passé et l’avenir le présent : dans cette définition, le concept de temps a comme synonyme le devenir (exemple : le cours du temps).
- Enfin, le temps est le milieu indéfini et homogène dans lequel se déroulent les événements.
- Le temps est-il une entité, a-t-il un être ? Notre expérience du temps est bien plutôt celle d’un non-être : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, et l’instant présent a déjà disparu. C’est ainsi que la tradition classique privilégie l’éternité par rapport au temps : seul est ce qui est éternel. Or, si nous avons tendance à penser que nous vivons et que toute chose vit dans le temps (idée d’un temps objectif), le temps existe-t-il véritablement en dehors de nous-même, de la vie de la conscience ou de l’âme ? Peut-on véritablement accorder quelque réalité objective au temps ? En somme, la conscience est-elle dans le temps ou bien est-ce le temps qui est dans la conscience ?
I) LES CARACTERES DU TEMPS
- Quels sont les principaux caractères du temps qui se livrent au regard attentif ? Qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui se passe, lorsque l’on dit que «le temps passe « ?
A) LE TEMPS, FLUX ININTERROMPU
- C’est le caractère du temps qui nous apparaît comme le plus évident : dire “ le temps passe “ est une sorte de pléonasme, temps et passage étant indissociables. Mais qu’est-ce au juste qui passe dans le temps ?
- D’abord, le temps nous emporte dans sa course, comme un fleuve emporte un bateau : nous contemplons le présent, c’est-à-dire ce qui est juste devant nous, et le passé immédiat, comme un paysage qui défile en s’éloignant; nous ne pouvons voir l’avenir, qui arrive derrière nous, nous ne le voyons que lorsqu’il est devant nous, c’est-à-dire lorsqu’il est devenu présent, et qu’il devient à son tour passé.
- Le temps, c’est aussi ce qui emporte, engloutit tout autour de nous, qui restons immobiles, comme dans le procédé des transparences au cinéma où l’on filme des personnages dans une automobile, par exemple, et derrière eux, on projette le film mouvant d’une rue ou d’une route qui défile.
- En réalité, nous avons le sentiment que tout change, que rien n’est immobile : «Nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve «, dit Héraclite, parce que le fleuve a coulé et que la seconde fois n’est pas la même eau, mais aussi parce que nous-mêmes avons changé, ne serait-ce que parce que nous avons désormais le souvenir de la première fois, et que nous n’appréhendons pas de la même manière notre entrée dans l’eau. C’est ce que Jankélévitch appelle la “ primultimité ”: il n’y a jamais de deuxième fois, la deuxième fois est quelque chose de nouveau et est , elle aussi, une première fois.
- En somme, la première caractéristique du temps est son évanescence : la «fuite du temps « désigne la mobilité incessante de tout, des choses, des événements que nous traversons, et de nous-mêmes qui changeons.
- Pourtant, nous n’avons pas une conscience claire, pure, du temps qui passe. Absorbés dans nos actions, nous n’avons qu’implicitement l’idée que ces actions se déroulent dans le temps : notre conscience vit au présent et dans la réalité. Nous nous rendons compte que, dans ce que nous appelons présent, il y a une part de passé immédiat et une part d’avenir imminent; notre action présente comporte un commencement, une suite et une fin; notre conscience lie les étapes en retenant le passé immédiat sous forme de souvenirs, grâce à la mémoire, et en anticipant sur l’avenir, grâce à l’imagination.
- Bergson insiste sur cette activité de la conscience : lorsque j’écoute un morceau de musique, je retiens mentalement chaque note déjà jouée, qui amène la suivante, laquelle à son tour passe, et j’attends les notes suivantes; sans cette activité unificatrice de la conscience, je ne percevrais que des notes isolées (les précédentes ayant été oubliées) et sans signification, la mélodie n’existerait plus. De même, quand je parle, chaque mot que je prononce tombe aussitôt dans le passé, mais je m’en souviens et mon interlocuteur aussi, je sais plus ou moins clairement comment ma phrase va continuer; si chaque mot est une étape dans la construction de la phrase, il ne prend son sens que dans la totalité de la phrase qui s’étale dans le temps.
- En fait, nous ne prenons vraiment conscience du flux continu que dans des circonstances particulières plus ou moins frappantes : dans les ruptures de nos activités (changement de lieu, fin d’une action donnée; nous tournons alors la page et nous nous apercevons qu’un pan de notre vie est tombé dans le passé); lors de certains événements fortuits (lorsque, par exemple, nous rencontrons quelqu’un que nous n’avions pas vu depuis longtemps, son changement d’aspect nous apparaît d’un bloc et nous prenons conscience de ce changement lui-même et du laps de temps qui s’est écoulé depuis notre dernière rencontre); lors d’un moment heureux que vient troubler le sentiment que ce moment va passer, est en train de passer (cf. Le vers de Lamartine : “O Temps, suspends ton vol, et vous, heures propices / Suspendez votre cours ! / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours !“). De même, dans les moments malheureux que nous voudrions supprimer, nous prenons conscience qu’ils vont passer, qu’il suffit d’avoir de la patience…
- Vis-à-vis de ce flux du temps, nous ne sommes pourtant pas entièrement passifs : notre attitude peut changer. Jankélévitch appelle «le sérieux « l’attitude consistant à s’adapter au changement pour en tirer parti. Il s’agit d’adhérer au présent en renonçant à maintenir le passé autrement que dans notre mémoire, et à aspirer à l’avenir autrement qu’en cherchant à le préparer par notre action présente.
- Chez les malades mentaux, au contraire, on constate un lien entre l’adhésion à la réalité et des troubles de la perception du temps : certains sont paralysés par la fuite du temps qu’ils ressentent comme une hémorragie; d’autres se sentent décalés, tout ce qui passe autour d’eux leur paraît fané, usé, irréel, rien ne leur paraît nouveau.
- Notre première appréhension du flux du temps tend donc à le représenter comme destructeur (nos moments heureux passent, nous vieillissons, les choses s’érodent et se délitent), mais un examen plus attentif nous le présente aussi comme constructeur : le passage du temps permet la maturation, voire la création. L’expression, chère à feu François Mitterrand, «il faut laisser du temps au temps «, met l’accent sur la nécessité des étapes du passage.
B) L’IRREVERSIBILITE
- Se pose alors le problème de la direction de ce flux du temps et des changements. Un autre caractère du temps se présente à nous comme une donnée immédiate, intuitive : ce flux est orienté et irréversible. Cette irréversibilité, affirme Jankélévitch dans L’Irréversible et la Nostalgie, n’est pas «un caractère du temps parmi d’autres caractères, il est la temporalité même du temps…l’irréversible définit le tout et l’essence de la temporalité et la temporalité seule…Le devenir n’est pas sa manière d’être, il est son être lui-même…on ne peut concevoir un temps réversible et qui demeurerait cependant temporel «. Ainsi y a-t-il asymétrie entre le passé et le futur : alors que l’avenir est vide, flou, incertain, le passé a un contenu précis (des images, des idées qui peuvent d’ailleurs susciter à nouveau des émotions…), il a une consistance du fait qu’il a existé, qu’il a été présent.
- L’irréversibilité correspond, de fait, aux expériences les plus banales : jamais les cendres ne redeviennent fagot, jamais l’eau des fleuves ne se reconstitue dans les océans pour remonter à leurs sources, et ce n’est jamais vers leur naissance que les vivants s’acheminent. La biologie montre que les processus biologiques ont un sens, ils ne sont pas réversibles; les êtres vivants naissent, grandissent, vieillissent et meurent, les processus physiologiques se produisent dans le même sens (digestion, respiration, transformations chimiques, etc.), les maladies peuvent guérir, mais en suivant un cours temporel de réparation, et certaines lésions sont irréparables, irréversibles. Chez l’homme également, cette irréversibilité se retrouve à tous les niveaux, ontogénétique (de la naissance à la mort), phylogénétique (l’évolution des espèces) et historique (la succession des civilisations). Chaque vie est ainsi une flèche tirée à la naissance et qui s’immobilise à la mort.
- L’irréversibilité ajoute au flux ininterrompu du temps un caractère tragique, en lui donnant la dimension du “ jamais plus ” et du “ trop tard ”. L’irréversible ferme le passé, obère l’avenir. Le passé devient irrévocable. Rien ne pourra faire que ce qui a été n’ait pas été. Le temps perdu peut sans doute se rattraper, il ne se retrouve jamais; des occasions analogues pourront se représenter, mais elles ne seront pas précisément celles qu’on avait laissé s’échapper.
- L’irréversible est aggravé par la brièveté de notre vie : la fuite du temps est tragique pour nous puisque nous allons mourir et que chaque instant qui passe nous rapproche de la mort. Désespoir des désirs non réalisés et qui ne seront jamais réalisés, des fautes qui ne seront jamais effacées, des possibilités qui disparaissent. Le tragique vient ici de ce que notre avenir et nos espérances se réduisent de plus en plus, mais surtout que notre passé s’alourdit de toutes les occasions manquées, de toutes les déceptions, de toutes les fautes qui s’y sont accumulées et qui ne pourront jamais s’effacer. La mort fige le passé et, comme dit Sartre, “ le transforme en destin ”.
- Certes, il y a l’oubli et le pardon qui sont des adoucissements pour les situations pénibles qui ont été ou que nous avons provoquées, mais ils n’effacent pas, loin s’en faut, ce qui a été, ils ne peuvent faire revivre ce qui a été vécu. C’est pourquoi l’irréversible est vécu comme un scandale affectif et moral. D’où les sentiments divers, que Jankélévitch analyse, à l’égard de ce passé irrévocable.
- D’abord la nostalgie du “bon vieux temps”; nous oublions qu’il comportait aussi de mauvais moments, l’éloignement lui conférant une aura séduisante; nous avons la nostalgie du passé simplement parce qu’il est passé, de sorte que c’est l’éloignement qui suscite la nostalgie, et nous fait prendre plaisir à l’évocation des souvenirs.
- Puis le regret de ne pouvoir revivre le passé : conscience de notre bonheur d’alors, de notre fraîcheur. Exemple de ceux qui reviennent sur les lieux de leur enfance, lesquels paraissent rapetissés, dérisoires, tant nous les avions embellis par la distance, le rêve, l’imagination.
- Le remords, qui naît de l’irrévocabilité de nos fautes, rend le souvenir obsédant, envahissant, et ronge notre conscience (“ Et le ver rongera ta peau comme un remords ”, Baudelaire). Le remords, comme la honte, a le mérite de nous rendre sensible à notre culpabilité et au scandale de l’irréversible, même s’il empoisonne tous nos instants sans pour autant apporter la moindre réparation. Mais le remords peut se transformer en repentir, sentiment positif et moral, où le remords se tourne vers le présent et l’avenir, pour amener le responsable à réparer ce qu’il peut réparer, à s’améliorer lui-même.
- L’espérance dans l’avenir qui peut déboucher sur des rêveries stériles et décevantes ou nous pousser à agir à partir du présent. Il faudrait aussi évoquer la crainte, le désir, etc.
- En somme, si nous ne pouvons échapper à la fuite irréversible du temps, nous ne pouvons pas non plus échapper à la présence en nous du passé (souvenirs, sentiments qui accompagnent ces souvenirs) et du futur (anticipation, crainte, espoir). Nous avons tous le désir d’échapper au poids du passé, d’oublier nos expériences, d’aborder le monde avec un regard neuf; mais c’est impossible et c’est aussi une illusion : être sans souvenirs nous rendrait ignorants du monde, de nous-mêmes, sans désirs et sans raisons d’agir.
- Nous avons aussi le désir d’échapper au futur puisque le futur c’est l’inconnu : d’où le désir de vivre dans le présent (“ Carpe Diem ”) ou de se réfugier dans le passé (cf. L'analyse d'Alquié, dans Le désir d'éternité : la passion comme refus du temps. Cours sur les passions), ce qui revient à passer sa vie à la rêver, à accomplir des gestes vides qui relèvent de la pathologie, comme la dame qui continuait à mettre le couvert pour son fils mort.
- Ces deux désirs inverses sont deux illusions qui ne font que confirmer l’irréversibilité du temps. Même si, par un miracle, on pouvait revivre le passé, cela n’abolirait pas pour autant l’irréversibilité: on peut imaginer un miracle qui rende à la dame son fils mort, il a quand même été mort. Platon imagine un temps qui irait à rebours à cause d’une inversion du mouvement de l’univers : alors les hommes au lieu de se diriger vers leur vieillesse et leur mort iraient vers leur jeunesse et leur disparition.
- Mais la réversibilité d’un processus local ne change rien à l’irréversibilité du temps global : un film projeté à l’envers serait encore regardé dans la même coulée du temps ; on peut remonter le cours d’un fleuve, celui-ci ne s’arrête pas pour autant de couler dans le même sens.
- Notre désir de revenir en arrière (cf. La machine à remonter le temps d’H.G.Wells) nous mène à des paradoxes insolubles. Quand nous désirons revenir dans un fragment du passé, ce n’est pas pour revivre ce passé à l’identique, car alors nous ne nous apercevrions même pas que nous le revivons. Nous voulons le revivre avec une conscience nouvelle, enrichie par l’expérience acquise. Si même ce retour au passé était possible sans repasser, comme dans un film à l’envers, toutes les étapes, nous ne pourrions que le transformer par le seul effet de notre présence là où elle ne devait pas être.
- C’est un des thèmes classiques de la science-fiction : par notre présence dans le passé, toute la suite des événements ne peut que changer du tout au tout. Dans une nouvelle, des explorateurs du temps commettent l’imprudence de sortir de leur machine et écrasent un papillon; à leur retour dans leur présent, ils ne reconnaissent plus rien : l’évolution des espèces s’est faite différemment. Mais la plupart des auteurs esquivent les difficultés et admettent implicitement que l’action dans le passé ne peut que confirmer le présent : dans Retour vers le futur, le jeune homme propulsé dans les années cinquante accomplit sa mission; il risque une catastrophe temporelle : la jeune fille qui sera sa mère commence à tomber amoureuse de lui, il doit la pousser dans les bras de celui qui deviendra son père.
- En général donc, les paradoxes temporels créés par le retour dans le passé donnent lieu à des sortes d‘acrobaties ou à des effets comiques (que se passerait-il si, remontant le temps, je tuais mon propre père ? Je n’existerais plus pour pouvoir remonter le tuer…).
- Au total, l’irréversibilité du temps n’est pas tant une qualité du temps que le temps lui-même. Où l’on voit que le temps est un englobant-englobé : on peut en effet dire que la conscience est dans le temps aussi bien que le temps est dans la conscience.
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