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Cours: AUTRUI ET LA PERSONNE

Publié le 22/02/2012

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AUTRUI / LA PERSONNE  
INTRODUCTION Pourquoi étudier ensemble ces deux notions? Quel est leur lien? Elles renvoient toutes deux à une même réalité depuis un point de vue différent: l’existence de fait des autres autour de moi. Autrui: insiste sur la différence irréductible entre moi et les autres, sur l’altérité des autres et la spécificité du moi. Autrui, c’est surtout ce que je ne suis pas, ce que je ne peux pas comprendre. Personne: insiste sur l’identité de fond qui fait que je suis un homme comme un autre, un homme parmi d’autres. La personne, c’est la dignité de la personne humaine. Tout le problème consiste à savoir ce qui l’emporte: notre communauté ou notre altérité? Autrui est-il tellement différent de moi que rien ne peut nous réunir? L’altérité d’autrui l’emporte-t-elle sur notre commune appartenance à l’espèce humaine? Ce qui fait la difficulté, c’est que nous sommes apparemment placés devant l’alternative suivante: soit je privilégie l’altérité d’autrui, et je ne peux plus le connaître. Soit, je privilégie notre identité, et ce n’est pas autrui que je connais, mais ce que je projette de moi en autrui. I. UN MONDE SANS AUTRUI L’égoïsme naturel de l’homme le porte à ne pas tenir compte de l’existence des autres autour de lui: il se comporte comme s’il était seul au monde. Inversement, tout le sens de l’entreprise philosophique revient toujours en quelque sorte à "intégrer" autrui, à penser depuis un point de vue général, c’est-à-dire à ne pas penser seul, à penser en quelque sorte depuis le point de vue de l’autre. On peut se demander ce que serait pour moi un monde dont les autres seraient absents: un enfer ou un paradis? Qu’est-ce que je gagne et qu’est-ce que je perds si autrui disparaissait de mon univers? 1) la liberté Autrui m’apparaît toujours comme une limite à ma liberté: parce qu’il y a les autres autour de moi, je ne peux pas faire tout ce que je veux. Les libertés se limitent entre elles. "Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres". La liberté des autres est toujours une menace pour la mienne. C’est pour cela qu’on a besoin du droit: pour rendre possible une coexistence pacifique des libertés. On en déduit donc facilement que si j’étais seul au monde, je serais vraiment libre. Mais en fait, il ne s’agirait que de la liberté de l’état de nature de  Hobbes. L’homme à l’état de nature n’est pas réellement libre: il peut faire tout ce qu’il veut sans que personne ne puisse lui demander de compte, mais premièrement, il ne s’agit là que de la force, pas de la liberté, deuxièmement, cette force n’est jamais absolue. Personne n’est assez fort pour être toujours le plus fort. Je suis fort, jusqu’à un certain point. 
En fait, la vraie liberté commence avec les autres! Le principe de droit invoqué plus haut: "ma liberté s’arrête là où commence celle des autres", qu’on trouve par exemple dans la déclaration française des droits de l’homme, est une idée trop étroite. Les révolutionnaires français pensaient s’inspirer de Rousseau en leur déclaration, alors que pour Rousseau, je ne suis libre qu’avec les autres ou pas du tout. Ce principe témoigne plutôt de la survivance de l’état de nature de Hobbes jusque dans l’état de société: les relations entre hommes restent conflictuelles, le but pour chacun est d’étendre son champ de liberté au détriment de celui du voisin. La société construite sur ce principe ne peut être pour Rousseau que le théâtre d’une guerre de frontière, et la liberté garantie par le droit devient l’enjeu de cette lutte. 2) la vérité Si autrui disparaissait de mon univers, j’y gagnerais un autre rapport avec la vérité. En effet, il n’y aurait plus personne pour me contredire, mon opinion prévaudra, et je serais comme maître de la vérité. Mais là encore, il s’agit d’une illusion. Cf. Kant: "Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?". C’est-à-dire que même s’il est vrai que l’on ne pense vraiment que si l’on n’est seul, que penser c’est s’isoler, à l’inverse, on ne pense vraiment qu’en gardant les autres à l’horizon. On ne pense vraiment qu’en s’arrachant à son opinion personnelle, en pensant du point de vue de tout le monde. Penser, c’est se mettre du point de vue des autres, se demander ce que chacun devrait penser sur le sujet qui m’occupe. Une vérité que je suis seul à détenir n’est pas une vérité. Toute vérité demande par elle-même à être partagée, communiquée. Par définition, une vérité, c’est ce qui vaut pour tous, ce sur quoi tout le monde peut être d’accord. Autrement dit, la liberté de penser est fondée sur la liberté d’expression: penser trouve son contenu et sa mesure avec les autres. Non pas "penser pour les autres" au sens de penser à leur place, savoir mieux qu’eux ce qu’il en est, mais penser en vue des autres. 3) le monde Si je suis seul au monde, je gagne évidemment un droit de possession sur toute chose. Je serais seul sujet dans un monde d’objets. Mais je le paye au prix fort, comme on va le voir dans cet extrait de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique La solitude n’est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis mon naufrage(...)c’est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires: l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive.(...) Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail. Je sais maintenant que chaque homme porte en lui -et comme au-dessus de lui- un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformés par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate et fragile efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers...Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l’usage de la parole, et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités. A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles -des paramètres- au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction -comme de bien d’autres- qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas règne une nuit insondable(...) Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent. Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition... le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un! Paragraphes trois et quatre: qu’est-ce qui fait la réalité du monde autour de moi? Qu’est-ce qui fait que lorsque je perçois quelque chose du monde extérieur, cette perception est bien une information réelle sur un monde qui existe en soi hors de moi? Il faut que ce monde recèle plus et autre chose que ce que j’en perçois, qu’il dépasse, à même cette perception, ce que j’en perçois. Si le monde se réduisait à ce que j’en perçois, il n’aurait pas d’existence autonome, il n’existerait que par ma perception, rien ne le distinguerait d’une impression subjective. Qu’est-ce qui peut m’indiquer dès la perception que j’en prends qu’il dépasse cette perception, qu’il est plus riche qu’elle, sinon la possibilité d’une autre vision des choses que la mienne? Autrement dit, lorsque le monde n’existe que par ma seule perception, il n’a pas plus de réalité qu’une hallucination: je crois voir quelque chose. Le monde se réduit à l’image que j’en ai, il n’existe pas par lui-même. Je ne peux voir le monde comme doué de réalité que dans la mesure où il y a, inscrite dans l’image que j’en ai, quelque chose qui indique que la réalité peçue par mes sens est indépendante de mes sens, c’est-à-dire la possibilité d’une autre image de la même réalité, mais que je n’aurais pas. Il faut que quelque part le monde dépasse la perception que j’en ai pour que cette perception soit la perception d’une réalité autonome. Le paradoxe est donc que je dois voir, dès ma première perception, que je ne vois pas tout de l’objet, qu’il y a plus, d’autres points de vue possibles que celui que j’ai actuellement. Je pourrais tourner autour de l’objet, mais je ne ferai que remplacer un point de vue par un autre, sans dépasser ma perception. Il faut donc, pour percevoir, non l’objet en tant que perçu, mais l’objet en tant que réel, que je le perçoive comme pouvant être perçu en même temps par quelqu’un d’autre depuis un autre point de vue. Comme le dit Merleau-Ponty: le monde est l’ensemble des points de vue possibles sur lui. Par là, il assure une sorte de convergence des consciences, un point d’intersection: nous vivons dans un monde commun, un "koinos kosmos". Paragraphe cinq: Seul, je suis enfermé dans ma vision des choses sans pouvoir jamais la dépasser. Il n’y a plus de différence entre la réalité et le rêve. Un monde sans autrui n’est plus un monde, ce n’est que le rêve de la réalité. Conclusion: on peut donc dire que l’existence d’autrui, qui m’apparaît de prime abord comme une limitation insupportable, m’est indispensable. Sans autrui, le monde n’est plus, je règne sur un royaume d’ombres: je suis enfermé en moi-même, dans un "idios kosmos" comparable à celui d’un homme qui dort et qui rêve de la réalité. Mais autrui lui-même, s’il structure ma connaissance du monde, est-ce que je peux le connaître? Qu’est-ce que je peux savoir de lui? II PEUT-ON CONNAITRE AUTRUI? Le problème, c’est que on ne connaît pas une personne comme une chose, un objet. On dit toujours que connaître, c’est ramener l’autre au même, ramener la différence à l’identité. Dans le cas d’autrui, cela revient à rater autrui. Le problème de la connaissance d’autrui, c’est donc non seulement de le connaître comme sujet (non comme objet), mais aussi de le connaître dans sa différence par rapport à moi. C’est-à-dire résister à la tentation de me prendre comme modèle: autrui est autre que moi, et c’est sa différence qui est à comprendre. Cela pose tout le problème de ce qui fait l’humanité de l’homme: autrui et moi, on a nécessairement quelque chose en commun, mais comme tout ce que je connais de l’homme, c’est ma personne singulière, je risque constamment d’ériger en critère d’humanité quelque chose qui ne relève que de mon caractère personnel... Qu’est-ce qui fait l’humanité de l’homme? Y a-t-il un critère possible? 1) le problème de la connaissance d’autrui Quelle place peut être réservée à autrui dans le processus de la connaissance? Le meilleur exemple est sans doute celui de la méthode cartésienne, c’est là que la connaissance est le plus assurée d’elle-même, qu’elle est le plus elle-même. Dans l’itinéraire des Méditations métaphysiques, Descartes essaie de poser les fondements d’une science universelle, de la connaissance de tout objet. Cette science trouve son fondement, son critère de vérité dans la certitude du Cogito, c’est-à-dire dans la certitude d’exister d’un sujet singulier. A partir de là, on peut enchaîner progressivement toutes les connaissances, il suffit, pour qu’elles soient valides, qu’on y retrouve le même degré d’évidence que dans le Cogito (une idée claire et distincte). Or justement, dans les Méditations métaphysiques, il ne pose jamais le problème d’autrui. C’est parce que la connaissance ne peut trouver son fondement que dans le sujet singulier, qu’ on ne peut plus passer à une connaissance d’autrui. L’idée d’autrui est obscure et confuse. Je ne peux pas trouver en moi-même la garantie de l’objectivité de l’idée d’autrui. Il n’y a pas de cogito de l’autre. La connaissance est l’opération d’un sujet face à des objets, connaître autrui, c’est le réduire à autre chose qu’il n’est: à un objet. Tout ce que je peux connaître de l’autre, tout ce qui m’en est donné, c’est l’évidence d’un corps que je vois bouger, d’un objet. Lorsque Descartes voit de sa fenêtre des gens passer dans la rue, que voit-il? "Des chapeaux et des manteaux", c’est-à-dire, une apparence d’homme, mais qui peut être trompeuse L’âme, elle, reste cachée derrière ce corps qui devrait la révéler. Merleau-Ponty parle à ce propos du corps d’autrui comme d’un double-fond de l’espace. Certes autrui peut lui-même faire la même opération du cogito (c’est pour cela que Descartes a publié son oeuvre), mais lui non plus ne pourra pas me rejoindre. C’est-à-dire que tous les "ego cogitans" sont autant de sujets vivant dans le même monde, mais séparés les uns des autres. Chacun reste un inconnu, un facteur aléatoire, une zone d’ombre, pour tous les autres. Tout se passe comme si le monde dans lequel nous vivons ensemble se feuilletait: il se prête à toutes les perspectives possibles sur lui, mais n’en assure plus la cohérence. On en arrive donc à ce qu’on a appelé le solipsisme cartésien (solus ipse: soi tout seul). Pour reprendre la description qu’en donne Sartre: chacun y est séparé de toute la distance qui sépare mon âme de mon corps, mon corps de celui d’autrui, le corps d’autrui de son âme. 2) la solution du langage On pourrait s’attendre à ce que le langage permette de surmonter cette insularité des consciences. En se parlant , on apprend à se connaître. Mais cette idée est critiquable: le langage ouvre lui-même un espace d’apparences, il redouble la difficulté au lieu de la résoudre. En effet, je peux raconter ce que je veux à celui qui ne me connais pas, me décrire non tel que je suis, mais tel que je voudrais qu’il me voit. En quelque sorte, la communication langagière présuppose ce qu’elle doit établir: il faut déjà connaître autrui, pour vérifier ce qu’il me dit de lui. Le langage entraîne plutôt à méconnaître autrui qu’à le connaître. Mais en un autre sens, le langage permet une sorte d’ouverture vers autrui, mais qui ne peut pas être une connaissance d’autrui. C’est le sens de la lettre de Descartes au Marquis de Newcastle (N° 33, p. 126), où Descartes semble revenir sur sa pensée antérieure pour aménager une place à autrui. La seule chose qui me permette de savoir si, derrière cette apparence d’homme (un manteau surmonté d’un chapeau) que j’ai en face de moi, il s’agit bien d’un être humain, c’est la capacité qu’il a de répondre de manière sensée à ce que je dis. On peut concevoir qu’une machine ou un animal (le perroquet) parlent comme un homme, mais pas qu’ils puissent soutenir l’épreuve d’un dialogue suivi et cohérent. Un perroquet, comme un phonographe, n’ont qu’un stock restreint de phrases toutes faites, et ils en usent mécaniquement. Alors qu’un homme, lorsqu’il répond à un autre homme, se base sur ce qui vient d’être dit et construit une réponse en fonction de cela. Il se repère sur le sens. Ce qui est intéressant dans cette lettre de Descartes, c’est que ce n’est pas ce que l’autre me dit qui me permet de le connaître comme individu. C’est simplement le fait de parler avec du sens, de répondre à propos qui me permet de comprendre qu’il s’agit bien d’un homme. On reconnaît un homme à sa capacité d’entretenir un rapport humain avec un autre homme: l’humanité est une qualité relationnelle, elle n’est pas définie par un sujet, une res cogitans qui dit "je". L’humanité est un "nous", je suis homme par les autres hommes. Le langage dont j’hérite, que je n’ai pas créé, est la marque en moi d’une présence des autres antérieure au cogito. Mais le fait de parler avec autrui ne me permet que de le reconnaître comme homme, ne m’apprend pas à le connaître comme individu. conclusion: nous avons vu, avec Descartes, que rien ne permet de constituer une connaissance d’autrui. Tout au plus peut-on le reconnaître. Mais à quoi tient cet échec? C’est que Descartes pose implicitement que connaître autrui, c’est le connaître aussi bien que je me connais moi-même. Le modèle de la connaissance de l’autre, c’est la connaissance que je peux prendre de moi, par simple introspection. Vouloir connaître l’autre à partir de soi et comme on se connaît soi, c’est nécessairement le méconnaître. C’est courir le risque de ne connaître de lui que ce que je connais déjà en moi. Ce n’est pas connaître l’autre, c’est, au mieux, me reconnaître en lui. 3) la reconnaissance d’autrui C’est ce postulat implicite que Hegel renverse dans la dialectique du maître et de l’esclave. Ce n’est pas à partir de moi-même que je peux connaître autrui. C’est à partir de lui que je me connais moi-même. Pour que je sache ce que je suis, il faut que je sois reconnu par l’autre. Il n’y a qu’un autre homme qui puisse me dire que je suis homme. C’est pourquoi je ne peux pas être un homme à moi tout seul. Seul, je suis un homme, mais je ne suis pas un homme. Mais le premier stade de la dialectique est une lutte pour la reconnaissance. Ce n’est qu’en obtenant cette reconnaissance que je me sens homme. Et le moyen le plus évident pour obtenir cette reconnaissance, c’est, semble-t-il, nier l’humanité de l’autre. Il faut qu’il consente à n’être qu’un objet et que je sois le seul sujet. Et cette lutte pour la reconnaissance est une lutte "à la vie, à la mort": il s’agit de vaincre l’autre en acceptant de courir le risque de mourir. C’est à dire que pour vaincre l’autre, il faut d’abord vaincre l’attachement animal à la vie, se vaincre soi-même. Dans cette lutte, je me fais homme. Mais lorsque j’aurai été reconnu comme vainqueur, comme le maître, lorsque je suis seul sujet dans un monde d’objets offerts à ma jouissance, je perds à plus ou moins long terme ce que j’aurai gagné. Parce que l’autre n’est qu’un esclave, sa reconnaissance n’a plus beaucoup de valeur à mes yeux. C’est par un homme que je veux être reconnu, par un égal, et en même temps, je veux qu’il ne soit mon égal que pour proclamer ma supériorité. Ce qui fait que progressivement le maître retourne à une passivité animale d’où il était sorti par le combat. Il n’est plus qu’un jouisseur qui profite du travail d’un autre, son esclave. On pourrait rapprocher le maître dans la dialectique de la res cogitans de Descartes. Tous deux, assurés qu’il sont de leur qualité de sujet, de centre du monde d’objets qui les entoure, perdent autrui de vue, autrui par qui ils sont hommes. A l’inverse l’esclave reprend la lutte là où le maître l’a laissée. Par le travail, par l’expérience quotidienne de la mort, il se nie continuellement, et progressivement se construit, se fait homme. Parce que l’esclave n’est jamais tout à fait ce qu’il est, parce qu’il n’existe qu’en se projetant au-delà de lui-même, c’est lui qui incarne l’humain dans cette fable philosophique: tous les jours, il tente de dépasser son existence animale, la simple survie biologique. Qu’est-ce qui le distingue de son maître? Le maître est pleinement homme, mais il l’est comme une chose. L’esclave devient homme tout au long de son existence, justement parce qu’elle est constamment à faire. La leçon de la dialectique du maître et de l’esclave, c’est que nous sommes chacun à la fois le maître et l’esclave. Nous avons à la fois tendance à faire le maître, à nier l’existence d’autrui, à vouloir rester ce que nous sommes, et pourtant nous avons à nous faire comme l’esclave, à devenir ce que nous sommes. La dialectique repose sur l’idée fondamentale que l’altérité de l’autre est inscrite au coeur même de l’identité. En quelque sorte, autrui m’est plus intime que moi à moi-même. Il me pousse à me faire en tant justement qu’il me remet en question. Il ne faut donc pas croire qu’on ne connaît vraiment autrui que lorsqu’on le connaît aussi bien que soi-même (dans ce cas, la connaissance d’autrui est toujours biaisée: je ne le connais jamais assez bien), mais à l’inverse, je ne me connais moi-même que lorsque je me connais comme un autre (quelqu’un dont je ne sais pas si c’est un homme, qui a à devenir homme, à faire ses preuves). Cette relation conflictuelle avec l’autre est à prendre comme une sorte de modèle réduit de ce qui fait l’humanité de l’homme: je ne suis homme que dans la mesure où je me remets en question, où je laisse les autres me remettre en question. L’homme, c’est celui qui ne se sent jamais tout à fait homme, qui sent qu’il a encore à se faire (à travailler), et qui remet en jeu son essence (risque de mourir). Conclusion: on voit donc ce qui fait le problème de la connaissance d’autrui, il y a toujours le risqe de le méconnaître, de se tromper à son sujet. Toute connaissance est nécessairement partielle. Ne serait-ce que parce que vouloir connaître l’autre, c’est être tenté de projeter sur lui ce que je connais déjà de moi, c’est faire de sa personne singulière le modèle de référence de ce que c’est qu’un homme. Si toute connaissance est une méconnaissance, la seule issue possibilité de rencontrer autrui comme tel, c’est de remettre en jeu ma définition de ce que c’est qu’un homme, dans une lutte pour la reconnaissance. III. LA VIE EN SOCIETE COMME CONFLIT DES CONSCIENCES Sartre s’est employé, à la suite de Hegel, à décrire la vie en société comme une lutte du type maître/esclave. 1) le regard d’autrui La simple expérience de sentir qu’autrui me regarde est déjà riche d’enseignements. Le regard d’autrui, ce n’est pas simplement deux globes oculaires braqués sur moi. Je pressens, de manière obscure, que là-bas, sous ce front, on pense quelque chose de moi. Lorsqu’on me regarde, je me sens déjà jugé, d’après ma seule apparence physique. En un sens, je cherche ce jugement: j’ai besoin qu’autrui me confirme dans ce que je suis. Qu’il me fasse un compliment pour ma mise soignée, par exemple. J’ai besoin de me reconnaître dans une image que autrui est le mieux placé pour m’offrir. Cette image de moi, je ne peux pas en faire abstraction: c’est aussi moi, je ne me définis pas comme pure intériorité, cette intériorité a un dehors, un verso qui m’échapperait si je ne pouvais en lire l’image dans les yeux d’autrui. Le problème, c’est que je ne suis pas maître de cette image. Dès qu’un homme en regarde un autre, celui-ci est "chosifié", il n’est plus que ce que l’autre voit de lui, il est aliéné dans le regard d’autrui. Et c’est ce qui fait toute l’intensité dramatique des scènes où deux personnes s’affrontent du regard. Il y en a nécessairement un qui regarde, l’autre qui est regardé. L’un est sujet, maître, l’autre, objet, esclave. Tout duel est déjà joué dans le simple affrontement des regards. Qu’on fasse l’expérience: si vous pouvez dire quelle est la couleur des yeux de votre vis-à-vis, c’est qu’il n’est plus qu’un objet que l’on regarde. S’il a des yeux, c’est qu’il n’a plus de regard. A partir de là, selon Sartre, toute relation concrète avec les autres en société est régie par ce principe que l’un domine, l’autre est dominé. 2) la honte Illustration de ce thème du regard. Cf. Sartre: l’Etre et le Néant, pp. 298-305 Imaginons que par jalousie, par intérêt ou par vice j’en vienne à coller mon oeil à la serrure d’une porte. Je suis seul, et je n’en éprouve aucune honte: cela ne me semble ni bien, ni mal, simplement "à faire". Comme si la serrure m’invitait elle-même à le faire. Cela signifie qu’il n’y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien donc à quoi je puisse rapporter mes actes pour les qualifier. Ils ne sont nullement connus, mais je les suis et de ce fait, ils portent en eux-mêmes leur totale justification. Je suis pure conscience des choses. Mais voici que j’entends des pas dans le couloir derrière moi: on me regarde. Et la honte me submerge. Qu’est-ce que cela veut dire? C’est que tout à coup je me vois parce qu’on me voit. Et je me vois tel qu’on me voit: comme un voyeur ou un jaloux. Autrui me révèle à moi-même ce que je suis, je me découvre un moi. Mon moi m’apparaît dans les yeux d’autrui et je peux y lire la sentence: tu n’es qu’un jaloux. Je suis jaloux comme cette table est table, comme une chose. Et ce moi qu’autrui me révèle, pour que j’en ai honte, il faut en même temps que je m’y reconnaisse (c’est bien moi qui regardais par le trou de la serrure) et que je ne veuille pas m’y reconnaître (sinon je n’en aurais pas honte). Dorénavant je suis un jaloux: autrui me fait être tel. En quelque sorte, autrui prend ici la figure du destin: ce que j’ai fait, je l’ai fait une fois pour toute. Autrui pèse sur moi de tout le poids d’un passé que je ne peux plus changer. Si dorénavant je veux être autre chose qu’un jaloux, c’est encore à autrui que je dois m’adresser: c’est lui que je dois convaincre que je suis plus et mieux qu’un jaloux. La chose n’est pas simple: en me révélant ce que je suis, autrui a "figé mes possibilités", aliéné ,chosifié ma liberté. En m’assignant exactement ce que je suis, il ne me laisse guère de latitude d’action. Peut-être même que si je voulais lui prouver par un geste ou quelques mots bien sentis qu’il se méprend sur mon compte, je ne ferais que le renforcer dans sa conviction: à ses yeux je serais un jaloux qui ne veut pas l’être. 3) le malentendu C’est en ce sens qu’il faut comprendre la réplique sartrienne, dans la pièce Huis clos: l’enfer, c’est les autres. Argument de la pièce: après leur mort, différents individus se retrouvent en enfer, dans une chambre d’hôtel meublée avec un mauvais goût bourgeois. Ils ne se connaissent pas, mais apprennent très vite tout les uns des autres. Vous avez ainsi Garcin, journaliste de son état, qui a été fusillé pour avoir voulu fuir son pays qui vient d’entrer en guerre. Il prétend haut et fort que c’était pour fonder à l’étranger un journal indépendant qui alerterait l’opinion internationale. Mais pour les autres, il ne faisait que déserter, c’est un lâche. Et peut-être que lui-même n’est sûr de rien. L’enfer, c’est de vivre en permanence sous les yeux des autres (en enfer, on ne dort pas, le garçon d’étage ne cille même pas des yeux), pour l’éternité. Ce qu’il y a de tragique dans les relations concrètes entre individus dans une société, c’est que ces relations sont fondamentalement basées sur un malentendu, sur des circonstances. Sartre donne l’exemple d’un jeune homme qui meurt après avoir écrit son premier roman: on dira de lui qu’il aura été prometteur. S’il avait survécu, il aurait fait évoluer son style, aura peut-être renié cette oeuvre de jeunesse, et sera devenu un grand écrivain... Le problème, c’est finalement que moi et autrui, nous n’avons pas les mêmes critères pour interpréter mes actes. Autrui me juge et ne peut me juger que d’après ce que j’ai effectivement fait, d’après mon passé. Et moi, par contre, je comprends mes actions de l’intérieur, c’est-à- dire que je les éclaire par leur intention, par le but poursuivi: par l’avenir. Cf. Lavelle: "le malentendu qui règne entre les hommes provient toujours de la perspective différente selon laquelle chacun se regarde et regarde autrui. Car il ne voit en lui que ses puissances et ne voit en l’autre que ses actions. Et le crédit qu’il se donne, il le lui refuse. (...) J’éprouve indéfiniment en moi la présence d’une puissance qui n’a point encore été employée, d’une espérance qui n’a point encore été déçue. Un autre n’observe en moi que l’être que je puis montrer, et moi, que l’être que je ne montrerai jamais. A l’inverse de ce qu’il fait, j’ai toujours les yeux fixés sur ce que je ne suis pas plutôt que sur mon état, sur le terme de mes désirs plutôt que sur la distance qui m’en sépare." 4) la vie inauthentique A partir de ce moment-là, la tentation est grande d’abdiquer à l’avance notre singularité. Puisque autrui qui nous juge, qui donne une consistance à l’individu que je suis, me juge nécessairement "mal", c’est-à-dire d’un autre point de vue que le mien, le plus simple, c’est de ne pas lui offrir prise, de se réfugier dans un rôle de convention. Bref, de jouer son propre personnage dès qu’on est en public.....C’est-à-dire de s’identifier à l’image que les autres ont de nous, d’anticiper, de prévenir leur jugement. Cf. la description que fait Sartre du garçon de café: Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il donc? Il ne faut pas longtemps pour s’en rendre compte: il joue à être garçon de café. (l’Etre et le Néant p.94) Jouer un personnage est une opération sans risque: on sait ou on devine ce qui est attendu, et on s’y conforme. On prend un personnage comme un masque (étymologiquement personna, le masque dans les tragédies antiques) pour ne pas offrir prise. Puisque, en société, tout est question d’apparence, il suffit de multiplier les apparences et les masques pour échapper aux autres. Ce texte est représentatif d’une sorte de constante dans nos attitudes modernes. Nous avons tendance à ne plus vouloir être personne. Notre modernité est anonyme, c’est le règne du "on", de l’impersonnel. Observez des personnes dans un ascenseur, l’application qu’ils mettent à ne pas regarder le corps de l’autre... On toussote, on se racle la gorge, les bras parallèles au corps, les yeux fixés sur la porte de l’ascenseur. Nous avons beau multiplier les moyens de "communication", c’est plutôt pour éviter de se rencontrer. Untel est connecté à internet qui ne connaît pas jusqu’au nom de son voisin de palier. C’en est fait, nous ne sommes plus qu’une "bande de ons" (Prévert). Le règne de la masse est en fait une autre forme de solitude que celle de Robinson sur son île. Il y a plusieurs manières de rater l’existence d’autrui: soit qu’il n’est pas là, soit qu’au contraire il est tellement présent qu’on ne lui prête plus attention. C’est ce qui se passe dans notre époque qui voit triompher l’individualisme: ce n’est pas tant l’exaltation de l’individu que la dissolution des liens avec autrui, l’indifférence généralisée qu’on dissimule en la parant du beau nom de tolérance. Actuellement, nous sommes peut-être plus seuls que jamais dans l’histoire: les réseaux de solidarité (corporatisme, compagnonnage au Moyen-Age, échange de femmes dans les sociétés les plus primitives) ont disparu. Nous sommes seuls dans la masse, nous sommes seuls les uns avec les autres. Paradoxalement donc, autrui a disparu de notre entourage immédiat, parce qu’il y est trop présent. Cf. le texte de Tocqueville (N°138 p. 351 deuxième paragraphe): il y décrit en visionnaire le triomphe actuel de l’individualisme. Conclusion: dans les relations sociales, autrui disparaît. On n’a plus affaire qu’à des personnages, des fonctions sociales. C’est ce qui fait peut-être l’intérêt des réflexions de certains philosophes: a priori, se poser la question "qui est autrui", est une question oiseuse. Nous savons bien qui est autrui, nous avons tous quelques proches que nous connaissons bien. Mais justement nous les connaissons trop bien, nous ne rencontrons plus autrui. Il y a deux manières inverses de rater autrui: ne jamais le rencontrer, ou le rencontrer constamment sans le rencontrer vraiment. IV. LA PROBLEMATIQUE MORALE DE LA PERSONNE Nous avons donc vu que si on laisse les choses humaines suivre leur cours, la notion d’autrui se dissout dans les relations sociales. Nous n’avons plus affaire qu’à quelques intimes ou à de parfaits étrangers. Est-on jamais à même d’avoir affaire à autrui comme tel? 1) qu’est-ce que le Moi? Cf. une pensée de Pascal Un homme se met à la fenêtre pour voir les passants; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non; car il ne pense pas à moi en particulier; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et pour des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. L’argument du texte est simple: poser une alternative entre ce que une personne est (substance abstraite sans qualités) et la personne telle qu’elle nous apparaît dans sa singularité (les qualités qui la distinguent à nos yeux de toute autre personne, mais qui ne sont pas la personne). Alternative qui va jusqu’à la disjonction: il y a ce que nous sommes et ce qu’on peut connaître de nous. Pascal ne fait qu’étendre à la personne l’idée de personnage social, de masque. Sans doute s’inspire-t-il de Montaigne: "toutes nos vacations sont farcesques". Il faut comprendre ici que jamais nous ne pouvons même nous connaître les uns les autres, car ce que nous sommes, le moi ou la personne, n’est rien, ce n’est pas la personne, qui est sans qualités. Tout ce que nous pouvons connaître ce ne sont que des qualités "empruntées", ce n’est qu’un aspect de notre personne, ce n’est pas nous. Nous ne pouvons connaître quelqu’un qu’à travers ce qu’on peut en voir, certaines qualités dont il fait preuve, mais ces qualités ne sont pas la personne. Tout amour est injuste, injustifié. Toute relation humaine est une farce, une comédie où l’on porte des masques pour être quelqu’un. Qu’est-ce qu’on aime au fond quand on aime quelqu’un? Ce n’est pas lui, pas vraiment lui. On aime, parce qu’on aime aimer, parce que cela nous fait plaisir. Au fond, on aime parce qu’on s’aime et qu’on aime se faire plaisir: autrui n’est qu’un moyen pour moi. On pourrait dire qu’autrui n’est qu’une occasion dont je profite, un luxe que je m’offre. Certes, c’est bien lui que j’aime, mais à travers lui, j’en reviens toujours à ce "moi haïssable" dont parle Pascal. L’enseignement que l’on peut tirer de ce texte, c’est qu’il n’y a rien en moi ou en autrui qu’il suffirait de connaître pour qu’on puisse dire qu’on connaisse la personne en question. Le moi est insaisissable, on ne peut l’assigner à rien. Le moi se dissout dans un personnage: ce qu’on peut connaître d’une personne, ce n’est pas la personne, la personne est sans qualités, inconnaissable. 2) la personne au sens moral Mais quelles en sont les conséquences? Cela veut-il dire par exemple que les relations humaines sont toujours placées sous le signe d’une injustice fondamentale, comme le prétend Pascal? N’y a-t-il pas d’autres conclusions possibles? On pourrait aussi bien en tirer la conclusion que s’il n’est pas possible de connaître la personne d’autrui ni la mienne, c’est peut-être qu’il n’y a pas à les connaître! Un homme n’est pas une chose! D’une chose, je peux savoir ce qu’elle est: elle a certaines qualités (étendue dans l’espace, résistance, poids...) qui la définissent comme telle et dont je peux au moins en droit faire le tour. Mais un homme, qui peut dire ce qu’il est, ou plutôt qui il est? Il n’est pas: il existe, c’est-à-dire qu’il est en devenir perpétuel. Un homme, c’est une histoire toujours en train de se faire. De sorte que comme le disait Mounier: "Emile Chartier n’est pas un Emile Chartier." De même, une chose peut avoir un certain prix: ce cendrier vaut tant de francs et pas un sou de plus. Un homme, par contre, n’a pas de prix: il a de la valeur. (cf. l’exemple des prises d’otages: deux otages ne valent pas deux fois un otage) Qu’est-ce qui fait qu’un homme n’a pas de prix? Une chose a un certain prix, est monnayable parce qu’elle a une certaine utilité, sans quoi elle ne se vendrait pas. Elle est un moyen. Un homme, par contre, n’est jamais simplement un moyen, c’est le seul être qui soit en relation avec des fins.Il est d’une part capable de se proposer des fins, bonnes ou mauvaises, et c’est ce qui fait qu’il devient lui-même une fin en soi. Cf Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs Les êtres raisonnables, sont appelées "personnes", parce que leur nature même en fait des fins en soi, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par conséquent met une limite à la faculté de chacun d’agir à son gré(...). Les êtres raisonnables ne sont donc pas simplement des fins subjectives, dont l’existence, effet de notre activité, n’a de valeur que pour nous; ce sont des fins objectives, c’est-à-dire quelque chose dont l’existence est une fin en soi-même, et même une fin telle qu’on ne peut la remplacer par aucune autre à laquelle celle-ci servirait uniquement de moyen Une chose a une valeur relative, "subjective", c’est-à-dire que l’intérêt qu’elle présente pour un sujet dépend de la fin qu’il aura choisie. C’est le but (subjectif) qui donne à la chose une valeur de moyen pour atteindre ce but. Un homme par contre a une valeur intrinsèque, "objective", quelle que soit la fin poursuivie. Cf. deuxième formulation de l’impératif catégorique: "agis toujours de telle sorte que tu considères autrui dans la maxime de ton action toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen." En quelque sorte, on peut dire que autrui est une fin pour moi, parce qu’il est capable de se proposer à lui-même des fins. 3) le respect En quelque sorte, je sais toujours qui est autrui, j’en sais l’essentiel: c’est quelqu’un qui, comme moi, est capable de se proposer des buts, de faire le bien ou le mal, qui est responsable des ses actes. En somme, quelqu’un qui est susceptible d’imputation, dit Kant. Voir l’exemple de Angel Heart: le héros peut-il être considéré comme responsable de ce qu’il a fait, du pacte qu’il a passé avec Lucifer, dans une vie antérieure mais dont il ne se souvient pas? L’idée de personne présuppose celle d’une mémoire: je dois pouvoir rendre compte de mes actes, pour être moi-même. Une personne, c’est la mémoire de soi plus la liberté. Et devant quelqu’un qui a cette relation avec les fins morales, je n’ai pas besoin de savoir ce qu’il est en plus, par ailleurs: s’il préfère le champagne ou la bière. Ce n’est pas la personne, ça. La personne, c’est au fond un penchant au mal enté sur une disposition au bien, un "caractère", dit Kant C’est pourquoi, je ne peux m’empêcher d’éprouver devant elle un sentiment de respect. C’est-à-dire, que quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle ait fait de bien ou de mal, tous ses actes présents passés ou à venir posaient déjà tout le problème de la destination morale de l’homme. A chacun de ses actes, tout homme est enclin à suivre ses désirs, et en même temps sait obscurément par sa conscience morale si c’est bien ou mal. Ce n’est pas celui qui aura fait uniquement le bien qui méritera mon respect! Comment savoir si c’est vraiment le bien qu’il a fait, et surtout comment être sûr s’il ne l’a pas fait par intérêt? Comme on ne peut pas pénétrer les mécanismes de la motivation, comme moi-même je ne suis jamais sûr de faire le bien pour le bien et non pour un intérêt caché, il ne s’agit pas là du critère auquel on doit mesurer le respect dû à quelqu’un. Le respect n’est pas proportionné au mérite, car il n’y a pas de mérite à faire ce qu’on doit faire. Autrui me commande le respect du simple fait qu’il est susceptible d’agir moralement, parce qu’il a conscience de ce qui doit-être et dépasse par là l’existence animale naturelle. Il suffit qu’il puisse faire le bien pour commander le respect. Je n’ai donc pas à le connaître (comme Descartes s’épuisait à vouloir le faire) pour le reconnaître pour ce qu’il est essentiellement. Qu’est-ce que le respect? Kant le définit comme un sentiment pratique de la raison même. C’est, paradoxalement, la raison qui éprouve un sentiment! Ce quee nous connaissons de plus proche, dans la sensibilité, de ce sentiment pur, c’est l’amour. Mais pas l’amour tel qu’en parlait Pascal. Ce dernier est encore un amour "pathologique" comme le dirait Kant: il est inspiré par notre constitution sensible, alors que le respect est un amour "pratique", qui est commandé par la raison. Le respect se rapproche de la charité chrétienne "aime ton prochain comme toi-même", mais va en un sens plus loin: ce serait plutôt "aime ton prochain plus que toi-même". Le courage, l’intelligence ou la force d’une personne peuvent m’inspirer de l’admiration, mais il manque toujours encore le respect intérieur à son égard. Fontenelle dit: "Devant un grand seigneur, je m’incline, mais mon esprit ne s’incline pas." Je puis ajouter: devant un homme de basse extraction, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne me reconnais pas à moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, et si haut que j’élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité. KANT Conclusion: le problème de la connaissance-méconnaissance d’autrui est donc un faux problème. Il n’est pas besoin de le connaître, de vérifier s’il s’agit bien d’un homme comme moi, malgré toutes ses différences d’avec moi. D’emblée, une apparence d’homme m’impose déjà la conduite que je dois avoir à son égard. Le problème n’est pas celui de la similitude-dissimilitude des hommes entre eux: leurs différences ne peuvent être des différences que par rapport à une commune appartenance à l’essence humaine que seul le respect met au jour dans toute sa pureté. CONCLUSION Résumons l’argument: nous sommes partis de l’idée que autrui m’est nécessaire: sans lui, le monde disparaît ou plutôt j’y suis comme englouti. Le problème se pose alors de savoir ce que nous pouvons connaître d’autrui. Descartes nous montre que la connaissance d’autrui n’a aucun des caractères essentiels de la connaissance (idée claire et distincte): on ne peut pas connaître autrui, mais (lettre au marqui de Newcastle), par son discours sensé, je peux reconnaître l’existence d’un autre que je ne peux pas connaître. Hegel, dans la dialectique du maître et de l’esclave nous apprend qu’en quelque sorte reconnaître autrui devient un acte fondateur de ma propre humanité, mais est aussi bien destructeur: c’est le conflit qui est ce que nous avons de plus humain. Sartre généralise cette observation à l’ensemble des relations humaines, la conséquence en est que, alors que nous voulons être reconnus, nous sommes toujours méconnus par les autres. En même temps ils m’apprennent qui je suis et m’empêchent d’être autre chose. Si bien que l’humanité n’est plus qu’un jeu de masques. Le seul moyen de dépasser ce jeu des apparences, c’est de supposer, avec Kant, l’existence, sous ces apparences, de la réalité de la personnalité morale. A RETENIR 1° l’existence d’autrui m’est nécessaire 2° mais il est difficile de connaître autrui: son existence me pose problème - est-ce que connaître autrui c’est le connaître comme on se connaît soi (Descartes), auquel cas, on méconnaît toujours autrui dans sa différence par rapport à moi! - ou est-ce que à l’inverse, on ne se connaît soi-même que lorsqu’on se connaît comme un autre (Hegel)? On est alors tenté de voir quelles sont nos relations concrètes avec autrui 3° nos relations sociales sont toujours des relations où l’on rate l’autre, la société est un jeu de masques, une guerre des apparences 4° les relations morales au contraire, sans rien m’apprendre sur l’individu qui est en face de moi, me font directement accéder à l’essentiel: autrui est une fin en soi. Il n’y a pas à le connaître, il est au-delà de toute connaissance.

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