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Clausewitz, De la guerre (extrait)

Publié le 19/02/2013

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Longtemps, l’art de la guerre n’a été qu’une affaire de techniciens réservée aux seuls combattants. Dans De la guerre, Clausewitz fait de celle-ci un fait politique qui supplante le seul fait militaire. Si elle reste caractérisée par des éléments stratégiques (la façon de combattre), orientée vers un seul but (la victoire), la guerre est également un fait social lorsqu’on s’interroge sur le rôle de celui qui combat. La primauté qu’il accorde à ce qu’il nomme les facteurs moraux structure la conduite de la guerre. À ses yeux, « la guerre est une lutte qui consiste à sonder les forces morales et physiques au moyen de ces dernières «.

De la guerre, par Karl von Clausewitz (première partie, livre III, chapitre 3 « Grandeurs morales «).

 

Nous devons revenir sur ce sujet évoqué dans le troisième chapitre du deuxième Livre, les grandeurs morales étant parmi les éléments les plus importants de la guerre. C’est l’esprit qui imprègne la guerre tout entière. Il s’impose par avance à la volonté qui meurt et qui guide toute la masse des forces, faisant en quelque sorte corps avec elle, cette volonté étant elle-même une grandeur morale. Il se soustrait malheureusement à toute connaissance livresque, car il ne se mesure pas en nombre et n’entre dans aucune catégorie ; il demande à être aperçu ou senti.

 

 

L’esprit, de même que toute qualité morale de l’armée, d’un général, des gouvernements, l’état d’esprit de la population où se déroule la guerre, l’effet moral d’une victoire ou d’une défaite, sont des facteurs de nature très différente et qui, par rapport à notre but et à notre situation, peuvent exercer une influence elle aussi très différente.

 

 

Bien que les livres ne disent pas grand-chose, ou même rien de toutes ces choses, elles n’en font pas moins partie de la théorie de l’art de la guerre, au même titre que tout ce qui constitue la guerre. Car il faut le répéter : c’est une bien piètre philosophie que celle qui, à l’ancienne mode, exclut toute grandeur morale de ses règles et de ses principes et commence à dénombrer les exceptions dès que cette donnée apparaît, exceptions auxquelles on confère alors une sorte de justification scientifique en faisant ainsi des règles ; philosophie où l’on se tire d’affaire en faisant appel au génie qui est bien au-dessus de toute règle, par quoi l’on donne à entendre que non seulement les règles sont faites pour les imbéciles, mais encore qu’elles doivent être elles-mêmes stupides.

 

 

Même si la théorie de l’art de la guerre devait se borner à rappeler l’existence de ces grandeurs, à démontrer la nécessité d’estimer les grandeurs morales à leur juste valeur et de les faire entrer en ligne de compte, elle aurait déjà pour avantage d’étendre son domaine à cette sphère de l’esprit ; et rien qu’en constatant l’importance de ce point de vue, elle condamnerait à l’avance quiconque tenterait de justifier devant son tribunal le fait de n’accepter que les rapports de force purement physiques.

 

 

C’est aussi en vertu de toutes les autres prétendues règles que la théorie n’a pas le droit de bannir les grandeurs morales de son domaine, car les effets des forces physiques se fondent entièrement avec ceux des forces morales et ne peuvent en être séparés par un processus chimique comme un alliage métallique. Dans toute règle relative aux forces physiques, la théorie doit fixer son attention sur la part qui peut revenir aux grandeurs morales, faute de quoi elle se laissera entraîner à formuler des sentences catégoriques, tantôt trop pusillanimes et limitées, tantôt trop arrogantes et démesurées. Même les théories les plus insipides ont fait à leur insu des incursions dans ce domaine de l’esprit, car jamais les effets d’une victoire, par exemple, ne peuvent pleinement s’expliquer sans que l’on tienne compte des impressions d’ordre moral. La plupart des sujets dont nous traitons dans cet ouvrage se composent donc de causes et d’effets mi-physiques, mi-moraux, et l’on pourrait dire que les causes et les effets physiques ne sont guère que la poignée de bois, tandis que les causes et les effets moraux sont le noble métal, l’arme véritable, la lame étincelante.

 

 

C’est encore l’histoire qui démontre le mieux la valeur des qualités morales en général et leur influence souvent à peine croyable ; tel est le plus noble, le plus authentique enseignement qu’un général puisse en tirer. — Notons à ce sujet que ce ne sont pas tant des démonstrations, des analyses critiques et des savants traités, que des impressions d’ensemble et de certaines intuitions étincelantes que jaillissent les germes de sagesse destinés à fertiliser l’esprit.

 

 

Nous pourrions passer en revue les principaux phénomènes d’ordre moral et, comme un professeur soigneux et minutieux, essayer d’enseigner le bien et le mal que chacun comporte. Mais cette méthode ne fait que trop facilement tomber dans des banalités et des lieux communs ; elle écarte tout véritable esprit d’investigation, si bien qu’on en vient imperceptiblement à raconter des choses que tout le monde connaît. Plus qu’en tout autre domaine, nous préférons donc rester incomplet, nous limiter à l’essentiel, souligner l’importance générale des choses et indiquer dans quel esprit sont conçues les idées de cet ouvrage.

 

 

Source : Clausewitz (Karl von), De la guerre, trad. par Denise Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1955.

 

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