Civilisation mécanique et spiritualité Charles BAUDELAIRE
Publié le 25/03/2020
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Civilisation mécanique et spiritualité
Charles BAUDELAIRE
1821 - 1867 Fusées (1851)
Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu'il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci: qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, — que peut-être même nous retournerons à l'état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non; — car ce sort et ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou ami-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d'en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner encore la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.
L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s'ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m’im-porte le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l'animalité générale, et que les gouvernants seront forcés,
«
r
SCIENCES ET CIVILISATION
pour se maintenir et pour créer un fantôme d'ordre, de recourir à des
moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si
35 endurcie?
-Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais
à douze, émancipé par sa précocité gloutonne; il la fuira, non pas pour
chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté
prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas 1
par
de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s'enrichir,
40 et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire
d'un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer Le Siècle 2
d'alors comme un suppôt de la superstition.
[ ...
] -Alors, ce qui res
semblera à la vertu, -que dis-je,
tout ce qui ne sera pas l'ardeur vers
Plutus 3
sera réputé un immense ridicule.
La justice, si, à cette époque
45 fortunée,
il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens
qui ne sauront pas faire fortune.
Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste
moitié donr la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais
dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amou
reuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l'idéal parfait de la femme
so entretenue.
Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera dans son ber
ceau qu'elle se vend un million.
Et toi-même, ô Bourgeoi s, -moins
poète encore que tu n'es aujourd'hui, -tu n'y trouveras rien à redire;
tu ne regretteras rien.
Car il y a des choses dans l'homme, qui se forti
fient et prospèrent à mesure que d'autres se délicatisent et s'amoindris-
ss sent,
et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles
que des viscères! -Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait
même s'ils ne sont pas venus, et si l'épaississement de notre nature n'est
pas le seul obstacle qui nous empêche d'apprécier le milieu dans lequel
nous respirons!
1.
Petit local dans les combles; allusion à Balzac.
-2.
Jourml anticlérical.
- 3.
Le dieu de la richesse chez les Romains;
d'où la richesse, l'enrichissement.
• Quelles seront !es caractéristiques du monde de demain selon Baudelaire, du point
de vue politique, social et moral?
1
• D'après la suite du texte, indiquez le sens de l'expression « le monde va finir» (1.
1)?
!.
Quelle tonalité donne-t-elle au passage?
• domment s'expriment le dégoût et la pitié de l'auteur, lignes 46 à 56?
1 '
1 > Groupement de textes : voir 100-101-106-109-112.
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171.
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