barthes
Publié le 06/02/2024
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LES MALADIES DU COSTUME DE THEATRE
Je voudrais esquisser ici, non une histoire ou une esthétique, mais plutôt
une pathologie, ou si l'on préfère, une morale du costume de théâtre.
Je
proposerai quelques règles très simples qui nous permettront peut-être de
juger si un costume est bon ou mauvais, sain ou malade.
Il me faut d'abord définir le fondement que je donne à cette morale ou à
cette santé.
Au nom de quoi déciderons-nous de juger les costumes d'une
pièce ? On pourrait répondre (des époques entières l'ont fait) : la vérité
historique ou le bon goût, la fidélité du détail ou le plaisir des yeux.
Je
propose pour ma part un autre ciel à notre morale : celui de la pièce ellemême.
Toute œuvre dramatique peut et doit se réduire à ce que Brecht
appel son gestus social, l'expression intérieure, matérielle, des conflits de
société dont elle témoigne.
Ce gestus, ce schème historique particulier qui
est au fond de tout spectacle, c'est évidemment au metteur en scène à le
découvrir et à le manifester : il a à sa disposition, pour cela, l'ensemble des
techniques théâtrales : le jeu de l'acteur, la mise en place, le mouvement, le
décor, l'éclairage, et précisément aussi : le costume.
C'est donc sur la nécessité de manifester en chaque occasion le gestus
social de la pièce, que nous fonderons notre morale du costume.
Ceci veut
dire que nous assignerons au costume un rôle purement fonctionnel, et que
cette fonction sera d'ordre intellectuel, plus que plastique ou émotionnel.
Le
costume n'est rien de plus que le second terme d'un rapport qui doit à tout
instant joindre le sens de l'œuvre à son extériorité.
Donc, tout ce qui, dans
le costume, brouille la clarté de ce rapport, contredit, obscurcit ou falsifie le
gestus social du spectacle, est mauvais ; tout ce qui, au contraire, dans les
formes, les couleurs, les substances et leur agencement, aide à la lecture
de ce gestus, tout cela est bon.
Eh bien, comme dans toute morale, commençons par les règles
négatives, voyons d'abord ce qu'un costume de théâtre ne doit pas être (à
condition, bien entendu, d'avoir admis les prémisses de notre morale).
Pathologie du signe
en haut, à gauche : la littéralité ; raisins Bacchantes
(Les Barbares, tragédie
lyrique, 1901) ; à droite : l'indigence : la
chemise de nuit wagnérienne (Le
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D'une manière générale, le costume de théâtre ne doit être à aucun prix
un alibi, c'est-à-dire un ailleurs ou une justification : le costume ne doit pas
constituer un lieu visuel brillant et dense vers lequel l'attention s'évaderait,
fuyant la réalité essentielle du spectacle, ce que l'on pourrait appeler sa
responsabilité ; et puis le costume ne doit pas être non plus une sorte
d'excuse, d'élément de compensation dont la réussite rachèterait par
exemple le silence ou l'indigence de l'œuvre.
Le costume doit toujours
garder sa valeur de pure fonction, il ne doit ni étouffer ni gonfler la pièce, il
doit se garder de substituer à la signification de l'acte théâtral, des valeurs
indépendantes.
C'est donc lorsque le costume devient une fin en soi, qu'il
commence à devenir condamnable.
Le costume doit à la pièce un certain
nombre de prestations : si l'un de ces services est exagérément développé,
si le serviteur devient plus important que le maître, alors le costume est
malade, il souffre d'hypertrophie.
Les maladies, les erreurs ou les alibis du costume de théâtre, comme on
voudra, j'en vois pour ma part trois, fort communs dans notre art.
Crépuscule des Dieux, 1902) au milieu : la
surindication ; des tonnes de plumes
(Chanteclerc, 1910, Mme Simone dans le
rôle de la Faisane) ; en bas : le
déséquilibre : clarté exemplaire des
formes, maniérisme des substances
(Marie Stuart aux Folies-Bergère)
La maladie de base, c'est l'hypertrophie de la fonction historique, ce que
nous appellerons le vérisme archéologique.
Il faut se rappeler qu'il y a deux
sortes d'histoire : une histoire intelligente qui retrouve les tensions
profondes, les conflits spécifiques du passé ; et une histoire superficielle qui
reconstitue mécaniquement certains détails anecdotiques ; le costume de
théâtre a été longtemps un champ de prédilection pour l'exercice de cette
histoire-là ; on sait les ravages épidémiques du mal vériste dans l'art
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bourgeois : le costume, conçu comme une addition de détails vrais,
absorbe, puis atomise toute l'attention du spectateur, qui se disperse loin du
spectacle, dans la région des infiniment-petits.
Le bon costume, même
historique, est au contraire un fait visuel global ; il y a une certaine échelle
de vérité, au-dessous de laquelle il ne faut pas descendre, faute de quoi on
la détruit.
Le costume vériste, tel qu'on peut encore le voir dans certains
spectacles d'opéra ou d'opéra-comique, atteint au comble de l'absurde : la
vérité de l'ensemble est effacée par l'exactitude de la partie, l'acteur
disparaît sous le scrupule de ses boutons, de ses plis et de ses faux
cheveux.
Le costume vériste produit immanquablement l'effet suivant : on
voit bien que c'est vrai, et pourtant on n'y croit pas.
Dans les spectacles récents, je donnerai comme exemple d'une bonne
victoire sur le vérisme, les costumes du Prince de Hombourg de Gischia.
Le
gestus social de la pièce repose sur une certaine conception de la militarité
et c'est à cette donnée argumentative que Gischia a soumis ses costumes :
tous leurs attributs ont été chargés de soutenir une sémantique du soldat
beaucoup plus qu'une sémantique du XVIIè siècle : les formes, nettes, les
couleurs, à la fois sévères et franches, les substances surtout, élément bien
plus important que le reste (ici, la sensation du cuir et du drap), toute la
surface optique du spectacle, a pris en charge l'argument de l'œuvre.
De
même, dans la Mutter Courage du Berliner Ensemble, ce n'est nullement
l'histoire-date qui a commandé la vérité des costumes : c'est la notion de
guerre et de guerre voyageuse, interminable, qui s'est trouvée soutenue,
sans cesse explicitée non par la véracité archéologique de telle forme ou de
tel objet, mais par le gris plâtré, l'usure des étoffes, la pauvreté, dense,
obstinée, des osiers, des filins et des bois.
C'est d'ailleurs toujours par les substances (et non par les formes ou les
couleurs), que l'on est finalement assuré de retrouver l'histoire la plus
profonde.
Un bon costumier doit savoir donner au public le sens tactile de
ce qu'il voit pourtant de loin.
Je n'attends pour ma part jamais rien de bon
d'un artiste qui raffine sur les formes et les couleurs sans me proposer un
choix vraiment réfléchi mes matières employées : car c'est dans la pâte
même des objets (et non dans leur représentation plane), que se trouve la
véritable histoire des hommes.
Le "Musée Dupuytren" du costume de théâtre :
le baroque 1900
(Le Crépuscules des Dieux,
au théâtre du Château-d'Eau)
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Une deuxième maladie, fréquente aussi, c'est la maladie esthétique :
l'hypertrophie d'une beauté formelle sans rapport avec la pièce.
Naturellement, il serait insensé de négliger dans le costume les valeurs
proprement plastiques : le goût, le bonheur, l'équilibre, l'absence de
vulgarité, la recherche de l'originalité même.
Mais trop souvent, ces valeurs
nécessaires deviennent une fin en soi, et de nouveau, l'attention du
spectateur est distraite loin du théâtre, artificiellement concentrée sur une
fonction parasite : on peut avoir alors un admirable théâtre esthète, on n'a
plus tout à fait un théâtre humain.
Avec un certain excès de puritanisme, je
dirai presque que je considère comme un signe inquiétant le fait d'applaudir
des costumes (c'est très fréquent à Paris).
Le rideau se lève, l'œil est
conquis, on applaudit ; mais que sait-on alors, à la vérité, sinon que ce
rouge est beau ou ce drapé astucieux ? Sait-on si cette splendeur, ces
raffinements, ces trouvailles vont s'accorder à la pièce, la servir, concourir à
exprimer sa signification ?
Le type même de cette déviation, est l'esthétique Bérard, employée
aujourd'hui à tort et à travers.
Soutenu par le snobisme et la mondanité, le
goût esthétique du costume suppose l'indépendance condamnable de
chacun des éléments du spectacle : applaudir les costumes à l'intérieur
même de la fête, c'est accentuer le divorce des créateurs, c'est réduire
l'œuvre à une conjonction aveugle de performances.
Le costume n'a pas
pour charge de séduire l'œil, mais de le convaincre.
Le costumier doit donc éviter à la fois d'être peintre et d'être couturier ; il
se méfiera des valeurs planes de la peinture, il évitera les rapports
d'espaces, propres à cet art, parce que précisément la définition même de
la peinture, c'est que ces rapports sont nécessaires et suffisants ; leur
richesse, leur densité, la tension même de leur existence dépasserait de
beaucoup la fonction argumentative du costume ; et si le costumier est
peintre de métier, il doit oublier sa condition au moment où il devient
créateur de costumes ; c'est peu de dire qu'il doit soumettre son....
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