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Au secours ! Le « peuple » revient

Publié le 17/01/2022

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15 mai 2002 LE terme « populisme » est à la mode, porté par la vague électorale qui ébranle des nombreux systèmes politiques européens : en Scandinavie, aux Pays-Bas et en Belgique, en Italie, en France, en Suisse et en Autriche. Les partis politiques, les opinions publiques sont sous le choc : que se passe-t-il ? Comment expliquer que le Front national arrive en deuxième position en France, que le parti de Pim Fortuyn devienne la deuxième formation politique des Pays-Bas trois mois après sa création ? Le mot devient alors lui-même explication : c'est la montée du populisme, dit-on, en mettant dans le même sac des mouvements d'idéologies diverses et de composition sociale hétérogène... Mais cela n'explique pas grand-chose. L'ambiguïté du terme - qui explique en même temps son succès - embarrasse depuis longtemps les observateurs et les analystes du phénomène. Il y a près de trente-cinq ans, en 1968, Sir Isaiah Berlin analysait cette perplexité en parlant ironiquement d'un « complexe de Cendrillon » : « Il existe une chaussure, disait-il (le mot « populisme »), pour laquelle il existe quelque part un pied. » Le problème est qu'à chaque fois que l'on trouve une définition de la « chaussure populisme », on n'arrive pas à trouver le pied (c'est-à-dire la réalisation concrète du phénomène) correspondant à cette définition. Cette quasi-incapacité à identifier un concept à valeur explicative vient de ce que, trop souvent, le populisme est situé par rapport aux grandes idéologies qui ont structuré le débat politique occidental tels libéralisme ou socialisme. Or le populisme est un caméléon opportuniste qui peut épouser selon les circonstances ou l'environnement des idéologies diverses et se fabriquer des programmes hétéroclites et changeants. Le populisme ne peut se comprendre que par référence à la démocratie. A la démocratie rêvée comme à la démocratie vécue. Qu'est-ce que la démocratie dans la rhétorique classique du discours politique ? Le pouvoir du peuple, du démos, au sens étymologique même du mot. Autrement dit, selon la formule désormais éculée de Lincoln, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » . Inutile de souligner combien ce discours est illusoire, si on réduit la démocratie à cette utopie généreuse mais fausse et, comme l'histoire l'a montré tragiquement entre les deux guerres, source de bien des périls. La démocratie réelle est autre chose. Certes, elle est le pouvoir du peuple, principalement exprimé par la sélection et le contrôle des élites qui gouvernent. Mais elle est aussi, et de plus en plus, faite de tous ces éléments qui, depuis Montesquieu, la philosophie libérale et la révolution américaine, portent le nom de séparation des pouvoirs, « checks and balances », Charte des droits fondamentaux, etc. La démocratie réelle, vécue dans nos systèmes politiques occidentaux, est un « mixte » fait de ce mélange de pouvoir populaire et de contrepoids à l'omnipotence du peuple (qui tend le plus souvent à s'identifier à la domination d'un homme ou d'un parti). Dans un livre récent écrit avec Yves Surel ( Par le peuple, pour le peuple, Fayard 2001), nous avons avancé l'hypothèse interprétative suivante : le populisme se développe comme une traînée de poudre en Europe, car l'évolution des systèmes démocratiques depuis la seconde guerre mondiale a créé un profond déséquilibre entre les deux piliers qui soutiennent le système démocratique : l'élément populaire est resté chétif ou s'est disloqué (déconfiture quasi générale des partis politiques), tandis que le pilier « constitutionnaliste » est marqué par l'inflation et l'embonpoint : cours constitutionnelles, garanties effectives de droits protégés de l'intrusion populaire, banques centrales, autorités indépendantes de régulation économique au niveau national, européen ou international. Que l'on se comprenne bien : toutes ces évolutions sont belles et bonnes, et permettent d'éviter les passions, les dérives, la dictature de majorités parfois peu soucieuses des minorités. Les majorités peuvent être intolérantes, racistes, fascistes, nazies, et c'est la grandeur des systèmes démocratiques que de tenter d'empêcher ces perversions. Mais, constatons-le avec lucidité : l'espace de décision et de débat démocratique « utile » s'est considérablement réduit au cours des vingt dernières années, alors même que les cadres de référence ont évolué plus lentement. Le temps n'est pas lointain où François Mitterrand se faisait élire en promettant de « changer la vie ». Aujourd'hui au contraire, les élites politiques semblent impotentes : entre les contraintes de la globalisation, de nos engagements européens et la « main invisible » du marché, le jeu semble bloqué. Un fossé s'est creusé entre le rêve (qu'à leurs manières expriment les votes pour les partis extrêmes) et la réalité prosaïque de la vie quotidienne, faite de désillusions et de frustrations face aux espérances déçues. Le populisme se glisse dans cette faille, et son levier est précisément le fondement idéologique de la démocratie (rêvée) : le peuple. Le populisme est d'abord et avant tout la prétention à rendre le pouvoir au peuple, à le reprendre à des élites jugées incompétentes, complices, corrompues, indifférentes aux « vrais » intérêts du peuple et de la nation. De ce postulat de base essentiel dérive toute une déclinaison de possibles que les populismes peuvent utiliser selon les opportunités politiques du lieu ou du moment. L'appel au peuple signifie que l'on définisse celui-ci positivement, et donc négativement. Le peuple, ce sont les braves gens, ceux qui travaillent dur, les pêcheurs et les métallos, à l'exclusion de ceux qui trahissent les intérêts fondamentaux du pays et des travailleurs (on retrouve ici la matrice conservatrice, qui exclut les révolutionnaires, et, à l'opposé la matrice marxiste, qui exclut les exploiteurs). La même structure d'exclusion se retrouve chez les populistes américains réformistes du XIXe, chez un Le Pen ou un Haider. Mais le rejet peut être encore plus manifeste et s'imprégner de xénophobie ou de racisme : c'est le national contre l'étranger, voire l'habitant du Nord contre les paresseux du Sud (Ligue lombarde). S'il y a un point commun entre tous les populismes, c'est bien le rejet de l'immigré venu pour profiter de l'Etat-providence alors même qu'il n'est pas et ne peut faire partie du peuple. Le radicalisme verbal est une autre caractéristique du populisme, au moins tant que celui-ci demeure dans l'opposition. Le succès des populistes tient en partie à cette capacité de dénonciation, d'expression des non-dits, y compris de ceux qui sont indicibles. Le populisme c'est le « Il n'y a qu'à... » comme slogan, comme programme, comme porte- drapeau. Le populisme, c'est le Café du commerce porté à la télévision et d'autant plus adapté au temps que les écrans ont réduit le débat politique à des talk-shows (avec, si possible, comme en Italie, des présentatrices dénudées pour attirer le chaland). L'hostilité à tout ce qui dans le système démocratique peut faire écran entre le peuple et ceux qui sont censés l'incarner au pouvoir est un autre dénominateur commun. Les populistes n'aiment ni les banques centrales, ni les juges, ni les autorités indépendantes, ni l'Europe, ni la globalisation, qui constituent autant d'obstacles à l'expression du « vrai » peuple. Ils n'aiment pas non plus les syndicats ou les partis, même s'ils tâchent parfois de les pénétrer ou s'ils cherchent à construire des instruments analogues sous le nom de « ligue », « mouvement », etc. Bien entendu, c'est le leader qui prétend exprimer et se faire le porte-parole des aspirations populaires rejetées par les élites, l'« establishment ». Certains y verront des similitudes avec le fascisme, mais il est probablement plus utile de se référer aux tendances à la personnalisation du pouvoir que favorise l'évolution de la politique contemporaine et des médias. Le populisme n'est ni une idéologie, ni un programme ni un parti. C'est une dégénérescence de nos systèmes démocratiques dont il est à la fois l'effet et la cause. Il naît lorsque le décalage entre l'offre politique et la demande populaire devient trop grand, lorsque les élites se révèlent incapables de prendre à bras-le-corps les problèmes qu'exprime la société, lorsque les frustrations démocratiques deviennent trop fortes. La courroie de la représentation politique ne fonctionne plus ou fonctionne mal. Pour ne prendre que l'exemple français, interrogeons-nous : où sont les députés ouvriers ou des classes populaires ? Où sont les députés beurs, noirs, asiatiques ? Les femmes ? Combien de bataillons ? Les jeunes ? Où sont-ils dans nos institutions ? Tout cela ne fait pas le populisme, mais les signes de crise sont là. Ces décalages sont d'autant plus sérieux qu'ils dissimulent des transformations économiques et sociales en profondeur. Les 4 % obtenus par le Parti communiste ou le vote ouvrier pour Le Pen témoignent du séisme social qui s'est produit au-delà de l'écume des élections. Mais, bien entendu, les populismes exacerbent les difficultés des systèmes démocratiques. Leurs programmes sont inapplicables, et ils ne peuvent gouverner qu'en oubliant la plupart de leurs promesses. Certaines de leurs propositions sont normalement inacceptables et leur enfermement nationaliste et xénophobe absurde. Toutefois, la question ne peut être traitée ni par le mépris ni par le rejet pur et simple. En dépit de toutes les erreurs ou horreurs que le populisme peut véhiculer, il est d'abord un signe de détresse : détresse des hommes et des femmes sans voix, détresse des institutions qui ne sont plus à même de remplir leur mission. L'Europe, sauf à quelques reprises (Mouvement de l'Uomo qualunque en Italie, Mouvement Poujade en France), a été, contrairement aux Etats-Unis, relativement épargnée par le populisme jusqu'à ces dernières années. Mais parce qu'elle a connu pire : la captation du peuple au profit des idéologies fascistes, nazies ou communistes. Le populisme n'est pas mortel pourvu qu'on évite son accouplement monstrueux avec une idéologie d'exclusion et qu'on en tire rapidement les leçons. Nos systèmes démocratiques sont de plus en plus inadaptés aux défis du monde contemporain, et il est urgent de les réformer pour éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain. Les démocraties ont la fièvre. Il est urgent de prendre en compte le malaise. YVES MENY, PRESIDENT DE L'INSTITUT UNIVERSITAIRE EUROPEEN (FLORENCE) Le Monde du 20 mai 2002

« les exploiteurs).

La même structure d'exclusion se retrouve chez les populistes américains réformistes du XIXe, chez un Le Penou un Haider.

Mais le rejet peut être encore plus manifeste et s'imprégner de xénophobie ou de racisme : c'est le national contrel'étranger, voire l'habitant du Nord contre les paresseux du Sud (Ligue lombarde).

S'il y a un point commun entre tous lespopulismes, c'est bien le rejet de l'immigré venu pour profiter de l'Etat-providence alors même qu'il n'est pas et ne peut fairepartie du peuple. Le radicalisme verbal est une autre caractéristique du populisme, au moins tant que celui-ci demeure dans l'opposition.

Lesuccès des populistes tient en partie à cette capacité de dénonciation, d'expression des non-dits, y compris de ceux qui sontindicibles.

Le populisme c'est le « Il n'y a qu'à...

» comme slogan, comme programme, comme porte- drapeau.

Le populisme,c'est le Café du commerce porté à la télévision et d'autant plus adapté au temps que les écrans ont réduit le débat politique à destalk-shows (avec, si possible, comme en Italie, des présentatrices dénudées pour attirer le chaland). L'hostilité à tout ce qui dans le système démocratique peut faire écran entre le peuple et ceux qui sont censés l'incarner aupouvoir est un autre dénominateur commun.

Les populistes n'aiment ni les banques centrales, ni les juges, ni les autoritésindépendantes, ni l'Europe, ni la globalisation, qui constituent autant d'obstacles à l'expression du « vrai » peuple.

Ils n'aiment pasnon plus les syndicats ou les partis, même s'ils tâchent parfois de les pénétrer ou s'ils cherchent à construire des instrumentsanalogues sous le nom de « ligue », « mouvement », etc.

Bien entendu, c'est le leader qui prétend exprimer et se faire le porte-parole des aspirations populaires rejetées par les élites, l'« establishment ».

Certains y verront des similitudes avec le fascisme,mais il est probablement plus utile de se référer aux tendances à la personnalisation du pouvoir que favorise l'évolution de lapolitique contemporaine et des médias. Le populisme n'est ni une idéologie, ni un programme ni un parti.

C'est une dégénérescence de nos systèmes démocratiquesdont il est à la fois l'effet et la cause.

Il naît lorsque le décalage entre l'offre politique et la demande populaire devient trop grand,lorsque les élites se révèlent incapables de prendre à bras-le-corps les problèmes qu'exprime la société, lorsque les frustrationsdémocratiques deviennent trop fortes.

La courroie de la représentation politique ne fonctionne plus ou fonctionne mal.

Pour neprendre que l'exemple français, interrogeons-nous : où sont les députés ouvriers ou des classes populaires ? Où sont les députésbeurs, noirs, asiatiques ? Les femmes ? Combien de bataillons ? Les jeunes ? Où sont-ils dans nos institutions ? Tout cela ne fait pas le populisme, mais les signes de crise sont là.

Ces décalages sont d'autant plus sérieux qu'ils dissimulentdes transformations économiques et sociales en profondeur.

Les 4 % obtenus par le Parti communiste ou le vote ouvrier pour LePen témoignent du séisme social qui s'est produit au-delà de l'écume des élections. Mais, bien entendu, les populismes exacerbent les difficultés des systèmes démocratiques.

Leurs programmes sontinapplicables, et ils ne peuvent gouverner qu'en oubliant la plupart de leurs promesses.

Certaines de leurs propositions sontnormalement inacceptables et leur enfermement nationaliste et xénophobe absurde. Toutefois, la question ne peut être traitée ni par le mépris ni par le rejet pur et simple.

En dépit de toutes les erreurs ou horreursque le populisme peut véhiculer, il est d'abord un signe de détresse : détresse des hommes et des femmes sans voix, détresse desinstitutions qui ne sont plus à même de remplir leur mission.

L'Europe, sauf à quelques reprises (Mouvement de l'Uomoqualunque en Italie, Mouvement Poujade en France), a été, contrairement aux Etats-Unis, relativement épargnée par le populismejusqu'à ces dernières années.

Mais parce qu'elle a connu pire : la captation du peuple au profit des idéologies fascistes, nazies oucommunistes.

Le populisme n'est pas mortel pourvu qu'on évite son accouplement monstrueux avec une idéologie d'exclusion etqu'on en tire rapidement les leçons.

Nos systèmes démocratiques sont de plus en plus inadaptés aux défis du mondecontemporain, et il est urgent de les réformer pour éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain.

Les démocraties ont la fièvre.

Il esturgent de prendre en compte le malaise. YVES MENY, PRESIDENT DE L'INSTITUT UNIVERSITAIRE EUROPEEN (FLORENCE) Le Monde du 20 mai 2002 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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